Il est paradoxal d'écrire sur Okami. Peut-être voyez-vous derrière cette esthétique et cet univers si bien agencés comme une profondeur
insaisissable, et avez-vous l'intuition qu'il recèle une abondance de
secrets.
Pourtant il n'y a rien de plus simple qu'Okami mais aussi de plus
difficile à saisir pour un Occidental à des lustres de la pensée
asiatique et japonaise. Nombreux sont les jeux japonais mal compris car
souvent évalués par rapport à nos propres principes.
Je profite qu'Okami soit non seulement un jeu purement nippon mais qu'aussi, contrairement à ses semblables, il ne se travestit pas d'une
façade exotique en piochant par-ci par-là des symboles et des mythes
occidentaux.
Okami c'est l'histoire du pays du Soleil Levant.

Le temps des légendes

 Okami est un jeu qui a suscité l'intérêt de plus d'un, véritable
explosion de couleurs et agrémenté d'un style graphique propre aux
estampes japonaises. Il est accompagné de musiques aux sonorités
traditionnelles et d'un gameplay comportant une petite originalité : le
pinceau céleste, instrument divin de création.
Mais ce qui rend particulier Okami est avant tout cet univers
mythique dont il est difficile de définir l'époque. Dans le Japon
ancien, le présent, le futur et le passé n'étaient pas déterminés par
des dates mais suivaient plutôt le fil des saisons et les cycles
perpétuels du soleil et de la lune. Vous remarquerez que dans Okami, il
n'y a pas de dates. On se donne rendez-vous à la pleine lune, on parle
d'une légende qui s'est déroulée il y a 100 ans, les mythes refont
surface et se font écho.

C'est un temps figé, naturel, où les légendes se côtoient. Découvrir Okami c'est aussi voir défiler sous ses yeux une illustration
du Shintô. Si vous ouvrez votre petit dictionnaire loin d'être
infaillible, il vous dira que c'est la religion indigène du Nippon. What else ?
L'étiqueter ainsi c'est l'apparenter à notre représentation et à
notre définition de la religion alors que leur croyance est très
différente. Elle n'a pas de dogme, de réel précepte ni même de
personnification... Elle est comme invisible et pourtant depuis des
temps immémoriaux, les japonais perçoivent l'imperceptible.

Elle se
ressent plus qu'elle ne s'explique, mais histoire de vous donner une
description, je dirais que le Shintô s'apparente à une très forte
intuition, comme quoi chaque phénomène est la manifestation d'une force, d'un esprit.
Tout ce qui s'entoure d'une aura de mystère, de crainte et de
respect est susceptible de contenir un Kami. Cela englobe tout ce qui
est digne de vénération, ce peut être des entités primordiales, des
objets, un arbre, des animaux, l'amour et la parole ou encore des êtres
humains. Vous en êtes témoin dans Okami, les Kamis peuvent être liés à
des objets comme une épée ou encore à des éléments tels que la foudre et le feu.

Les Kamis eux-mêmes peuvent être perfides, lâches, bons et
compatissants. Cela aussi on le retrouve dans les cinématiques ponctuant la libération d'un Kami dont les réactions sont imprévisibles, ils
peuvent se révéler être de fiers guerriers ou bien de véritable
glandeurs.
Comme vous pouvez le voir, ça n'a pas grand chose à voir avec
notre héritage religieux. Aussi, on compare souvent le Shintô aux mythes grecques qui ont eux aussi une grande quantité de dieux. Mais là
encore, s'il y a effectivement des ressemblances, ce qui fait la
particularité du Shintô ce n'est pas sa cosmogonie mais l'esprit qu'il
recèle.

Un jeu qui retrace la mythologie Shintô ?

Le Shintô est un concept qui possède une myriade de Kamis et de mythes,
il existe peu de livres qui en parlent dans le pays du Camembert.
Pourtant les légendes ne vous seront pas forcément inconnues pour peu
que vous lisiez des mangas. Beaucoup de personnages, de noms et de
techniques en sont directement inspirés.

