Après presque un an (milles excuses, ordis en rade, gros bouleversements dans ma vie etc.), je vous propose le 2èm épisode de la web-émission "Pixel Dreamers" qui se penchera cette fois-ci sur le sujet de l'interactivité et nous analyserons un exemple de son application ingénieuse et réfléchie dans le jeu Shenmue.
Pixel Dreamers - Parler du Jeu Vidéo autrement, parce qu'il ne peut se réduire à sa "simple" composante "divertissement". Web-émission au format court qui s'adresse aussi bien aux fans de JV qu'aux plus néophytes.
Comme d'habitude ici : la version vidéo, illustrée et commentée de vive voix, pour ceux qui préfèrent ce format.
J’inaugure avec cet article le premier dossier thématique que je proposerais ponctuellement sur le blog. Comme vous pourrez très vite le constater, il s’agira d’aborder un sujet bien spécifique du monde du Jeu vidéo, de choisir des extraits adéquats et des les réfléchir, les analyser et pourquoi pas les interpréter. En somme, je vous propose ici de déconsidérer la simple composante "ludique" du média pour se concentrer sur un aspect autant si ce n’est plus passionnant : tout ce qui n’est pas "jeu" dans le Jeu Vidéo.
À ce propos, quelle est la particularité fondamentale du jeu vidéo par rapport aux autres médias d’art et de divertissement ?... L’interactivité.En effet, l’essence même du jeu vidéo est de proposer au "joueur" une véritable emprise, formellement cadrée, sur l’image qui est l’une des autres composantes essentielles de la création vidéoludique.
L’interactivité… un élément profondément constitutif, qui a doté de manière somme toute peu réfléchie le mot "jeu" au terme "jeu vidéo". Mais l’interactivité se limite-t-elle à faire de nos œuvres vidéoludiques préférées de simples "jeux", de vulgaires produits de seul divertissement ?
Wanda to Kyôzô de Fumito Ueda fera l’objet d’un prochain Pixel Dreamers (il y a tant à dire dessus)
Jouons nous véritablement lorsque l’on dirige un joystick directionnel pour se déplacer dans l’immensité folklorique d’une Chine authentique des années ? Jouons nous réellement lorsque l’on doit sauvagement planter son épée dans la crane d’un colosse qui ne nous a rien fait et qui vivait en parfaite harmonie avec la nature pas même 1 heure avant notre funeste et égoïste arrivée ?
L’interactivité, un formidable OUTIL
L’interactivité, cette précieuse composante constitutive, exclusive du jeu vidéo est plus que jamais à reconsidérer à l’heure où le jeu vidéo a dépassé l’industrie du cinéma en termes de poids économique. Je vous propose ainsi d’explorer la notion d’interactivité, de l’émanciper de son puissant vecteur "jeu"… et tout simplement de l’estimer en tant que formidable outil aux richesses et possibilités incroyables mis à disposition de créateurs.
Pour ce 1er Pixel Dreamers où j’aborde la notion d’interactivité, quoi de mieux que de commencer par mon œuvre vidéoludique préférée : Shenmue.
Dans ce jeu réalisé par Yu Suzuki sorti en 1999 et 2001 pour sa suite, le joueur est amené à contrôler un jeune adulte Ryô Hazuki endeuillé par le mystérieux assassinat de son père. Héritier d’une lignée de maitres en arts martiaux, Ryô se lancera à la poursuite du meurtrier et son enquête le mènera jusqu’en Chine, motivé par un désir emporté de vengeance.Fable martiale par excellence, Shenmue s’attarde allègrement sur l’évolution psychologique de Ryô. Cheminement qui va de pair avec son développement dans la pratique et sa compréhension des Arts Martiaux.
Le joueur au contrôle de Ryô va donc suivre et participer activement (via l’interactivité) à cette évolution de l’instruction martiale du personnage, propulsé dans un univers où les Arts Martiaux (qui ne constituaient au début qu’un moyen de se défendre) vont investir des valeurs philosophiques et spirituelles.
