O grand astre ! que serait ton bonheur si tu n'avais ceux que tu éclaires ? (Prologue)
(...)
Mais la beauté parle à voix basse ; elle ne pénètre que dans les âmes les plus éveillées. ("Des vertueux") 

 

 Journey n'est pas seulement un jeu magnifique sur un plan esthétique, il est aussi une matière à penser bien plus riche qu'il n'y paraît au premier abord. Tout comme 2001 : L'odyssée de l'espace, plus j'y joue, plus je cogite. Et ce n'est pourtant qu'après l'avoir terminé six fois en trois jours que l'idée de mettre à plat certains points m'a paru évidente.
Le lien avec 2001, derrière des allusions purement graphiques, me paraît flagrant, et il porte un nom : Zarathoustra.
Cette œœuvre majeure, qu'il serait improbable de dissocier de 2001 tant les deux sont liés, contient un matériel qui m'a sauté aux yeux dans Journey. Et comme le fait si bien Nietzsche, cachée derrière chacune de ces représentations à l'apparence limpide, c'est la métaphore qui leur en donne tout leur sens.

Certains penseront probablement que j'en fais trop, d'autres au contraire y trouveront leur compte... au-delà de ces considérations qui tiennent du jugement personnel, je tiens à souligner le fait que dans ces quelques lignes, rien n'est à prendre sous le sens de la vérité. Tout ça n'est né que de mes interprétations, je ne prétends absolument pas maîtriser le sujet. Et d'ailleurs, si vous pensez que je dis des bêtises, n'hésitez surtout pas à m'en faire part en commentaire !

 (Les bannières sont bien entendu cliquables et donnent accès aux images entières)

 


Premier élément de comparaison dont l'évidence me pousse à ne pas m'y attarder : dans Ainsi parlait Zarathoustra, il est question d'un périple, dans tous les sens du terme : les voyages d'un Homme et le cheminement de sa pensée.
Aussi, la solitude face à laquelle il est confronté. S'il est des moments purement contemplatifs, le joueur, seul avec lui-même, est néanmoins perpétuellement amené à réfléchir, à se poser des questions ; le jeu lui laisse tout le temps pour ça. Et qu'il joue en solo ou accompagné, d'une certaine façon il se sent toujours seul face à ce monde étrange.

 

Les 3 métamorphoses de l'esprit

 Je vais vous dire les trois métamorphoses de l'esprit : comment l'esprit se change en chameau, le chameau en lion, et le lion en enfant, pour finir. ("Des trois métamorphoses")

Si l'on voulait scinder le jeu en trois parties, il ne serait pas absurde de s'appuyer sur ce concept :

 

Le chameau

Il y a bien des choses qui semblent pesantes à l'esprit, à l'esprit robuste et patient, et tout imbu de respect ; sa force réclame de lourds fardeaux, les plus lourds qui soient au monde.
«Qu'y a-t-il de lourd à porter ? » dit l'esprit devenu bête de somme, et il s'agenouille, tel le chameau qui demande à être bien chargé.
«Quelle est la tâche la plus lourde, ô héros, demande l'esprit devenu bête de somme, que je l'assume, afin de jouir de ma force.
(...)
Serait-ce d'abandonner une cause triomphante ? De gravir de hautes montagnes afin de tenter le Tentateur ?
(...)
Ou encore d'aimer ceux qui nous méprisent et de tendre la main au fantôme qui cherche à nous effrayer ? »
Mais l'esprit docile prend sur lui tous ces lourds fardeaux ; pareil au chameau chargé qui se hâte de gagner le désert, il se hâte lui aussi de gagner son désert. ("Des trois métamorphoses")

 

Quand le périple commence, notre personnage est agenouillé en plein milieu du désert. Si la montagne lui permet d'avoir déjà un point de repère, il porte néanmoins déjà le poids de la solitude et le questionnement existentiel du joueur : «Où suis-je ? Que fais-je ? Dans quel état j'erre ? »
En parcourant les premiers décors, tel le chameau nitzschéen, le joueur ne moufte pas. Il ressent la difficulté qu'a son personnage à lutter contre le sable, mais à aucun moment il ne s'en plaint. Et non content de supporter la souffrance (supposée) de son avatar, il prend même un certain plaisir à l'y voir s'y démener.

