Article écrit et publié ce week-end sur Birganj après deux mois d'absence.
Abrutir. verbe transitif : Rendre quelqu'un stupide, incapable de réagir, de penser et de sentir. Voilà ce que nous définit le Larousse sur l'acte d'abrutir une personne ou un ensemble d'individus. Une espèce d'atrophie intellectuelle provoquée généralement par une répétition d'actions ou de paroles simples, demandant peu d'effort de compréhension.
N'avez vous jamais ressenti de lassitude après avoir enchaîné des jeux au mêmes mécaniques de gameplay assistées, aux mêmes rebondissements scénaristiques prévisibles, aux mêmes tics de réalisation ? Puis dans le même temps, continuer à y jouer malgré tout, tout en sachant que vous comatez comme un gland pour absolument rien de concret au bout de cette activité fort peu renouvelée ? Bah il serait p'tet temps d'en comprendre la cause. Nous allons voir en quoi le jeu vidéo, en dépit des cris de c½ur des « passionnés », abrutit bel et bien ses utilisateurs.
Les études le disent
Il y a eu énormément d'études sur les effets bénéfiques ou néfastes du jeu vidéo sur l'utilisateur. Mais aucune n'est réellement pertinente car jamais scientifiquement et physiquement expliquée. La grande majorité des études concernant les effets du jeu vidéo sur le comportement humain sont basés sur de simples comparaisons avec un groupe témoin d'un nombre d'individus très restreint. En outre, il n'existe actuellement aucune étude pertinente et vérifiée sur le comportement humain pour la simple et bonne raison qu'il est impalpable et sans cesse modifié par son environnement social. Là où la science de l'anatomie, physiologie ou autre est concret. Quand on parle de phénomènes d'addiction ou de fatigue liés aux jeux vidéo, il s'agit de problématiques globaux n'étant pas spécifiquement liés au jeux vidéo. Par exemple, on ne sait toujours pas pourquoi le cerveau humain, face à un écran (télé, ordinateur) en vient à être « hypnotisé » et travaille machinalement, contrairement à une lecture papier. On voit que l'attitude face à l'écran amène de plus en plus d'étourdissement mais on ne comprend pas encore pourquoi. Ainsi, c'est en partant d'une constatation générale que la pensée courante a fini par considérer ces maux habituels comme des conséquences spécifiques aux jeux vidéo. Quand ce genre de propos argumentés, ou non, est relayé, la communauté de joueurs lève ses fourches et va planter quelques piques clamant « non, nous ne sommes pas violents » quand certains, avec quelques neurones de plus, préféreront vendre les qualités de son hobby plutôt que de se placer en victime.
Les qualités, parlons-en. Un des apports du média désormais considéré comme acquis, c'est le renforcement de l'acuité visuelle des joueurs, ainsi que sa représentation dans l'espace. En 2003, C. Shawn Green et Daphne Bavelier, du département neurosciences de l’université de Rochester démontrent que l'attention visuelle du joueur régulier est plus précis et moins fatiguant qu'un non-joueur. En 2006, le duo renforce ses observations et affirme que le joueur régulier et capable de distinguer bien plus d'éléments dans son champs de vision central et périphérique que le non-joueur. Sans avoir autant de pertinence scientifique, les défenseurs du jeu vidéo indique souvent le bénéfice du défi, du dépassement de soi, de l'affront de l'échec, de l'évacuation des tensions, etc etc.
Ne soyons pas hypocrites. Si l'on dénonce une certaine « généralité » dans les arguments négatifs, nous devons le faire aussi pour les arguments positifs. Développer le temps de réaction, la représentation spatiale, le calcul mental ou la prise de décision rapide, c'est bien gentil mais ça dépend de certaines conditions : les jeux eux-mêmes (et du joueur, donc dont ses capacités sont aussi conditionnées par son environnement). Le jeu x n'apporte pas autant que le jeu y et apporter la preuve, physique du bienfait du jeu vidéo sur le cerveau, en omettant l'indice de probabilité du facteur (jeu) qui le provoque est assez malhonnête.
Vous avez la théorie : le jeu vidéo développe les capacités cognitives du joueur (et autres). Et vous avez la pratique. C'est à ça que sert cet article. La plupart des jeux vidéo d'aujourd'hui stimule t-il vraiment le joueur ?
