Afin d'en savoir plus sur l'un des stéréotypes les plus récurrents du RPG japonais, l'amnésie, il m'est venu à l'esprit ces dernières semaines d'envoyer quelques mails à l'intention de divers studios de développement œuvrant sur l'archipel nippon. A ma grande surprise, la plupart des réponses que j'ai reçues faisaient mention d'une association dont je n'avais, jusqu'alors, jamais soupçonné l'existence. Son responsable et représentant, Monsieur Toru Memoharu, a eu la sympathie de bien vouloir répondre à mes questions, dans une interview que je vous propose de découvrir sans plus attendre.

 

 

Migaru : Tout d'abord, merci à vous Monsieur Memoharu de nous accorder un peu de votre précieux temps pour répondre à cette interview !

Toru Memoharu : Tout le plaisir est pour moi. Ce n'est pas tous les jours que l'on reçoit une demande d'interview, surtout lorsque l'on travaille dans l'oubli ! (rires)

 

Migaru : Je pense que peu de nos lecteurs vous connaissent, vous et votre association. Pourriez-vous nous en dire plus à votre sujet ?

Toru Memoharu : Bien sûr. Je suis actuellement responsable du département RPG de la branche japonaise de l'association Amnésie Internationale, qui a pour vocation de conseiller et d'accompagner les développeurs pour tout ce qui relève du domaine de l'amnésie et de la perte de mémoire, et ce dans une optique purement vidéoludique. Mais notre département, le plus important de la branche japonaise, ne s'occupe plus spécifiquement que du genre RPG.

 

Migaru : Quelle est concrètement la mission de votre département ? Quel genre d'actions menez-vous pour, comme vous le dites, conseiller et accompagner ces développeurs ?

Toru Memoharu : Depuis plusieurs années maintenant, nous avons fait installer un bouton rouge dans un certain nombre de studios de développements, et dès lors qu'un scénariste en manque d'inspiration appuie dessus, notre téléphone sonne et notre travail commence. Comment créer un protagoniste auquel s'identifiera instantanément le joueur, ou comment rendre un personnage, vous savez, mystérieux ? Ce sont des questions que l'on nous pose fréquemment, et nous tâchons d'y apporter la réponse, la seule que nous connaissions. Faites donc un personnage amnésique, leur dit-on alors ! Certains s'en tiennent là et nous raccrochent au nez, sans chercher à aller plus loin, ce qui est dommage car dans une majorité des cas, cela donne lieu à des personnages... disons, loin d'être inoubliables. Pour les autres, néanmoins, nous assurons un suivi régulier du futur protagoniste via un conseiller formé à ce but précis. Mais...

 

Migaru : Mais... ?

Toru Memoharu : Disons que, certains de nos conseillers ont la fâcheuse tendance à être eux-mêmes amnésiques, et ont donc du mal à se rappeler des notions qu'on leur a inculquées durant leur formation. La qualité de nos services est donc parfois inégale, mais nous faisons de notre mieux pour y remédier. Nous poussons nos conseillers à rédiger des aide-mémoires pour ne pas oublier toutes ces notions primordiales. Mais...

 

Migaru : Mais... ?

Toru Memoharu : Mais du coup, nous avons un autre problème. Nos conseillers n'arrivent plus à se rappeler où ils ont mis leurs aide-mémoires...

 

 

Migaru : Rapidement, pourriez-vous nous donner quelques noms de protagonistes amnésiques pour lesquels votre assistance a été requise ?

Toru Memoharu : Oui, bien sûr, je peux vous citer quelques noms. Jet, Luke, Ein... Lazlo, Sora, Serge, entre autres. De quels jeux sont issus ces noms, ça, en revanche, je ne saurais vous le dire car ma mémoire me fait défaut. D'ailleurs, attendez... (il réfléchit). A t-on réellement participé au développement de ces personnages ?... (silence)

 

Migaru : Ahem. Pour en revenir à ces conseillers, quel genre de notions leur apprend-on, ou essaie t-on de leur apprendre durant leur formation ?

Toru Memoharu : Nous essayons de leur faire comprendre que l'amnésie n'est pas forcément un stéréotype négatif, si par exemple le personnage possède un background suffisamment riche et fouillé pour justifier un tel procédé. L'amnésie ne doit pas être un prétexte pour masquer la faiblesse d'une histoire, et ne doit pas non plus se limiter à un simple outil d'introduction, elle doit s'inscrire dans une certaine logique avec la dite-histoire et contribuer à amplifier l'expérience narrative vécue par le joueur. Á aucun moment, le joueur ne devra t-il percevoir ce procédé comme une explication facile et banale à un virage scénaristique important. Nous partons d'ailleurs du principe qu'un bon stéréotype, amnésie ou autre, est un stéréotype qui passe inaperçu.

