Aujourd'hui, la figure du cyborg n'aura jamais été plus proche de nous. Les progrès dans le domaine des prothèses de membres perdus redonnent une mobilité que l'on n'aura pas cru possible il y a quinze ans de cela. Si un bras dirigé "par la pensée" (les mouvements des muscles de l'épaule surtout) ne remplacera jamais le vrai membre, le confort gagné est néanmoins sans commune mesure avec le manque provoqué par le handicap.
 
Si le terme de "cyborg" date de 1960, la figure de l'homme fusionné avec la machine est malgré tout plus ancienne. Edgar Allan Poe, dès 1839 nous présentait dans sa nouvelle "The Man That Was Used Up" (L'homme usé), la figure inquiétante d'un général qui ne pouvait être entier que si on lui attachait toutes ses prothèses. Plus tard, au début du XXème, c'est à la France que va revenir l'insigne honneur de créer le tout premier super-héros. Le Nyctalope de Jean de la Hire possède non seulement le pouvoir de voir dans la nuit mais aussi un ccoeur artificiel faisant de lui logiquement un cyborg.
 
Au-delà de ces deux proto-cyborg, le terme de cyborg  mélange donc à la fois la cybernétique qui est l'étude des interactions entre différents systèmes, et l'organique. Le cyborg est donc un Homme qui interagit avec des systèmes extérieurs, dans ce cas précis des machines qui lui sont intégrées.
Si le fantasme de l'être artificiel créé par l'Homme est ancien, l'idée que l'Homme puisse être amélioré par les machines qu'il invente est récente et en plein essor.
Si le terme de cyborg a eu du succès il y a quelques années, on lui préfèrera désormais la notion de transhumanisme, qui englobe une réalité plus large.
Le débat devient ici sociétal et rentre rapidement dans la futurologie. Recentrons-nous donc sur le domaine de la fiction, où nous allons pouvoir constater que la figure du cyborg est plus ambivalente que celle du robot quelque soit l'endroit où l'on se trouve.
Nous allons retomber ici sur une notion intrinsèque à la science-fiction celle de scepticisme vis-à-vis de la science. Les évolutions techniques sont analysées par les auteurs et les créateurs pour le meilleur comme le pire. 
Si l'occident fait du robot à forme humaine un tabou, le cyborg est lui un humain que l'on va robotiser. Il s'ensuit logiquement une figure fictionnelle qui sera à l'image de sa base de départ: l'Homme. Et dans toute fiction qui se respecte, il y a souvent un héros et un salaud.
 
I: La figure héroïque du cyborg
 
Nous avons vu précédemment que le super-héros au Japon était souvent un robot, mais pour être plus précis il faut parler d'une alliance entre l'homme et la machine. Ainsi, même le très puissant Astro doit son salut au professeur Ochanomizu qui lui permettra d'éveiller son potentiel.
Dans la série Cyborg 009 (1964-1981) de Shotaro Ishinomori, neuf personnes sont enlevées par une organisation diabolique et cybernétisés contre leur gré afin de servir d'armée. Leur rébellion leur permettront de prendre conscience de leurs nouvelles possibilités offertes par la cybernétisation et de mener la révolte.
Le premier point à retenir dans le cadre du cyborg est que le héros cybernétisé est avant toute chose une victime. C'est un point absolument capital si vous voulez que votre cyborg devienne un héros. La chose n'est d'ailleurs pas l'apanage du Japon. Si ces derniers font de l'acquisition de super-pouvoirs par le biais de la technologie une règle, c'est aussi un motif qui existe en occident. 
Mais en occident, l'acquisition des pouvoirs d'un super-héros est extrêmement diversifiée. Qu'elle passe par la radioactivité, la génétique, ou la chimie, nombreux sont les cas de figure où un homme normal va voir sa vie bouleversée. Le premier cas occidental de vrai « cyborg » sera dans le roman Cyborg (ça ne s'invente pas) de Martin Caidin de 1972.
Cette 'histoire sera reprise dans la série "L'Homme qui valait trois milliards" et plus tard dans "Super Jaimie". Dans ces séries, on suit les aventures/missions de Steve Austin, un pilote d'essai grièvement blessé dans l'accident de son jet. Le gouvernement se chargera de le faire revivre en lui donnant un nouveau bras, des nouvelles jambes et un oeil électronique. Super Jaimie, elle, blessée dans un accident de parachute, gagnera une oreille bionique à la place.
 