Okami collectionne des allusions aux légendes que l'on retrouve
dans les deux livres de référence Shintô : le Kojiki et le Nihon
Shoki. Le rocher qui bloque l'entrée du village Kamiki par exemple
rappelle le passage où le Kami créateur Izanagi a scellé l'entrée du
monde des morts avec un rocher qui demandait la force de 1000 hommes. De même, il fût un temps où Amaterasu priva le monde de sa lumière en
s'enfermant dans une grotte et en en bouchant l'entrée avec un énorme
rocher.

Mais l'inspiration la plus flagrante est sans doute le combat
d'Orochi et Susanoo. Dans le Kojiki, le Kami Susanoo épouse Kushinada en la sauvant d'un serpent à huit têtes. Il ne le vainc pas par la force
mais par la ruse, en le soûlant avec du saké pour ensuite le tuer dans
son sommeil. Et c'est en tuant Orochi qu'il trouva la fameuse épée qu'il offrira ensuite à Amaterasu : Kusanagi, la terrifiante coupeuse d'herbe !!!

Pour en revenir au saké, ce n'est pas un simple délire des développeurs
-quoique...- d'avoir donné tant de pouvoirs et d'importance à celui-ci. Souvenez-vous, dans le jeu c'est une boisson nécessaire pour vaincre
Orochi, un élément très important pour les festivals et même un moyen
d'améliorer la défense et l'attaque d'Amaterasu.

Le saké dans Okami
recèle un pouvoir caché... sacré ! Si vous ne le saviez pas, le saké
c'est de l'alcool de riz. Vous imaginez bien que dans le Shintô qui est
aussi un vestige des préoccupations d'antan, le riz était vital pour les japonais, c'était leur nourriture principale et la légende veut que ce
soit Amaterasu elle-même qui ait offert le premier épi de la céréale. Il fût un temps où c'était le riz qui organisait toute la vie
communautaire des japonais, le calendrier ancien était indissociable de
la culture de la céréale. Okami va dans ce sens, le riz et les récoltes
sont des préoccupations essentielles. D'ailleurs lorsque Kushinada se
demande si Sunanoo va l'aider pour les prochaines récoltes, c'est aussi
synonyme de passer ensemble le reste de l'année.

Érotique n'est-ce pas ?

Si le jeu puise son inspiration dans le Shintô, il n'en est pas la
fidèle retranscription ce qui n'est pas particulièrement choquant car la majorité des japonais ne connaissent pas les mythologies. Il en existe
d'ailleurs plusieurs versions, l'absence de dogme et d'autorité
religieuse permet finalement une certaine liberté d'interprétation.
Okami, de son pinceau invisible, nous dessine une histoire
nouvelle, s'inspirant de personnages Shintô pour lesquels il crée un
rôle nouveau.

Sakuya Konohana fût la femme du premier descendant d'Amaterasu qui régna sur le Japon : Ninigi. D'une certaine manière, sa présence n'est
pas "cohérente" mais comme je vous le disais, il n'y a pas de temps dans Okami ! Les anachronismes font partie du paysage et cela ne trahit en
rien l'esprit du jeu. 

Sa présence dans Okami se justifie, à mon sens, par le fait qu'elle soit très importante pour les japonais. En mettant le feu à sa hutte pour
montrer à son mari suspicieux et jaloux la pureté de ses intentions,
elle devient pour eux le reflet d'une volonté sans faille. Et surtout
car elle inspire la beauté du cerisier en fleur, la feuille de Sakura
qui flotte au gré du vent est une image très connue au Japon . Une
véritable allégorie de la fragilité éphémère de la vie mais aussi de sa
beauté inégalée. 

La légende d'Izanagi est aussi
une couleur
dans la toile vivante qu'est Okami.
Pourtant, il nuance le rôle créateur d'Izanagi et Izanami
au profit de la chaleureuse Amaterasu.
Kami du Soleil aux qualités infinies.

