Une madeleine de Proust en plein dans la gueule !

(Prix Arkham Asylum du titre le plus inspiré 2011)

 

 

J'ai un aveu à vous faire.

C'est moi. Oui, c'est moi, et personne d'autre, qui ait acheté Fist of the Northstar sur Gameboy. Et quand j'écris personne d'autre, je n'exagère pas (j'espère) : je suis le seul et unique acheteur de ce jeu, ou bien c'est que notre monde a perdu la raison et qu'il ne prend plus son traitement depuis bientôt vingt ans. Car oui, je savais déjà lire, quand la presse spécialisée l'a testé et non, je n'étais pas assez mauvais en maths pour ignorer ce que signifiait 2/20 de moyenne générale (ne serait-ce que parce que j'avais la même en classe et qu'au moment de la réception du bulletin, c'était Ken le Survivant pour mes fesses).Et non, personne ne m'a forcé la main, je n'ai aucune excuse. J'ai pris mon argent de poche durement gagné par deux mille sept cent heures de travaux ménagers pour mes Thénardier de parents (oui, de mon temps, l'argent, ça se gagnait. Ça fait bizarre, je sais), je l'ai fébrilement glissé dans une de ces petites enveloppes blanches comme on en voit dans les musées, je l'ai envoyé à l'unique magasin Micromania de l'hexagone et j'ai attendu.

Oui, attendu !

Pire ! J'étais impatient de le recevoir ! Rendez-vous compte !

Im-pa-tient !

Fallait-il déjà être marqué du sceau de la dépravation, comme tendait à le confirmer mon goût pervers pour les dessins animés nippons (si bien qu'à chaque visite à la maison, on m'enchaînait dans les catacombes. « Et votre fils ? » « Dans les oubliettes. Il a acheté Fist of the Northstar sur Gameboy, alors il a fallu sévir » « Fist of the Northstar ? Mon dieu, comme je vous plains. Dire que ça aurait pu nous arriver à nous... ») !

Mais enfin quoi ! ? Je ne suis quand même pas le seul à avoir claqué deux cent cinquante balles dans un jeu dont la nullité était avérée, non ? Si ? Ha, pardon, à mon oreillette, on me chuchote que si, au temps pour moi. A ma décharge (et à celle qui a servi de dernière demeure au jeu susmentionné), il faut replacer la situation dans son contexte. Les années 90 battaient leur plein : on était jeunes, on était fous, on pensait encore devenir pâtissiers-magiciens ou pilotes de Gundam (par intérim) - et à cette époque là, « les temps comme les œufs étaient durs », quand on était accro à l'animation japonaise.

Parce que tenez-vous le pour dit, même si on n'en était plus à devoir échapper aux raptors dès qu'on sortait acheter du pain (ça, c'était nos parents), on n'avait ni connexion internet, ni VOD, ni coffrets collector 4 épisodes pour le prix de 60 avec strap de portable « offert » (puisque pas de portables non plus), ni rayons manga à la Fnac (ni Fnac tout court, d'ailleurs)... Du coup, il fallait se contenter d'acheter sous le manteau des versions papier en langue originale, qu'on feuilletait à l'envers tellement on n'y comprenait rien, ou récupérer des copies pirates de copies pirates de copies pirates de K7 Vidéo pal enregistrées en mésécam sur un magnétoscope en fin de vie, et prendre tout ce qui nous passait sous la main sans faire la fine bouche (mot d'ordre : « c'est japonais, donc c'est génial ». Aucune exception tolérée. Même Masami Kurumada, on trouvait qu'il dessinait bien ! Alors que maintenant, on a même du mal à trouver qu'il dessine, c'est vous dire le fossé). A côté de ça, on était traqués comme des bêtes par les « journalistes » des cinq chaines concurrentes, avec les rôlistes, les gamers et tous ceux qui, comme nous, avaient l'esprit corrompu par le mal, le sexe et l'ultraviolence qui font vendre (qui faisaient vendre, en tout cas, les reportages bidons à ce sujet). Alors quand une adaptation interactive était accessible en Europe, forcément, on était obligé de se ruer dessus sans poser de questions, c'était un acte de dissidence active... ou presque. C'est important, ici, le « presque » : ceux qui ont investi huit cent des francs de l'époque dans le premier Dragon Ball Z ou dans Bastard sur Super Famicom l'ont appris à leurs dépends.

Mais trêve de digressions et d'excuses farfelues : pourquoi renier l'achat ? Après tout, la boite est plutôt jolie, dans son genre. Et la page de présentation est bien gironde aussi.

 

Vous venez de voir le seul truc potable du jeu. ça fera 250 balles. Merci.