 
Le héros-cyborg le devient contre son gré, il est très important de garder cette image en tête car c'est l'un des motifs de base de l'héroïsme dans les fictions actuelles. Même dans des fictions japonaises où cela ne semble pas aussi clair, le héros est aussi une victime. 
Ainsi dans des séries comme "Ghost in The Shell: Stand Alone Complex" ou "Gunnm", il est difficile de voir dans leurs héroïnes respectives des victimes. Elle sont fortes et quasi-invulnérables. Pourtant c'est bien le cas: Motoko Kusanagi de GitS: SAC est une cyborg depuis son enfance, suite à la perte de son corps dans un  crash aérien.
Pour ce qui est de Gunnnm, Gally est aussi une cyborg depuis qu'elle est petite fille. Non seulement elle a eu de nombreuses difficultés à contrôler son corps (comme le montre le tome 1 de Gunnm: Last Order), mais la cybernétisation est rendue obligatoire sur Mars (sa planète d'origine) à cause d'une maladie qui frappe durement les humains de chair et de sang (voir Addendum de Gunnm dans son édition augmentée chez Glénat).
Pour rester sur la série originelle des Gunnm, le simple fait de voir le corps décomposé de Gally trouvé dans la décharge par Ido, suffit à y voir l'image du héros qui est avant tout une victime d'un destin qu'il n'a pas choisi.
 
Le cyborg est donc un héros si il n'a pas le choix, si les circonstances l'obligent à être ce qu'il est. La cybernétique dans ce cas précis n'est pas alors vraiment vécue comme un rapport conflictuel avec la technologie, c'est la force des choses qui impose la cybernétique comme une alternative viable face à la mort, le plus souvent.
Un exemple de cette technologie neutre se retrouve avec Full Metal Alchemist, où Edward Elric se retrouve avec un bras et une jambe artificiels suite à un accident d'alchimie. D'ailleurs on note dans le manga de Hiromu Arakawa, que les automails (les prothèses mécaniques) sont montrés fièrement par leurs porteur et surtout sont des symboles de leur personnalité. Le bras modifié en lame de Edward est aussi emblématique de lui que son manteau rouge frappé du symbole de l'alchimie. Le rapport entre prothèse et personnalité du héros dédramatise largement la figure du cyborg, même si la souffrance liée à la cybernétique n'est pas occultée pour autant. Ce qui ajoute au fait que la condition de cyborg n'est pas un état naturel pour l'Homme.
 
 

On peut donc voir dans la figure du cyborg une modalité classique du super-héros, où c'est la cybernétisation qui va conditionner les faiblesses inhérentes à tout héros. Si Superman a la kryptonite, le cyborg devra craindre les soucis techniques et les membres brisés. Voire même dans le cas de Motoko, le piratage de son corps par un faux médecin...

Le cinéma avec I, Robot et Will Smith dans le rôle de Del Spooner va aussi faire revivre la figure du cyborg, où là aussi, décidément, c'est un accident qui va donner à Spooner un bras artificiel.
Pour ce qui est des jeux vidéos, c'est Adam Jensen de Deus Ex: Human Revolution qui incarne la figure du cyborg. Là encore que retrouve-t-on? Que Jensen a été "augmenté" contre son gré suite à un attentat où son corps a été brisé.
 
 
Le cyborg héros n'est au final qu'une modalité supplémentaire du héros de fiction classique, le rapport à la technologie n'y est pas vraiment problématique, car ces personnes n'ont pas eu le choix.
Elles vivent avec leur changement de corps pour le meilleur, le pire et surtout avec les responsabilités que leur donne un corps artificiel, car là encore la technologie robotique avec son métal, son carbone, ses lignes épurés ou ses enchevêtrements complexes sont toujours perçus comme supérieurs à la chair corruptible
La cybernétique sera perçue différemment quand on changera d'échelle. Si au niveau de l'individu il n'y a pas vraiment de problèmes, c'est au niveau macroscopique que vont se poser les questions et surtout les craintes vis-à-vis de la cybernétique.
 
 
II: La cybernétique ou le nouvel hubris de l'Homme.
 