 

Le lion

Et là, dans cette solitude extrême, se produit la deuxième métamorphose : l'esprit devient lion. Il entend conquérir sa liberté et être le roi de son propre désert.
Il se cherche un dernier maître ; il sera l'ennemi de ce dernier maître et de son dernier Dieu ; il veut se mesurer avec le grand dragon, et le vaincre.
Quel est ce grand dragon que l'esprit refuse désormais d'appeler son seigneur et son Dieu ? Le nom du grand dragon, c'est «Tu-dois». Mais l'âme du lion dit : «Je veux ! »
«Tu-dois» lui barre la route, tout brillant d'or, couvert d'écailles, et sur chacune de ces écailles brillent en lettres d'or ces mots : «Tu dois».
Des valeurs millénaires brillent sur ces écailles, et ainsi parle le plus puissant de tous les dragons : «Toutes les valeurs des choses étincellent sur mon corps.
Toutes les valeurs ont été créées dans le passé, et la somme de toutes les valeurs créées, c'est moi.» En vérité, il ne devra plus y avoir de "«je veux»... Ainsi parle le dragon.
Mes frères, à quoi sert d'avoir ce lion dans l'esprit ? Pourquoi ne suffit-il point de l'animal patient, résigné et respectueux ?
Créer des valeurs nouvelles, le lion lui-même n'y est pas encore apte ; mais s'affranchir afin de devenir apte à créer des valeurs nouvelles, voilà ce que peut la force du lion.
Pour conquérir sa propre liberté et le droit sacré de dire non, même au devoir, pour cela, mes frères, il faut être lion. ("Des trois métamorphoses")

 

Une fois les passages de glisse arpentés, notre personnage se retrouve sous terre. L'ambiance y est plus sombre, et pour faire une allusion grossière au félin, on pourrait dire que c'est à ce moment-là que les poils du joueur commencent à se hérisser.
C'est effectivement dans ce décor que l'on croise le premier "ennemi" du jeu : un dragon. Celui-ci n'attend pas pour se faire bien comprendre : à la manière de la citation ci-dessus, il s'impose rapidement au niveau du gameplay en «Tu-dois (...éviter mon halo de lumière)».
Bien qu'il puisse très bien se laisser prendre, le joueur ne se donne pas le choix ; par le biais de sa manette il dit non et s'affirme en «Je veux».
Graphiquement, le lien avec la description du Zarathoustra est aussi flagrante : en étant plus pragmatique, il est tout à fait possible d'imaginer que dans l'univers de Journey, ce dragon soit une relique vivante faisant allusion au passif de l'univers. Et de la même façon, on peut tout aussi bien penser qu'il peut avoir un rôle de gardien ayant pour tâche de préserver l'intégrité des lieux, ou d'une manière plus générale et métaphorique des valeurs acquises par d'éventuels ancêtres.

 


La fin de la zone se termine par une glissade au bout de laquelle le joueur fonce se protéger derrière un rideau de lumière, poursuivi par lesdits dragons. Il agit là à la manière d'un enfant qui se cacherait derrière les juppes de sa mère pour se protéger.
L'évidence me permet de faire une transition simple et limpide sur la troisième métamorphose.

 

L'enfant

(...) l'enfant est innocence et oubli, commencement nouveau (...) ; c'est son propre vouloir que veut à présent l'esprit ; qui a perdu le monde, il conquiert son propre monde. ("Des trois métamorphoses")

 

La fin du jeu, contrairement à ce qu'ont tendance à expliquer les développeurs, ce n'est pas pour moi une allégorie de la mort, mais plutôt la naissance d'un être nouveau : le Surhumain (voir plus bas le paragraphe sur le sujet).
Quoi de mieux d'ailleurs pour symboliser l'enfant que l'image du trio qu'il forme avec ses parents ? C'est exactement l'image qui nous est donnée tant à la fin qu'au début : les trois tombes sur la dune, deux grandes et une petite.
L'enfant est en même temps point de départ et point de finalité. Il est la troisième métamorphose et pose accessoirement l'idée de renaissance induite par l'accession au Surhumain. 