 

Non, et puis soyons de bonne foi deux secondes, le jeu lui-même n'est pas complètement dénué d'intérêt non pl... non mais si, pardon, on me dit dans mon oreillette qu'il l'est de bout en bout. Aux temps pour moi.

 

C'est que s'il y a un domaine dans lequel les programmeurs de ce Fist of the Northstar s'y connaissent, c'est celui des défis à relever, parce qu'il faut vraiment en avoir dans le caleçon pour oser chercher à concurrencer Street Fighter 2 avec un jeu à deux boutons (un pour frapper, un pour sauter) dans lequel sauter n'a aucune espèce d'utilité et frapper, bennnnn... à peine plus, en fait.

 

Rendez-moi mes sous !

 

Doté de graphismes qui feraient passer Miss Pac Man pour Aishwarya Rai en monokini léopard (encore qu'après quelques verres, Miss Pacman devient très désirable, les soirs de solitude. Alors que Fist of the Northstar, non), la cartouche propose aux fans de Ken le Kiné-de-la-Mort de se dégoûter de leur série culte en se glissant dans la peau d'un personnage au nom familier, mais ressemblant à s'y méprendre à une raquette de Pong (ou une pièce de Tetris qui aurait mal tourné).

Car que l'on n'essaie pas de reconnaître l'heureux élu : à l'écran, il pourrait aussi bien s'agir du preux Kenshiro, du vil Souther, de la douce Julia, d'un chevalier du zodiaque mal orienté par le pôle emploi, d'un bug de la console ou de votre voisin Jean-Michel (celui qui a un pied bot) que ce serait pareil. A part le traditionnel punk en surpoids de service, seul à se distinguer par sa magnifique excroissance pectorale, tout ce petit (si petit) monde est interchangeable, dans l'absence de fond comme de forme.

Non mais n'essayez pas, hein. Je n'ai pas les réponses, moi.

(Je dirais quand même : le Chevalier d'Or du Taureau en 2, et Hitomi de Signé Cat's Eyes en 3 ?!)

 

S'ensuivent donc « ten big brawls for the king of universe », comme l'ont écrit sur la jaquette les gars du service com' de Nintendo qui, avec une vanne pareille, auraient pu avoir une émission rien qu'à eux sur l'antenne de Rires et Chansons, si seulement ils étaient nés du bon côté de l'océan (entre l'humour et le désespoir, ils ont de toute évidence fait leur choix). En d'autres termes : dix combats poussifs et laborieux, dans lesquels l'absence de possibilités, de variété et de logique vous laissera plus vite sur le carreau que l'acharnement de vos rivaux pour le titre de champion ès-couillons. Et pourtant, dieu sait qu'ils vont vite en besogne. Ils vous mettraient même volontiers la tête au carré si les graphistes ne s'en était pas chargés à leur place (et quand j'écris LES graphistes, c'est pour ne pas être blessant, vous l'aurez compris. Ce jeu ne peut avoir été programmé qu'en solitaire, le soir, dans un garage, avec pour unique référence artistique un dépliant sur les peintures de la grotte Chauvet).

Il faut dire que la première chose qui frappe (la seule chose qui frappe, en réalité, les combattants donnant juste l'impression d'avoir de douloureuses crampes aux muscles), c'est que de toute évidence, ce jeu-là date d'avant l'invention de la collision de sprite, si bien qu'il est impossible de savoir qui frappe qui, et pourquoi on touche ou ne touche pas notre cible. Non parce que même si on a autant d'humour que les gars de chez Nintendo, quand on frappe l'adversaire et que c'est notre personnage qui perd de l'énergie, ça fait marrer moyen, surtout quand on pense à feu nos deux cent cinquante balles. De quoi donner envie de se remettre à Pong puisqu'au moins, ses raquettes renvoient la balle quand elles la touchent. Du point de vue technique, même constat atterré : l'intégralité du budget semble être passé dans la page de présentation puisqu'une fois le bouton Start enfoncé, c'est du combat de playmobiles sur fond de ce qui a peut-être un jour été l'ancêtre de la musique, dans des décors Légo d'une pauvreté à faire rire jusqu'aux gamers grecs - ou jusqu'aux adeptes du test de Rorschach (« Bon. Dites-moi. Vous voyez quoi, là ? » « Là ? Le docteur Zoidberg de Futurama, dans sa version Jésus, pourquoi ? » « Houlà ! ! Je sais pas ce que vous prenez, mais on va doubler la dose, juste par précaution »).