Si dans le jeu, Izanagi est le héros légendaire ayant vaincu
Orochi et l'époux d'Izanami, nos deux tourtereaux sont en fait le couple créateur ayant façonné le Japon. De même Susanoo ainsi qu'Amaterasu et
Tsukiyumi sont des Kamis nés de la purification d'Izanagi après que
celui-ci fût confronté à la souillure du monde des morts. Si on suit le
Kojiki, Izanagi et Susanoo ont préparé le terrain pour que la
descendance d'Amaterasu puisse régner sur la Terre. On pourrait même
avancer qu'Amaterasu a comme une appréhension envers le monde terrestre
car elle règne sur le monde céleste. Une volonté de protéger la pureté
du ciel de la souillure de la terre. Et malgré toutes les qualités dont
Amaterasu est pourvue, c'est finalement Susanoo -pourtant impétueux et
loin d'être un ange- qui a permis que les dieux célestes s'occupent du
monde incomplet et sauvage qu'était la Terre.
Je vous le précise pour que vous soyez témoins du fait que les
oppositions sont bien moins marquées dans le Nippon, mais aussi pour
vous montrer à quel point Okami s'écarte des mythes "officiels" pour
nous magnifier Amaterasu.

Amaterasu et le loup, mais qui est Okami ?

Okami est le mot pour désigner le « loup » en japonais, et Kami est ce
que l'on traduit en Occident par Dieu. Okami est un jeu de mot mais
aussi, et il ne faut pas l'oublier, la marque d'une entité nouvelle.
Celle du loup Shiranui et de la déesse Amaterasu réincarnée en lui.

Comme je vous disais plus haut, Amaterasu est née d'Izanagi et
cela implique une bien belle différence avec notre Ama d'Okami. Celle
que nous incarnons semble être à l'origine de tout, du monde et des
êtres vivants. On le vit constamment puisque nous revitalisons la Terre
et que chaque Kami nous voue un grand respect en nous désignant comme la mère de tous les Kamis et du monde.
Ce n'est pas si surprenant, Amaterasu est le Kami le plus vénéré
du Japon, beaucoup l'ont comparé à un Dieu monothéiste. Cette
sublimation d'Amaterasu est finalement le simple reflet d'une gratitude
et d'un respect profond envers notre Soleil. L'astre brillant qui se
lève chaque jour pour offrir sa chaude lumière sans laquelle la vie
serait impossible.

Arrêtez de lire ce dossier et ouvrez votre fenêtre,
le truc jaune vous fait l'effet d'une rediffusion d'un mauvais épisode
de Stargate ? Je l'avais prévu ! Si cette explication ne vous suffit
pas, il y en a bien une autre à laquelle je pense ! Le Kami du Soleil
est tellement prisé que nombreuses théories sur Ama ont vu le jour.
L'une d'entre elles la suppose être à l'origine de tout, précédant le couple créateur Izanagi et Izanami.
Il faut savoir qu'avant même que le couple naisse du néant,
d'autres Kamis cachés et primordiaux sont apparus. Et qu'avant eux, le
Kami Musubi est né !

En fait le Kami Musubi est souvent assimilé à Amaterasu... qui
est-il ? Un Kami qui est l'esprit de la naissance et du devenir. La
puissance de création et d'harmonisation, alliant le principe féminin et masculin mais aussi du soleil et de la lune. Si Amaterasu
n'y correspond pas forcement, il en est autre chose de l'entité Okami.

Amaterasu est bien une femelle et un Kami, et il ne faut pas perdre de
vue qu'il y a une différence entre la manifestation et l'esprit qui est
présent dans cette manifestation. Autrement dit un esprit féminin peut
être dans le corps d'une entité masculine, ici Shiranui. C'est ainsi que je vois en Okami une entité possédant les caractéristiques propres à
Musubi-Kami, ce qui me permet encore plus d'appuyer cette
interprétation est le fait qu'Okami soit tout simplement asexué.
Peut-être que ce mot s'apparente dans votre esprit à la stérilité, mais
ce serait totalement contraire à notre incessant enfantement au cours du jeu. Je m'explique, lorsque Izanagi et Izanami ont tous deux décidé de
peupler la Terre, ils ont examiné leurs corps respectifs.

Chacun a alors remarqué une certaine "imperfection", Izanami avoua à Izanagi qu'elle avait comme un manque et celui-ci lui confessa qu'il
avait au contraire un excès. Inutile de vous faire un dessin !
Nos deux Kamis ont trouvé alors judicieux de s'accommoder de leurs défauts pour procréer. Ainsi les organes sexuels sont vus comme de
trop, nous ne sommes pas parfaits car nous dépendons d'autrui pour
donner la vie. L'asexualité d'Okami prend ainsi tout son sens, elle/il
possède les attributs d'Ama et ceux du loup Shiranui, Okami est
parfait(e) !

