Thirteen years after the release of System Shock 2 failure has become something of a dividing line between the hardcore and non-hardcore gamer. "Failure can be fun," Levine said. "That's an old-school notion. The average gamer stops playing when they fail. The hardcore gamer says 'That's it, I'm gonna show this game who's boss'".

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Donc en fait d'après Levine, le joueur lambda arrête de jouer quand il perd et le joueur hardcore dit "j'en ai marre, je vais montrer à ce jeu qui c'est le patron". Ça me semble le reflet d'une vision extrêmement limitée du challenge dans un jeu vidéo, surtout de la part d'un monsieur qui a autant de prétentions narratives dans ses productions.

Je pense pas que ce soit le seul, je pense que les développeurs sont beaucoup à ne pas voir le potentiel de la partie challenge d'un jeu et son importance primordiale pour l'intégrité de la narration. Le challenge c'est ce qu'on demande au joueur pour battre le jeu. Il y a la nature de ce qu'on lui demande et il y a la façon dont on attend qu'il le fasse ; si la cohérence de ces deux points par rapport à ce que veut nous raconter le jeu dans ses cinématiques et ses dialogues est négligée, c'est foutu : ça ne marchera pas.

Je vais donner un exemple de chacun de ces points pour qu'on soit bien d'accord sur ce dont on parle. La nature de ce qu'on demande au joueur, c'est son objectif concret dans un niveau. Par exemple, dans Uncharted 3, dans bien des niveaux l'objectif ça va être de massacrer vingt ou trente types dans une arène fermée. C'est ce que le joueur doit faire. Est-ce que cette ligne de script : "Nathan Drake tue avec des armes à feu, des explosifs et mains nues trente êtres humains dans une arène et survit", est cohérente avec les lignes de script des cinématiques, les dialogues entre les personnages ? Première question à se poser.

La deuxième question à se poser c'est le comment on attend que le joueur remplisse son objectif. Il s'agit que les compétences qu'on lui demande, dit autrement ce qu'on lui demande de mettre en oeuvre, soit "le plus possible" en phase avec ce qu'est censé mettre en oeuvre le héros dans le script. Je mets "le plus possible" entre guillemets parce que bien qu'il soit impossible de retranscrire "exactement" (autant que la forme littéraire ne peut retranscrire "exactement" les choses) ce que traverse le personnage, la forme vidéo-ludique permet d'en avoir un goût plus ou moins précis, plus ou moins évocateur, plus ou moins pertinent. C'est exactement le même problème dans un livre, comment l'écrit nous fait rentrer dans la peau et les ressentis d'un personnage.

Des exemples, on en trouve à la pelle dans le dernier Tomb Raider. L'auto-régénération : réussir une fusillade, c'est arriver à tuer tout le monde sans se faire tirer dessus ou blesser trop de fois d'affilée. Une fois blessé, il faut rester tranquille un moment pour retrouver sa capacité à encaisser de nouvelles blessures. Est-ce que c'est un "comment" cohérent dans un jeu qui met en scène une femme sans super pouvoirs et qui plus est dont chaque image (les effets vidéo type documentaire, la DA, l'univers) nous rappelle la volonté de réalisme ? Moi je crois que c'est ni plus ni moins un putain de contre-sens. L'indicateur d'objectif de l'instinct de Lara : quand on l'active, il projette une colonne lumineuse montant jusqu'au ciel sur notre destination. Est-ce que trouver son chemin par rapport à une colonne lumineuse qui monte jusqu'au ciel c'est un "comment" cohérent pour nous mettre dans la peau de Lara qui cherche à trouver son chemin ? Contre-sens, encore une fois.

En plus de devoir être cohérent, le "comment" doit être intéressant. Pousser le stick gauche pour avancer dans une séquence de marche forcée de Uncharted 3, je vois pas l'incohérence a priori. On pourrait parler de comment le mouvement est retranscrit, mais sans aller jusque-là : a priori, pas de gros problème de cohérence avec le fait de demander au joueur d'exercer une pression continue en avant sur le stick gauche pour faire avancer son personnage. Le problème, c'est qu'on s'emmerde dans une séquence comme ça. On s'emmerde comme dans un film sans suspens et sans tension. Rappelez-vous, qu'est-ce qui rend un jeu intéressant ?

Selon la fameuse phrase du game designer Sid Meier un bon jeu est « une suite de choix intéressants ». Un choix est intéressant à plusieurs conditions, il détaille cette affirmation ainsi : il ne doit pas y avoir une option clairement meilleure que les autres (sinon le choix est facile à faire), mais les options ne doivent pas être toutes également satisfaisantes (sinon le choix est ennuyeux), et le joueur doit pouvoir effectuer son choix en connaissance de cause (pour éviter l'impression de hasard ou de triche). En bref un choix c'est de la réflexion et de la prise de risque.

Et je pense qu'on peut extrapoler ce principe à des choix beaucoup plus limités dans le temps : un timing à respecter, c'est aussi du choix, parce qu'appuyer sur un bouton au dixième de seconde près, faut bien le choisir le moment !

On commencera à avoir de la narration réellement intéressante dans les jeux vidéo quand les développeurs se rendront compte que la partie jeu n'est pas à traiter à part de la partie univers et scénario, mais conjointement. Dans l'articile que j'ai mis en lien au début, Ken Levine s'attend à ce que les joueurs prennent le challenge de Bioshock Infinite uniquement comme un challenge, et pas comme un vecteur narratif. Je le déplore. C'est une vision du jeu vidéo avec laquelle ce media ne peut pas avancer sur le plan de la narration. En pensant comme ça, on est voué, amateurs de récits, à devoir ignorer ou relativiser tout ce que le jeu nous transmet par son challenge, ce qui est aberrant puisque c'est LA spécificité du jeu vidéo.

Note : lien de l'interview dont est extraite la phrase de l'image.