Shenmue II. Voici un jeu qui, à notre grand désespoir, nous fait encore et toujours souffrir et languir en l'attente d'une utopique suite. Si j'en parle aujourd'hui, c'est car j'ai récemment eu l'occasion d'y rejouer, et de constater à quel point les deux dernières heures de jeu sont d'une singularité renversante.

Shenmue II, c'est l'histoire d'un voyage à travers une bonne partie de la Chine, d'une quête initiatique menée par le jeune adulte Ryo Hazuki, japonais et orphelin. Affublé par le décès brutal de son père, il se lance à la poursuite de son meurtrier, le chinois et expert en arts martiaux : Lan Di. Son chemin le mène jusqu'à Hong Kong et Kowloon où il fait d'innombrables rencontres et obtient petit à petit les clés de la sagesse auprès de maîtres en arts martiaux. Toutes ces pérégrinations représentent en fait les trois quarts du jeu, une bonne quinzaine d'heures durant lesquelles on aura combattu, erré dans des ruelles, enquêté et joué des QTE. Quinze heures de jeu durant lesquelles on aura accompagné Ryo Hazuki, dont la conviction et l'envie de vengeance n'aura, à aucun moment, semblé faiblir malgré les réprimandes et les conseils avisés de ses maîtres.

Jusqu'au moment où, quasiment exténué par toutes les scènes épiques que je viens de vivre, je passe au GD-Rom 4. La fin du GD-Rom 3 était pourtant un vrai crescendo, un dénouement avait eu lieu, on aperçevait enfin Lan-Di pour la première fois depuis le début du jeu... Bref, Shenmue II aurait très bien pu s'arrêter là. Ce GD-Rom 4 alors, n'était-ce qu'un simple bonus ? Une petite gâterie pour nous récompenser d'avoir fini le jeu ? Et bien pas du tout, car c'est là que se trouve tout le coeur du message qu'arbore la saga Shenmue. C'est là que sa puissance narrative se déploie, là que les choix couillus de game design font de Yu Suzuki un auteur et un conteur, plus qu'un simple créateur de jeu vidéo.

Nous voilà arrivés à Guilin, ville située plus en avant dans les terres de Chine où visiblement, Ryo compte dénicher des indices sur les traces de Lan Di. Premier choc : un environnement totalement naturel, pur et bucolique, on est à des lieux du stress permanent et de la surpopulation de Hong Kong. Sans vraiment de but précis, on se met à longer une rivière en suivant le sentier qui semble rejoindre les hauteurs des montagnes que l'on aperçoit au loin. Le sac sur l'épaule, on commence la randonnée et on se dit : "Fichtre, après toutes ces aventures, on dirait que le jeu ne fait que commencer ! Mais ici au moins, l'heure est au repos. On n'entend que le pépiement des oiseaux et le courant de la rivière. Bon dieu que les punks de Hong Kong sont loin maintenant...". Après une brève marche, il commence à pleuvoir. Fortement. La rivière paisible est devenue un violent torrent. On commence alors à courir pour aller s'abriter mais là, sur l'autre rive, on aperçoit une jeune fille visiblement d'ici, puisqu'habillée en tenue villageoise. Elle aussi prend ses jambes à son cou, mais à notre plus grande surprise, elle termine sa course en se jetant à l'eau pour sauver un agneau, peut-être le sien, qui était sur le point de se noyer. Pas le temps de réfléchir, on plonge la tête la première à notre tour pour empêcher la donzelle d'y laisser la vie. Ainsi se déroule la rencontre entre Ryo Hazuki et Shenhua. Un pur hasard, ou un alignement des astres beaucoup trop parfait pour n'être autre chose que le destin, voilà un mystère à élucider. Toujours est-il que les deux compères se retrouvent à présent liés.

Après que Ryo l'ait sauvée des eaux, Shenhua décide de le mener au village qu'il cherche afin de le remercier. Une chance pour elle, puisque sa propre demeure se trouve être au même endroit. Le hic, c'est que le chemin qu'il va leur falloir parcourir est affreusement long, plusieurs montagnes sont à traverser... Qu'à cela ne tienne, l'ascension débute. Et nous voilà partis pour... une heure et demie (IRL, montre en main !) de marche à pied en compagnie de Shenhua, avec laquelle aura lieu la seule interaction possible à ce moment là du jeu : parler. Le temps étant de notre côté, on se retrouve à parler de choses et d'autres. Du village, de la vie à la campagne pour Shenhua ou à la ville pour Ryo, de la famille, de ce que chacun pense de la vie... J'ai vraiment trouvé ce moment assez unique. Tout du long, je me suis mis à la place de Ryo, à penser aux questions que je poserais à cette fille fraîchement rencontrée en pleine montagne, mais qui semble détenir les clés de tout le voyage qu'on a fait depuis le Japon. Ce que j'ai également trouvé touchant, c'est de voir à quel point les deux personnages posent autant de questions chacun de leur côté, ce qui prouve clairement la curiosité qu'a l'un vis-à-vis de l'autre, à quel point il souhaite savoir comment la vie se déroule ailleurs... De même, j'ai, pour la première fois dans le jeu, vu Ryo faire preuve d'une sérénité constante et prêter autant d'attention à son interlocutrice. Ses répliques habituelles se limitant à "I see..." ou "Get off me !", ici, il semble enfin dire tout ce qu'il a sur le coeur, comme si Shenhua était une amie d'enfance. A un moment, il en oublie même sa quête de vengeance et semble avoir accepté les recommandations de ses maîtres. Car quand vient le moment où Shenhua parle de son père, l'expression de son visage affirmerait presque : "Ha oui c'est vrai, je dois retrouver Lan Di... Est-ce vraiment la peine, finalement ?". En un mot, ce passage du jeu tranche complètement avec le reste de l'aventure, et c'est justement là où je voulais en venir.

Si on prend du recul, on s'aperçoit que les deux dernières heures du jeu sont tout bonnement dépourvues d'un quelconque game design. Hormis quelques QTE de temps en temps, on n'a pratiquement rien à faire. Cette impression est vraiment étrange. Parce que là, on se sent réellement impliqué dans l'histoire que voulait nous conter Yu Suzuki. On sent qu'il a tout simplement voulu abandonner les contraintes d'un jeu vidéo pour ne se consacrer qu'au délire narratif. Résultat : on se laisse emporter dans cet élan poétique, cette communion tant attendue avec la nature et le personnage apaisant de Shenhua avec qui on se perd en pleine montagne (c'est normal qu'elle ne retrouve pas son chemin, l'orage a crée quelques glissements de terrain qui ont barré les routes principales, ce qui nous donne l'occasion, par ailleurs, de faire des détours par des champs de fleurs et des canyons surplombant des cascades d'eau, uniquement pour le plaisir des yeux). Le meilleur moment demeurant le passage dans la grotte à l'intérieur de laquelle ils sont forcés de se réfugier durant la nuit. Au coin du feu, Ryo y évoque ses souvenirs et ses anciennes amies, ce qui rend Shenhua presque jalouse. Un lien s'est donc bel et bien déjà noué entre eux deux, leur rencontre est comme amoureuse, sans forcément le transparaître avec évidence. Puis s'en suit une scène divine que je vous fais partager ici même, où Shenhua chante le thème principal de Shenmue au clair de lune, sous l'oreille attentive de Ryo.

La fin du jeu, n'en parlons même pas. La montée en puissance la plus insoutenable de tous les temps est encore en standby au jour d'aujourd'hui, et ça ne ferait que remuer le couteau dans la plaie de se la remémorer, n'est-ce pas ?

 

Leobiwan