 

Migaru : Pouvez-vous nous citer des exemples de RPG qui appliquent de tels propos avec succès et pertinence ?

Toru Memoharu : Voyons... (il réfléchit). Oui, je peux vous parler de Valkyrie Profile, et de son héroïne. Dès le début du jeu, on comprend vite que Lenneth a perdu une grande partie de ses souvenirs après que les Dieux l'aient tiré de son sommeil. On pourrait d'abord croire que cette amnésie est sans importance, et que l'histoire racontée est simplement celle d'une Valkyrie obéissant docilement aux ordres des Dieux. Alors qu'en réalité, toute la force et la richesse de l'histoire ne nous est révélée que lorsque l'on se met en quête des souvenirs de Lenneth, en jouant par la même occasion un double-jeu vis-à-vis d'Odin et des autres divinités. Après, on peut également parler de Xenogears, de Final Fantasy VII... Ou, dans un genre différent, et très original je trouve, de Baten Kaitos. Mais je ne peux pas en dire davantage sur ce dernier sans vous gâcher la surprise, donc si vous ne l'avez pas déjà fait... (rires). Disons juste que ce jeu exploite l'amnésie d'une manière très intelligente, et non moins surprenante.

  


Migaru
: Il y a un autre exemple, un peu particulier, qui me vient en tête. Celui de Final Fantasy VIII...

Toru Memoharu : Ah, oui. L'opération Thérapie de Groupe, telle que nous l'appelions alors. Je dois bien vous avouer que jamais, jusqu'alors, nous n'avions eu l'occasion de travailler sur autant de personnages pour un seul et même jeu. Je ne vous cache pas non plus que notre standard téléphonique n'a pas arrêté de sonner une fois que nous avions terminé notre travail sur cette œuvre, et nous avons reçu un nombre important de réclamations, et parfois même des insultes. Quand il s'agit d'insulter, les gens sont très créatifs vous savez. On nous a notamment traités de mogophiles, d'amnésiques à deux yens, de drogués, d'escrocs à la solde de la Shinra... Bref. La réputation de notre association en a pris un coup.

 

Migaru : Était-ce une erreur selon vous ?

Toru Memoharu : Une erreur, non. La manière dont est amenée la révélation peut paraître un peu facile, certes, mais s'inscrit dans une certaine logique. Elle pose un dilemme aux protagonistes, et de surcroit, amène l'un des personnages, non concerné par cette révélation, à se sentir mis à l'écart. Nous n'avons donc pas affaire à un cas d'amnésie banal et cliché, dans la mesure où sa vocation diffère d'avec ce qu'on a l'habitude de voir. Mais je vous le concède, tout ça tombe comme un cheveu sur la soupe, et aurait peut-être mérité d'être mieux exploité.


Migaru
: Vous parlez de réussites, d'amnésies bien amenées, et d'un cas sujet à controverse bien que singulier. Mais à quel moment, selon vous, bascule t-on dans le cliché pur et dur ?

Toru Memoharu : Il y a plusieurs choses. D'abord, il est préférable que l'amnésie ne serve pas uniquement de prétexte afin que le joueur s'identifie au héros. Ça a déjà été fait, cinq, dix, trente, cinquante-mille fois. Inutile de vous préciser qu'au bout de la cinquante-mille et unième fois, ça devient lassant. Quitte à emprunter cette route semée d'embûches, autant essayer de dépasser le cliché via une approche différente, pour ne pas dire originale. Que le personnage retrouve la mémoire suite à un coup sur la tête, au meilleur des moments, de manière totalement fortuite, est là aussi quelque chose qui a de plus en plus de mal à passer. Certains l'utilisent également en tant que moteur de leur histoire, c'est à dire que l'histoire avance en même temps que la mémoire du personnage lui revient. Il est alors tentant de l'associer au gameplay, pour que le dit-personnage se "souvienne" de certaines capacités, par exemple. C'est un schéma certes efficace, mais classique, un peu trop pour être franc. Car à vouloir être efficace, on finit par être éculé. Et être éculé n'a rien d'agréable, vous savez ?

 

Migaru : En effet. Avez-vous des exemples concrets à nous donner ?

Toru Memoharu : Ça ne manque pas; pour autant, que l'amnésie soit mal utilisée dans un RPG ne signifie pas forcément que celui-ci soit mauvais dans son ensemble. L'histoire peut en être moins accrocheuse, mais le gameplay, par exemple, peut rattraper le tout. C'est le cas des Tales of, notamment, qui utilisent souvent l'amnésie de manière clichée. Wild Arms 5 fait également intervenir un personnage amnésique, mais n'arrive pas à nous donner l'envie de s'y intéresser à cause d'une caractérisation quelconque. Dans The Legend of Dragoon, Dart, le protagoniste est non seulement amnésique, mais le passé qu'on lui découvre plus tard flirte avec d'autres clichés, et de ce fait, ça ne passe pas très bien non plus. Autre exemple : Final Fantasy V, où l'amnésie de Galuf constitue un ressort scénaristique un peu facile; néanmoins, ce dernier cas passe peut-être mieux vu que le jeu ne se prend pas trop au sérieux. Et bien sûr, je ne les cite qu'en dernier mais... les Tales of se gargarisent également d'un tel cliché.

