Ceci est un extrait du journal de bord d'un certain Capitaine Fatebaune.

Jour 1. Les derniers préparatifs du départ se terminent, et, à l'heure où j'écris ces lignes, les premiers passagers doivent déjà arriver. Le ciel est dégagé, et le vent ne peut être plus propice. Je dois bien l'avouer; cela fait douze ans désormais que ce paquebot m'a pour capitaine, mais jamais jusqu'alors je n'avais pu observer de conditions climatiques aussi idéales pour un départ en haute-mer. Les gardiens des océans nous tiennent en bonne grâce, et une telle bénédiction ne saurait être annonciatrice que d'une traversée sereine et plaisante. Il me tarde dès-à-présent de rencontrer les passagers, avec qui nous nous apprêtons à passer d'inoubliables moments, je le sens !

 

Jour 2. Ça y est, nous avons levé l'ancre. Mais l'optimisme dont je faisais preuve ce matin est quelque peu resté à quai, je le crains. De quels passagers excentriques et mal-élevés avons-nous hérité ! Il semble qu'ils soient pour la plupart venus en groupes, de trois à huit je dirais. Qui plus est, tous sont armés jusqu'aux dents - même les gamins, bon dieu ! -, à croire que ce navire s'apprête à débarquer en terrain ennemi et que nous participions, sans le savoir, à une invasion surprise. Le plus étrange, néanmoins, ce sont ces types aux cheveux bleus. Alors j'ai posé la question à l'un d'eux, avec humour, pour savoir s'il se les était teintés ainsi pour signifier son amour de l'océan. Et... Rien ! Aucune réponse, aucun mot - m'a t-il seulement entendu ? Et le pire, c'est qu'ils sont au moins cinq ou six comme ça ! Et ce sont les mêmes qui, après, vont fouiner partout dans le navire et déranger l'équipage. Un de mes matelots m'a même dit qu'on lui avait volé ses économies, qu'il avait déposées dans un coffre de sa cabine. Vraiment, je me demande où nous allons avec ces gens-là...

Et pour couronner le tout, le temps s'est couvert. Bah !

 

Jour 3. Le jour s'est levé, du moins le crois-je. Une brume épaisse s'est en effet formée cette nuit, une véritable purée de pois impénétrable, et indigeste pour le Capitaine que je suis. La traversée risque de prendre du retard, au grand dam de mon équipage et moi-même qui commençons à perdre patience vis-à-vis de nos "chers" passagers. Pour s'occuper, certains se sont mis en tête de s'affronter en duel. Au début, c'était juste à l'arme blanche, puis ensuite... ils ont commencé à se lancer des attaques magiques, de feu. DE FEU, BON DIEU ! Le plancher du navire serait parti en fumée sous nos pieds si je n'avais pas arrêté ces inconscients. Cet incident ne fait que renforcer mon amertume liée à cette brume, car la fin du voyage s'en retrouve hélas retardée.

L'atmosphère s'alourdit à présent, et l'orage semble imminent. Alors qu'à l'horizon, une forme sombre et inquiétante semble se diriger vers nous...


Jour 4.
Ces dernières heures furent les pires de ma vie. A l'heure actuelle, je ne saurais dire si tout ceci était bien réel, ou s'il s'agissait juste d'un cauchemar. Un bateau fantôme ! Non, ça ne se peut pas. Un bateau errant, hanté par son précédent équipage, ombre de désespoir dans l'océan tumultueux. Perdus, nous étions perdus. Et puis, un groupe de passagers a attendu que ce bateau de malheur nous percute pour s'y infiltrer, pendant que je restais là, courageusement enfermé dans ma cabine. Je n'ai pas tout compris, mais lorsqu'ils sont revenus, le bateau fantôme s'était mis à couler et c'est là tout ce qui m'importe désormais. Quand je pense à tout le mal que j'ai pensé d'eux, je m'en veux terriblement d'avoir insulté ces types-là de tous les noms. Parce que sans ces petits cons, nous serions sans nul doute en train de dormir avec les poissons à l'heure qu'il est !

 

Jour 5. Tout bien réfléchi, dormir avec les poissons n'aurait pas été plus désagréable que de passer une journée supplémentaire avec ces satanés passagers. Depuis le début, ils n'arrêtent pas de se plaindre que le voyage est trop calme - on a rencontré un bateau fantôme, nom de dieu ! - et qu'il n'y aucun monstre pour soulager leurs "besoins d'expérience". Alors, l'un d'eux a sorti ce qu'il appelle un "appeau à poulpes", et a sifflé dedans pour produire un horrible son. Et là... Trois pieuvres, trois *censuré* de pieuvres ont débarqué sur le plancher - sur mon plancher ! Ils étaient contents, ces malades, ah ça... Ils les ont taillés en pièces les poulpes, un vrai massacre. Mais, non seulement ces créatures de malheur ont failli nous faire CHAVIRER, mais en plus la quasi-totalité du navire est SALOPÉE de partout ! De l'encre et du sang bleu, partout, partout ! J'ai passé la soirée à réconforter le moussaillon qui est de corvée de nettoyage ce soir. Le pauvre, il a failli se jeter par dessus bord...

Et, soit dit en passant, pourquoi diable cette fichue brume ne s'est-elle pas dissipée après que ce damné bateau ait coulé ?...