L'Homme a de tout temps cherché à améliorer sa condition. Si la survie fut longtemps notre principal poste de recherche, l'amélioration progressive de notre sort nous a, petit-à-petit, permit de dépasser les problèmes les plus matériels pour nous atteler à des tâches plus philosophiques.
Et l'un des premiers constat de l'Homme fut malheureusement celui de sa propre mortalité. Le tout premier mythe écrit fut d'ailleurs celui de Gilgamesh et de sa quête pour l''immortalité après la mort de son ami Enkidu. La crainte de la mort fut explorée de toutes les manières possibles et la science-fiction ne fait pas exception. Si la science permet déjà d''allonger l''espérance de vie, alors il est tout à fait pertinent d''imaginer de toucher du doigt l''éternité en extrapolant les découvertes scientifiques.
Si la chair est en échec face au temps alors il est toujours temps de remplacer cette dernière par du métal et des membres artificiels. 
Plus que la quête de l''immortalité, la cybernétisation est aussi la recherche de l''Homme de dépasser ses propres limites. Si le robot est une figure qui transcende l''humain alors l''Homme suivra lui aussi la voie du robot pour atteindre son niveau de performance.
La cybernétique est la marque de la démesure de l''Homme, de son hubris, quitte à oublier lui-même ce qu'il est, mais posant alors cette question: Qu'est-ce qu''un Homme?
La recherche de l''immortalité par la cybernétisation se retrouve des deux cotés du Pacifique. Déjà dans Galaxy Express 999 de Leiji Matsumoto en 1977, le personnage principal, Tetsuro, évolue dans un univers où l''immortalité est possible si l''on accepte de se faire entièrement robotiser. Dans le livre Desolation Road de Ian MacDonald, une secte recherche ce qu''ils nomment "la mortification totale" qui leur permettra en troquant leurs corps contre celui d''une machine, de devenir immortels.
 
 
 
 
La série Psycho-Pass nous propose elle aussi la figure du cyborg devenu fou par présomptuosité avec Toyohise Senguji. Ce dernier par peur de mourir et visiblement par perversion a abandonné tout son corps à l''exception du cerveau pour une sorte d''immortalité. La peur que son cerveau le trahisse est combattu en pratiquant la chasse à l'Homme dans le plus pur style du Comte Zaroff. Il est en effet persuadé que c''est de cette manière qu'il va sauver son esprit. On note comment, une nouvelle fois, la quête de l''immortalité par l'abandon de son être est perçu comme une folie qui finit de nous décrocher de l''humanité et nous transforme en monstre.
Et il vient de se faire évider ici de fort belle manière. Beau symbole si il en est. L'hubris transformerai t-elle l'homme en coquille vide?

Et que dire aussi de Dragon Ball Z, où les deux cyborgs C17 et C18, font partis des ennemis les plus emblématiques de la série. Le Docteur Gero, savant fou de son état, va enlever des jumeaux pour les transformer en cyborgs contre leur gré. Cette hybridation est vécue par Toriyama comme contre-nature, faisant des autres cyborgs des êtres froids et impitoyables. A l'exception notable de C-16, robot de son état et non cyborg, qui est celui qui montre le plus d'humanité.

Dans les deux cas, cette façon de parvenir à l''immortalité est vécue comme une folie de l''Homme qui essaye de se prendre une nouvelle fois pour ce qu''il n'est pas. C'est donc véritablement le thème de l''hubris qui ressort à chaque fois et qui pose les risques que représente la technologie appliquée sans discernement à l''Homme.

Abandonner son corps pour devenir une machine, c'est certes pratique  pour devenir immortel mais il arrive parfois aussi que l''on préfère la froideur du métal pour devenir plus fort. Les Cybermen de Doctor Who par exemple, abandonnent leur forme humanoïde et leurs émotions pour tuer leurs faiblesses. Là encore, ils paieront leur hubris par la perte de leur planète natale, voire même par la mort et la folie quand la prise de conscience de ce qu''ils sont devenus finira par les achever. 

 
 La vision pessimiste de la cybernétique est donc plutôt occidentale. Dans Deus Ex: Human Revolution, le Détroit du futur est extrêmement sombre et menaçant, dépeignant un monde où les augmentations semblent changer la donne sociale en créant en plus une dépendance à celle-ci et au médicament qui empêche les rejets de greffe.  Dans le même ordre d'idée, et dans la même ville d'ailleurs, Robocop de Paul Verhoeven nous présente le policier Alex Murphy sournoisement placé par l'OCP dans un quartier dangereux pour qu''il puisse trépasser au plus vite. Contre son gré ou à cause d''un contrat qu'il aura mal lu, il va se retrouver par-delà la mort, transformé en robot policier impitoyable. Seul le fait de se rappeler de sa vie d''avant comme officier de  police permettra de le sauver en faisant appel à son  humanité. La machine n'est pas fusionnée ici avec l'Homme en harmonie mais se trouve en opposition frontale, dans la douleur. La cybernétisation, c'est aussi payer le prix de l''orgueil humain en voulant contrôler un pouvoir qui ne nous revient pas.
 