 

Quant aux combinaisons des coups spéciaux, elles sont d'autant plus simples à exécuter qu'il n'y en a pas, et que votre champion ne possède qu'un coup à sa palette (sauf les « heureux veinards » qui possèdent une barre de pouvoirs psychiques et qui lanceront, qu'ils le veuillent ou non, des petits moucherons d'énergie tant qu'elle ne sera pas vidée. Moucherons d'énergie qui iront chatouiller votre rival sous les aisselles, mais pas plus). Impossible, donc, de jouer la partie. Pour qui aurait l'envie saugrenue de remporter la victoire, les combats reviennent tous à s'accroupir dans un coin de l'écran et à donner des coups de pieds chassés en mode autofire, en priant très fort pour faire plus de mal à l'ennemi qu'à soi-même (ou pour, peut-être, lustrer le sol de manière à le rendre glissant et causer une chute incapacitante) (je plaisante : ce jeu date aussi d'avant l'invention de la pesanteur). Car oui, au bout du compte, la prière est l'unique stratégie à peu près fiable pour passer au combat contre le playmobile suivant et gagner ainsi des niveaux.

En effet, First of the Northstar propose de prolonger l'aventure grâce à un système de points d'expérience et de progression par l'absurde que n'aurait pas renié le père Ubu : on peut y monter son chouchou jusqu'au niveau 99 (en théorie), sans que les adversaire en face ne progressent d'un iota, passant vite du statut de monstres immunisés contre les plaies et les bosses à celui de proies sans défense. Du coup, seuls les plus valeureux et les plus masochistes iront au-delà du niveau 7, ce qui en fait 92 de gâchés... m'enfin, on n'est plus à ça près.

Point positif, par contre : la progression se sauvegarde aisément grâce à un système de codes intuitif et fonctionnel, chacun d'eux étant composé de deux séquences de trois chiffres et de deux séquences de quatre chiffres (oui, j'ironisais, en fait. Ça vous étonne ?), qui permettent de souffler un peu le temps qu'il faut pour les entrer sans commettre d'erreur. Parce que ces minutes-là, au moins, on ne les passe pas à jouer, et c'est un vrai soulagement pour le corps (les pouces, surtout) comme pour l'esprit. Des codes qui, contre toute attente, s'avèrent être la partie la plus intéressante du soft (ce qui ne veut pas pour autant dire qu'elle est intéressante, hein, entendons-nous bien), car en mélangeant les séquences à trois chiffres d'un code avec celles à quatre chiffres d'un autre, le joueur désœuvré porté sur l'alchimie ou la cuisine de Maïté (c'est du pareil au même) peut en créer de nouveaux, et s'amuser ensuite à tester les résultats. Voilà comment on peut fabriquer un combattant de niveau 75 à partir de deux niveaux 2, et rigoler trois minutes montre en main en affrontant des pygmées battus en trois coups, incapable de vous enlever ne serait-ce qu'un seul pixel d'énergie. Une belle revanche sur la difficulté grotesque du jeu « à la régulière », et de quoi prendre son pied en mode versus via le câble vidéolink... ceci, en théorie, encore, parce qu'en pratique, on ne pouvait s'essayer au mode versus qu'à condition d'avoir la chance de compter un autre gogo dans notre entourage (c'est-à-dire, plus explicitement : quelqu'un qui aurait été tenté par l'achat malgré les tests ET qui n'aurait pas voulu attendre de l'essayer d'abord à votre crochet). Autant dire que c'était grillé d'office : en termes de probabilité, on avait plus de chances de se faire bouffer par un lion sur les Champs Elysées (mais il suffit d'une fois™, paraît-il). Seule solution, dans ces conditions : en acheter un deuxième soi-même. Mais bon, devant des chiffres de vente si encourageants, les programmeurs auraient pu croire qu'il y avait un marché à exploiter, et se mettre à plancher sur une suite plus révolutionnaire encore (du genre : on ne peut plus ni sauter, ni frapper, et les personnages prennent des dégâts quand ils marchent... ou bien une version avec des raquettes à la place, et une balle à renvoyer. L'avenir, quoi).

Le spin-off était déjà tout trouvé.

 

Alors que là, tous les ans, ils m'écrivent personnellement pour me remercier de les avoir soutenus dans cette passe difficile, ce qui est autrement plus sympathique...

D'autant plus sympathique, en fait, que Ken le Survivant, quand j'y pense, j'ai jamais été fan, moi. Au contraire, je ne la supportais pas, cette fichue série, elle me filait de l'urticaire. Seulement voilà : j'étais jeune, j'étais fou. C'était les années 90, quoi. Il n'y a rien d'autre à dire. A part, peut-être, que si c'était à refaire, j'achèterais plutôt une fraise de dentiste et je jouerais à me faire sauter les plombages sans anesthésie.

 

Au moins, je saurais pourquoi j'ai si mal.

 

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