 

Jour 6. Aujourd'hui s'achève, non pas notre voyage hélas, mais le sixième jour de cette ignoble traversée. Tout le monde est à cran et, pour une fois, on ne peut pas en blâmer les passagers. L'atmosphère est étrange, lourde, presque suffocante. Alors que j'écris ces lignes, j'observe par la fenêtre de ma cabine l'horizon brumeux, plus dense que jamais. Je me demande ce qui nous

 

Jour 7. Un deuxième... UN DEUXIEME ! Un cauchemar, c'est un cauchemar ! Pendant que j'écrivais hier soir dans ce journal-même, le regard perdu dans la brume du dehors, je perçus alors avec effroi l'ombre sinistre de ce deuxième messager de l'enfer. Un bateau fantôme, un autre fichu bateau fantôme ! Quelle panique, et quelle tragédie que celle de ce pauvre matelot qui, de terreur, s'est pendu avec la tentacule de l'un des poulpes de l'autre jour. J'ai bien cru que j'allais en faire de-même, quand en allant chercher le groupe de passagers qui nous a sauvés la première fois, ceux-ci m'ont répondu qu'il n'en avaient "rien à branler", et que ce bateau fantôme n'était pas sous "leur" juridiction. Heureux soient-ils qu'à cet instant précis, un autre groupe se soit lancé à l'abordage du sombre vaisseau, et que ce dernier finisse par rejoindre son prédécesseur dans quelque abysse que ce soit. Oh oui, heureux soient-ils...

La menace est passée, et pourtant, je ne puis exulter. Car la brume ne s'est toujours pas dissipée, et penser à ce que cela peut bien signifier ne fait que nourrir mes craintes. Il y en aura un troisième, oui, il y en aura un troisième. Il y en aura un troisième. Un troisième. Un troisième...


Jour 8.
(vierge.)

 

Jour 9. C'est une catastrophe. Tout espoir de voir le port tant espéré vient de voler en éclats aujourd'hui même, par la faute de ces demeurés. Des demeurés ! Alors que mon équipage devient fou, moi compris, tout ce qui intéresse ces inconscients est de tuer l'ennui, quitte à subtiliser tout et n'importe et quoi pour se lancer des quêtes. Exemple, brillant exemple ! Le groupe A subtilise le journal de bord du Capitaine pendant qu'il a le dos tourné, et le dissimule dieu sait où. Le groupe B doit retrouver l'objet en question, pour venir en aide au PAUVRE capitaine désemparé. Et j'écris OÙ, moi, en attendant ?! Et ils ont le culot de venir demander une récompense ! Une fiole de jus de calamar avarié, voilà tout ce qu'ils ont eu, même si je leur ai dit qu'il s'agissait d'un élixir de vitalité. Ha ! Demeurés, mais naïfs. Je les entends cracher leurs tripes en ce moment-même, et quel doux remède pour l'esprit serait-ce là si l'on avait retrouvés les cartes de navigation, la boussole et tous les trucs essentiels pour notre voyage que ces idiots ont planqués. Et on ne peut même pas les pendre par les pieds, ni les torturer pour en connaître les emplacements, tout armés qu'ils sont...

Alors qu'une ombre à peine perceptible semble se diriger vers nous. Le troisième sera là sous peu, bon dieu, le troisième sera là sous peu...

 

Jour 10. ET LE QUATRIEME AUSSI, NOM DE... ! Deux, nous avons été attaqués par DEUX bateaux fantômes en même temps ! Deux bateaux, haha, deux ! DEUX ! DEUX !! Et nous sommes perdus, haha ! Et on a perdu trois hommes, haha, ils ont sauté par dessus bord ! Je deviens fou, fou, FOU ! Et ces maudits passagers, ça coule des bateaux fantômes et ça me dérobe mes biens ! Mon jus de calamar, ils me l'ont volé, volé, VOLÉ !

 

Jour 11. La raison me quitte, et la folie peut me reprendre à tout instant, ainsi je profite de l'un de mes rares moments de lucidité pour écrire ces lignes. Je ne trouve même plus les mots pour exprimer la détresse, et le désespoir dans lesquels ce voyage sans guère plus de destination m'a conduit. Mais je souhaite tenir bon, positiver, et garder l'espoir. Nous y parviendrons. Et ce, même si AAH ! NON ! BATEAU... ENCORE ! (le reste est illisible.)

Jour 12 Dernier Jour. Cela fait donc cinq... Je suis las de cette traversée, fatigué de cette brume, épuisé par ces passagers. C'est terminé. Je commence à comprendre, désormais, le sort ironique qui était le notre depuis le début. Tout navire est voué à rencontrer un bateau fantôme sur ces eaux, et tout groupe d'aventurier est voué à y perpétrer ses exploits. C'est inéluctable, un système incontournable de notre monde. Ainsi y a t-il sur ce navire 17 groupes de ce genre - je les ai comptés, hélas - et donc, 12 bateaux fantômes à croiser encore. Je ne puis supporter cette idée, pas plus que le peu d'équipage qui me reste. Il nous faut en finir avec cette cruelle destinée, immédiatement, et avant que le sixième n'arrive. En ce moment-même, ils les jettent à la mer, tous, pendant qu'ils dorment d'un sommeil profond dû à quelque puissant somnifère que l'on a glissé dans leur repas. Ensuite, la folie nous reprendra, et nous errerons sans but dans cet océan que nous hanterons à notre tour. Mais je garde l'espoir qu'un jour, lointain peut-être, quelqu'un nous libérera de nos tourments, et que ce journal de bord échouera, avec les restes du navire, sur quelque rivage que ce soit, où il sera lu, raconté et partagé, pour qu'enfin peut-être, on puisse agir vis-à-vis de ces navires damnés qui hantent et sur-hantent nos océans...

 

Tom A. Fatebaune.