La vision japonaise du mechadesign est moins pessimiste, mais elle est malgré tout très interrogative. Si en occident on attend que le péché nous tombe sur le coin de la figure dès qu''on se trahit un peu, au Japon on est plus tolérant mais on s''interroge surtout sur la finalité de la chose et sur la façon dont l'Homme est repensé.
Notez déjà un fait curieux: En occident, les fictions nous placent toujours devant des technologies que l''Homme découvre et qu'il commence à peine à maitriser. Et c'est ce début, cette phase d''apprenti-sorcier qui va générer les abus et les problèmes. Dans Robocop, Murphy est le premier de son espèce, dans Deus Ex: HR, les augmentations commencent à se démocratiser, dans Minority Report, les precogs arrivent à la fin de leur test local (même si le livre/film est hors sujet avec le thème débattu ici).
Au Japon par contre, les nouvelles technologies qui, pour nous, seraient problématiques sont déjà implantés depuis longtemps dans les univers de fiction. Les cyborgs de Gunnm forment la majorité de la population à Kuzutetsu, dans Ergo Proxy, les êtres artificiels qui sont problématiques sont depuis logntemps établis, dans GiTS: SAC, Motoko n'est pas une exception et il est même recommandé de se faire cybernétiser pour être plus efficace à son travail.
 
Le problème est renversé, l''hubris n'est plus un risque qui nous pend au nez mais un fait. Oui, l''Homme a outrepassé les tabous, il a numérisé la conscience et abandonné la chair. Et après? Et bien c'est cette facette que le mechadesign japonais explore avec le cyborg.
L''Homme arrive donc à tromper la mort et les limites de la chair, reste-t-il un Homme pour autant? La réponse change suivant les auteurs et dépend de leur philosophie personnelle: Leiji Matsumoto dit non dans Galaxy Express 999 y voyant une folie. Yukito Kishiro dans Gunnm dit oui. Gally garde son cerveau humain très longtemps dans son corps de cyborg sans problème de conscience particulier. Kishiro fait de son héroïne une femme qui certes s'interroge sur elle-même mais ne se remet pas en doute comme être humain malgré les pièges qu'on lui tend et un monde qui semble plonger dans la destruction. Plus sournois, d'ailleurs, Kishiro joue sur le renversement de la question en posant les habitants de Zalem, l'utopie au-dessus des nuages,  comme des pantins de chair humaine dont on a enlevé le cerveau pour le remplacer par une puce électronique.
 
 
Dans Ghost in the Shell, se pose en permanence la question du "Ghost", de l''âme humaine qui serait présente dans un cerveau électronique. Si le ghost est ce qui permet de distinguer l'homme de la machine, il apparaitra que la machine est aussi capable de créer un ghost. La confusion se fait alors avec les robots et je vous renvoie l'article précédent pour voir le souci que pose les robots trop humains.
La dernière phase de la cybernétisation de l''Homme est donc celle de la conscience qui pourrait faire de l''Homme un robot complet mais humain malgré tout. Au-delà du problème décrit ci-dessus, les fictions plus récentes posent la question de la manipulation de la conscience elle-même quand elle n'est qu''une donnée informatique et traitable comme telle. Si notre mental, notre conscient est informatisé, alors il peut être gérer comme un programme d'ordinateur. C''est la question de la réalité que l'on superpose à notre regard comme dans Matrix qui rend les humains jetables ou du quotidien surveillé en permanence dans Psycho-Pass par le biais des informations laissées par nos corps au système Sybil (et qui s''en sert pour fliquer notre état mental).
 
Le cyborg dans la fiction n'est au final pas vraiment au centre des questions d''anticipation, contrairement au robot. Poser la question de l''augmentation humaine par la technologie ne sert au final qu''a poser des questions sur l''Homme lui-même plutôt que sur son réel devenir. Si on peut déjà remplacer aujourd'hui un bras par une copie en acier/carbone fonctionnelle, je doute que la personne amputée accepte avec joie la perte de son vrai membre. La technologie est encore loin, comme avec les robots, de nous faire vivre le grand frisson existentiel sur notre nature profonde. Peut-être ai-je tort et la numérisation de notre conscience n''est peut-être pas si lointaine, mais je pense sincèrement que nous avons encore du temps avant de nous inquiéter. Reste alors le débat purement philosophique qui porte sur notre condition, et c'est à la science-fiction, avec ces situations impossibles qu'elle créée, de nous mettre en regard avec nous-mêmes. Si il est toujours plus facile de juger les autres, avec le robots, le cyborg lui, nous place dans cette situation d'altérité et rend la réflexion sur notre devenir d'autant plus vertigineuse.