 

Le funambule


«L'Homme est une corde tendue entre la bête et le Surhumain -une corde au-dessus d'un abîme.
Danger de franchir l'abîme - danger de suivre cette route - danger de regarder en arrière - danger d'être saisi d'effroi et de s'arrêter court !
La grandeur de l'Homme, c'est qu'il est un pont et non un terme ; ce qu'on peut aimer chez l'Homme, c'est qu'il est transition et non perdition. (...) » (Prologue)

 

Au début du jeu, de la même manière qu'au début du Zarathoustra, on retrouve le concept du funambule. A la différence que, contrairement au livre, ici c'est nous qui l'incarnons directement. Nous n'en sommes pas spectacteur, mais acteur : nous partons de la bête de somme dans le désert et nous avançons vers la quête du Surhumain.
Et dans cette volonté de puissance, il nous est demandé de construire nous-même ce pont qui peut également schématiser les différentes étapes que l'on doit franchir dans son existence.

 

Le compagnon


«C'est de compagnons vivants que j'ai besoin, de compagnons qui me suivront parce qu'ils voudront me suivre, et me suivre où je veux.» (Prologue)
(...)
Le tiers est le flotteur qui permet au dialogue des deux de ne pas sombrer aux abîmes. ("De l'ami")

 

Les joueurs rencontrés au fil du jeu sont à l'image du compagnon zarathoustréen : ils sont temporaires, jouent le rôle de tiers en apportant une valeur ajoutée, et sont d'une compagnie agréable même s'ils ne brisent pas le sentiment de solitude du joueur pour autant.
Et quand le compagnon revêt la robe blanche (voir plus bas "Transcendance et Surhumain"), il se met instinctivement en position de guide. En d'autres termes, si la communication dans le jeu ne permet pas de faire des discours litaniques, il se retrouve quand-même d'une certaine façon dans un rôle de messager, à l'image de Zarathoustra.

 

La volonté de puissance


J'aime ceux qui ne savent vivre qu'à condition de périr, car en périssant ils se dépassent. (Prologue)

 

Journey, ou le périple d'un obstiné cherchant à transcender la vie dans un monde où beauté rime avec hostilité.
Durant toute l'aventure, on sent continuellement la souffrance du personnage. Et sa difficulté à avancer va toujours de pair avec la hargne avec laquelle il se débat.
Il lutte contre le sable le long des dunes, il lutte pour sa survie face aux dragons, il lutte contre le froid.
Jusqu'à en mourir, d'épuisement.
Et jamais il n'abandonne tant qu'il n'a pas atteint son but, périr pour se dépasser : accéder au Surhumain.

 

Transcendance et Surhumain


«L'Homme n'existe que pour être dépassé.
(...)
Où est l'éclair qui vous lèchera de sa flamme ? Où est la folie contre laquelle il faudra vous faire inoculer ?
Voici, je vous enseigne le Surhumain. Il est cet éclair, il est cette folie.»  (Prologue)

 

Durant le dernier passage du jeu, l'allégorie de la transcendance est un peu grossière, mais elle n'en n'est pas moins judicieuse.
On s'envole littéralement vers les cieux, et dans un accès irréfréné de puissance on part totalement en couille à mesure que l'on approche de son but. Le joueur se sent lui-même littéralement transcendé par la beauté à laquelle il fait face ; s'il serait exagéré de parler d'état de transe, l'idée est tout de même présente. On est pris non seulement par l'émotion, mais aussi par le soulagement qui fait suite à l'impression d'avoir vécu un vrai périple.
Et c'est là, à l'orée du dénouement, que le point G de l'aventure se situe : quand on dépasse la dernière porte (ces portes sont d'ailleurs graphiquement similaires aux piliers des temples japonais), on accède littéralement au Surhumain. Ce n'est là plus seulement le joueur qui est transcendé, mais le personnage qui l'est à son tour.
On devient d'un blanc parfaitement pur, notre énergie n'a désormais plus de limites, on EST le Surhumain.
Ce passage est un apogée extrême du concept nitzschéen. L'idée même du Surhumain, c'est qu'on ne vit que pour l'atteindre alors qu'il est par essence inaccessible.