Après avoir quitté son Japon natal, Ryô trouvera logement et consignes auprès de Xiuying, une jeune femme distante à la retenue déconcertante, maitre en Arts Martiaux qui s’occupe d’un modeste temple taôiste. Ryô le sait, Xiuying est la clé pour le mener un pas de plus vers l’assouvissement de sa pulsion vengeresse. Mais devant l’impétuosité du jeune héros immature, elle décide de le prendre subrepticement sous son aile, le joueur avec.
Sous le prétexte d’un toit où dormir, Ryô est prié de participer à la vie du temple en étant sollicité pour les tâches ménagères. Ainsi, chaque nouvelle journée de notre enquête en Chine débutera pendant quelque temps par une matinée passée à aérer les poussiéreux mais néanmoins précieux ouvrages de la bibliothèque du temple. Des moments durant lesquels Ryô, ainsi que le joueur, vont passer par plusieurs phases bien distinctes.
En échange du logis, Xiuying emmène Ryô dans la petite enceinte derrière le temple afin qu’il aide à l’entretien de livres et autres recueils de valeur.
La première approche est bien évidemment de prendre ce travail comme une corvée extrêmement rébarbative, d’autant plus qu’elle est imposée à nous. "C’est que y’a pas que ça à faire, on voudrait bien avancer dans l’enquête pour botter les fesses du vilain qui a tué papa." Mais si ce n’était que ça. NON, la tâche se révèle plus ardue que sa simple évocation. En portant les piles de livres et en se déplaçant pour les exposer au dehors, le délicat équilibre de l’entassement sera mis à mal. Marcher prend un temps fou et une pression prolongée sur le "bouton courir" provoquera de puissants vacillements qui risquent de faire tomber les précieux ouvrages par terre (au grand dam de l’ascète qui vous assiste).
Le joueur se rend compte alors assez vite que s’il veut que l’exercice ne tourne pas au calvaire insupportable, il devra s’armer d’un soupçon de patience et d’une bonne grosse dose de concentration. De patience pour des raisons évidentes, et de concentration pour la raison que chaque balancement s’accompagne de multiples combinaisons de boutons qui apparaissent arbitrairement à l’écran. En cas d’erreur de pression ou de temps de réponse trop long, c’est l’effondrement, un gros reproche et une perte de temps.
Ces scènes de ramassage-dépoussiérage ne manqueront pas d’agacer les plus impatients (et/ou les moins impliqués).
Les jours se suivent, l’enquête piétine à l’extérieur du temple, mais les matinées s’enchainent jusqu’à devenir un rendez-vous qui revêt bizarrement des allures de petit rituel plutôt sympathique. Ryô et le joueur, concentrés et patients, parviennent à dompter le labeur qui devient ma foi plutôt agréable en fin de compte. Le RDV chaleureux et posé du matin avant de repartir enquêter dans le capharnaüm chinois. C’est la 2eme phase.
Enfin, il y a ce moment qui arrive après plusieurs jours, ce moment où Ryô et le joueur s’abandonnent intégralement à leur tâche et s’y dédient de manière absolue, perdant de vue l’espace d’une matinée la poursuite de l’assassin. L’implication est réelle voire même assidue. C’est cette 3ème phase où le joueur fredonne la jolie petite musique en enchainant parfaitement les piles de livres avec une sensation de sérénité et de bien-être assez étrange à ressentir manette en mains.
À travers l’interactivité, Yu Suzuki amène le joueur à être en phase avec l’intériorité du personnage.
Alors bien sûr, ces 3 phases que je viens de décrire sont purement figuratives et je suis sûr qu’il y a autant de variantes qu’il y a d’expériences de joueur. Cela dit, la démarche, le cheminement est sensiblement le même. À travers et grâce à l’outil interactivité, Yu Suzuki et son équipe ont véritablement transcendé l’approche de l’évolution psychologique (véritable métamorphose au final) du héros dans ce fabuleux récit initiatique, entres autres, que représente Shenmue.