 

Migaru : Si je puis me permettre, je crois que vous aviez déjà mentionné ce dernier exemple.

Toru Memoharu : Ah bon ? Je ne sais plus ce que je dis, excusez-moi. Ça doit être un début d'amnésie ! (rires). De toute manière, il y a d'autres exemples, mais je ne vais pas tous vous les citer, d'autant que tout cela est très subjectif et que je n'ai pas toute la journée à vous consacrer. En revanche, je peux vous parler d'amnésie que l'on dit par défaut.

 

Migaru : De l'amnésie par défaut ? De quoi s'agit-il ?

Toru Memoharu : C'est très simple, vraiment. Quand un personnage est vide de tout background, qu'il n'a aucune histoire, ou que son rôle n'est que vaguement défini, on parle alors d'amnésique par défaut. Il ne l'est peut-être pas, au fond, mais le fait de ne pas avoir de passé bien défini, n'est-ce pas là comparable à de l'amnésie ? D'ailleurs, ce genre de personnages est souvent muet, donc il ne peut pas nous en dire plus lui-même. Prenez Ryu, n'importe lequel de la série de Breath of Fire - excepté peut-être le 5. Ce héros est muet, on ne sait pas grand-chose sur lui, et sa quête l'amènera bien souvent à découvrir sa vraie nature, ainsi que son passé. Pourtant, je n'ai pas le souvenir qu'on nous dise explicitement dans un de ces jeux qu'il est amnésique. D'autre part, c'est également un terme que l'on emploie pour parler de jeux d'une autre époque, 8-bits, 16-bits, une époque où notre association n'existait pas encore. Nos conseillers n'étaient donc pas en mesure de venir en aide à ces pauvres développeurs. Ou peut-être, simplement, que les moyens techniques de l'époque imposaient certaines restrictions, allez savoir.


Migaru
: A propos de vos conseillers, j'aimerais revenir sur un point qui m'intrigue quelque peu. Vous nous parliez plus tôt des problèmes de mémoire dont ils sont parfois sujets, et de leur influence parfois plus néfaste que bénéfique. Mais pourquoi continuer à employer des gens avec de tels... troubles ?

Toru Memoharu : Nos conseillers sont un peu comme des acteurs, ils ont besoin de parfaitement rentrer dans leur rôle afin de donner un maximum de consistance au personnage qu'ils incarnent, en l'occurrence ici, un amnésique. Mais nous allons encore plus loin, nous souhaitons que chacun de nos associés soit déjà dans le rôle avant même de devoir y rentrer. C'est pourquoi nous n'embauchons que des hommes, ou des femmes qui souffrent de troubles de la mémoire. Logique, non ?

 

Migaru : Mais... Un acteur est-il censé oublier son texte au moment de se produire sur scène ?

Toru Memoharu : (visiblement embarrassé) Hé bien, certes, non, peut-être pas. Non. Mais, on peut toujours le lui souffler, c'est ce que font les aides-mémoires. Enfin, encore faut-il que... Bref. Avez-vous d'autres questions ?

 

Migaru : Y a t-il d'autres cas particuliers d'amnésie dont vous souhaiteriez nous faire part ?

Toru Memoharu : Hum... Oui, en réalité, il y en a un qui m'a toujours fasciné. Je ne me souviens plus du nom de ce jeu, ni même de son histoire exacte, mais le héros n'y était pas vraiment amnésique. Il simulait une amnésie, rendez-vous compte ! Je ne me souviens pas davantage de son nom, hélas, mais il était blond, et je crois aussi me rappeler qu'il aimait énormément rire.

 

Migaru : Ah, oui, je vois. Hé bien, je crois que nous en resterons là pour cette interview. Qu'aimeriez-vous ajouter en guise de conclusion ?

Toru Memoharu : J'aimerais conclure par un message, destiné à tous ceux qui souhaitent ou souhaiteraient un jour développer un RPG, ou même n'importe quel autre type d'œuvre. L'amnésie est certes un stéréotype usité, pour ne pas dire sur-exploité, mais ça ne veut pas dire que vous devez y renoncer. Réfléchissez-y bien, et comme le dit notre proverbe chez Amnésie Internationale, "Amenez-y du neuf" !

 

Migaru : Merci, Monsieur Memoharu !

 

Propos recueillis par Migaru, dieu sait où.