Par ailleurs, notons l'existence d'un trophée "Transcendance", qui apparaît une fois collectés tous les symboles disséminés tout au long du jeu.
A ce moment-là, quand on retourne dans la zone de sélection du niveau, nous avons la possibilité de changer de costume : on peut alors choisir de revêtir le Surhumain en se parant du costume blanc à volonté. Enfin, en réalité ce n'est qu'un "demi-Surhumain" : on n'a pas l'énergie infinie, mais dans l'idée c'en revient à peu près au même.
Notons également qu'une fois ledit costume enfilé, le funambule n'a plus besoin de sa corde pour traverser le niveau. A ce moment-là on peut se dire que l'Homme s'efface : n'existent plus que la bête et le Surhumain. 

Mais dans Journey, non seulement on franchit ce point, mais on va plus loin encore : nous est donnée la possibilité de vivre l'Eternel retour. 

 

L'éternel retour


«O Zarathoustra, roc de sagesse,  pierre lancée d'une fronde, fracasseur d'étoiles ! C'est toi-même que tu as projeté bien haut, mais toute pierre lancée finit par retomber.
(...)
Etait-ce cela, la vie ? Soit ! Recommençons.» ("De la vision et de l'énigme")

 

La fin de Journey a ça de particulier : le générique nous renvoie directement au début de l'aventure par le biais de cette étincelle de vie qui traverse tous les lieux parcourus en sens inverse. Et hop, l'écran-titre apparaît à nouveau et le joueur est incité à recommencer directement.
Et chaque fois, par la volonté de découvrir ce qu'il n'a pas trouvé auparavant, il est amené à se surpasser.

 

 

2001 : l'odyssée de l'espace, éléments complémentaires

L'outil

Le point de départ de l'aventure, dans Journey comme dans 2001, c'est la découverte de l'outil. Sans cet élément substantifique, la narration ne peut simplement pas démarrer.

La verticalité

2001 : L'odyssée de l'espace est un film qui met notamment en exergue la verticalité.
Cette verticalité, on la retrouve dans Journey dès les premiers instants du jeu : l'étincelle de vie coupe le plan verticalement dans un sens, puis dans l'autre.
La montagne que l'on s'évertue à rejoindre, ensuite. Elle est creusée en son milieu d'une lumière purement verticale. Et quand on arrive sur la première cime, le titre du jeu apparaît sur un alignement vertical.
D'ailleurs, mis à part les glissades, le jeu se situe toujours dans une ascension.
L'omniprésence des astres au fil de l'aventure conforte aussi cette comparaison.

Le passage sur Jupiter

 Dans la cinématique du début, un des premiers plans est un travelling frontal parcourant un désert épuré. On retrouve une image similaire dans le film, au moment du passage sur Jupiter.
En fait, ce n'est pas la simple comparaison picturale qui me fait dire ça. C'est aussi l'idée que, dans le jeu comme dans le film, ça correspond à une (re)naissance : l'accession au Surhumain, l'Eternel retour, on les retrouve aussi ici.

Le monolithe

 A la fin du jeu, au moment précis où l'on entre dans le dernier passage avant le dénouement, apparaîssent devant nous les dessous d'une montagne prise dans les nuages. Comment ne pas penser au monolithe de 2001 devant cette masse sombre et rectiligne ?
L'idée est confortée par le fait qu'à cet endroit-là, on ne fait que monter : ça correspond dans l'image avec l'idée de progrès représentée par le monolithe. 

 

 

Si ce billet ne passe pas complètement inaperçu, j'en ferai probablement un autre dans lequel j'expliquerai de façon détaillée en quoi Journey est une parfaite allégorie de la naissance. Sinon, eh bien je me contenterai d'y penser tout seul aux toilettes !

 

- Ainsi parlait Bbalithoustra.