Et tout le reste, c'est pour faire pot de fleur ?

Les références sont innombrables, je me suis appuyé simplement sur les
éléments relevant du Shintô mais il y a des références littéraires, les
Yokais, des personnages typiques du folklore japonais et bien d'autres.
Je ne vais pas vous faire une liste exhaustive ni même une analyse poussée de toutes les références car elles sont infinies et dépassent
largement mes maigres connaissances. Et puis surtout, la plus grande
partie est là avant tout pour donner vie à l'univers d'Okami, beaucoup
de choix sont simplement esthétiques. Cependant, toutes les références
sont loin d'être inutiles puisqu'elles complètent ce vaste univers
pictural.
Par exemple un Torii qui est un portail traditionnel japonais qui
marque la frontière avec le lieu sacré dans lequel se trouve le domaine
des Kamis. Vous aurez remarqué qu'avant d'atteindre l'espace sacré de
l'arbre de Konohana, vous devez traverser le Torii pour voir apparaître
le domaine sacré alors que si vous le contournez, l'entrée reste
invisible.

Un autre personnage qui assure la cohérence de l'univers d'Okami est
Issun. Il est issu d'un conte dans lequel le personnage se retrouve
effectivement dans le kimono d'une fille, il utilise son épée avec
habileté et chaque personne qui le rencontre précisera -comme il aime
s'en vanter dans Okami- qu'il est plutôt beau gosse. C'est également
dans ce conte qu'Issun obtient le maillet porte-bonheur, qui le rendra
grand et lui permettra d'aller batifoler avec la princesse.
Ainsi des détails sont l'empreinte même de l'histoire du pays.
Avez-vous remarqué ce moine bouddhiste près de l'arbre Konohana ?
Celui-ci vous dit qu'il n'a pas choisi le même chemin que nous mais
qu'il nous encourage sur "la voie des dieux" -qui est la traduction du
mot Shintô-. De même lorsque nous allons retrouver les guerriers canins
de la prêtresse de la maison Satomi, il coule en eux les huit vertus du
Confucianisme :
la piété, la fidélité, l'affection entre frères, la loyauté, le
rite, l'équité, le sens de l'honneur et l'intégrité.
Ces trois visions du monde se sont rencontrées au Japon, et
contrairement à nos religions qui ont disparu les unes après les autres, elles se sont mélangées. On ne compte plus les sectes au Japon qui sont autant de courants s'inspirant de ces trois conceptions.

Le Torii, portail lourd de sens dans le Japon traditionnel C'est ce qui explique le fait que le Shintô existe encore, il n'a pas
été évincé par les deux autres principales conceptions que sont le
Bouddhisme et le Confucianisme. Le Japon est donc syncrétique et c'est
selon le contexte que l'on se tourne vers telle ou telle croyance. Par
exemple on se réfère au Shintô pour le mariage et au Bouddhisme pour les funérailles. Des traces de ces croyances sont omniprésentes dans Okami, par exemple le boss final est Yama : le juge de ce que l'on peut
apparenter à l'Enfer chez les bouddhistes.

L'apport des trois courants de pensée fût décrit en une métaphore
qui, je pense, parlera à tout joueur d'Okami et vous résumera bien
l'esprit dans lequel ces croyances sont intégrées au Nippon : "Si le Shintô est le tronc solide qui forme
l'arbre du cerisier, le Bouddhisme en est ses branches et le
Confucianisme le fruit de ses bourgeons".

Voilà pour la première partie de ce dossier, j'ai essayé de vous donner
des pistes pour étoffer la cosmogonie japonaise, cependant expliquer le
Japon c'est un peu disserter sur une civilisation qui se passe elle-même d'explications. Difficile aussi de juger une civilisation dont la
culture s'est perpétuée jusqu'à nos jours et dont les traditions
continuent d'influencer les mœurs tout en côtoyant la modernité. Ainsi
leurs intentions et leurs mécanismes sont difficilement comparables aux
nôtres.

J'en viens au plus important, le rêve ! La seconde partie sera
plus portée sur l'affectif.

« Si j'avais su que c'était un
rêve Je ne me serais certes pas réveillée ». Ono no Komachide Bokurano, rédacteur à Sociopads