Effacer la frustration, effacer la stimulation
Quand le duo Green et Bavelier font leurs expériences, ils utilisent le jeu Tetris (nécessitant de se représenter mentalement la pièce dans les quatre positions possibles afin de prendre la décision le plus vite et efficace pour engranger les points tout en anticipant la pièce suivante) et Medal of Honor (FPS classique qu'on pourrait remplacer par du multi de Call of Duty, Battlefield ou Counter Strike : repérer les ennemis sans se faire repérer, savoir vite s'orienter, savoir réagir vite en cas de découverte, etc). Vous remarquerez que ces exemples sont vieux et vieillissants et s'il est difficile de nier les apports réactionnelles des FPS multi, leur recette s’émiette de plus en plus et ne sont pas représentatifs de la diversité des jeux vendus dans le monde. Mais admettons, les CoD, Counter et BF sont des jeux largement vendus et encore beaucoup joués. Mais comment peut-on dire qu'un Battlefield est gratifiant et stimule efficacement le cerveau quand le jeu souffre de tickrate très bas provoquant alors des lacunes énormes dans la précision des joueurs ? En effet, les jeux en ligne voués à être de succès commerciaux demandent de lourds investissements pour maintenir des services réseau de qualité. Pour ainsi limiter les coûts de maintenance, les éditeurs comme EA ou Activision limitent le tickrate. C'est grossomodo l'ensemble des paquets d'informations envoyés au serveur toutes les millisecondes mais plus le jeu est gourmand, plus il est joué, plus les informations à calculer sont importants, en limitant ce « paquet d'informations » on gagne des ressources, on fait des économies au détriment de la qualité du jeu, du confort du joueur mais surtout de sa fidélité d'action. Le risque : induire alors en erreur le joueur sur ses capacités (cognitives, réflexes) puisque comment peut-on valoriser ces jeux à challenge si on vous bride vos capacités humaines ? N'avez-vous jamais ressenti de frustration quand en ligne, vous ne captez pas pourquoi un barillet complet dans le buffet n'est pas pris en compte ou pourquoi un ennemi pop n'importe comment ? En quoi, de telles conditions, un tel environnement de jeu peut être faire travailler efficacement vos capacités d'action et de réaction ? Ou plus vulgairement, en langage de joueur : votre skill ? (lire article de Gamekult pour plus d'informations sur le tickrate) C'est, en partie, pourquoi un nombre réduit d’irréductibles continuent de jouer à Counter Strike. Suivi, peaufiné et surtout pas gourmand, le jeu permet aujourd'hui de jouer avec une fluidité et une fidélité très proche du offline, permettant alors au joueur de s'exercer avec plus de pertinence qu'une vague déambulation dans des niveaux à tirer par surprise ou par campement. Ce qui est paradoxal, c'est que malgré les conditions en ligne de plus en plus démocratisés mais de moins en moins de qualité , l'e-sport valorisant ces fameuses qualités cognitives, anticipations, réflexes et travail d'équipe s'est accéléré au même moment.
Donc, nous rebondissions ainsi sur l'exemple du FPS multi qui malgré des apports indéniables, du moins en surface, est surtout à nuancer vis à vis de l'évolution de ses conditions de jeu de moins en moins fidèles au comportement du joueur. Et encore, nous n'avons pas parlé des très nombreuses aides consoles pour le joueur inclus, même dans des parties en ligne, ou des tournois. L'aide à la visée, l'ironsight avec lock automatique ne sont que des exemples de simplification des jeux vidéo d'aujourd'hui. Si on décrète que le jeu vidéo accroît sa représentation dans l'espace, ses capacités de déduction à certaines problématiques posées, ou son sens de l'orientation, etc, il devient alors impossible de vanter le jeu vidéo d'aujourd'hui où les cartes ne sont que des couloirs ou des GPS ambulants où le joueur suivra le point clignotant le long de sa map vide d'intérêt puisqu'appauvrie d'exploration à cause d'ajout d'aide grossiers (d'ailleurs, demandez à un jeune de lire une carte aujourd'hui, il n'y arrivera pas, il devient de plus en plus dépendant du GPS). Récemment, pour suivre l'actualité, Eiji Aonuma disait que le prochain Zelda sur WiiU serait ouvert mais plus, non pas, comme un Skyrim affublé d'une boussole avec direction à suivre et dont l'absence de précision des lieux donnés par les PNJ empêche de jouer sans, mais comme le premier Zelda. Pour le magazine anglais Edge en août 2014, le producteur déclare : « Dans le premier Zelda, il n'y avait pas de chemin logique à suivre, pour amener le personnage à toucher son but. On laissait les joueurs trouver par eux-mêmes. Les mondes de jeu sont devenus plus complexes, nous devions donc diriger les joueurs vers la bonne direction. Donc la progression devient plus linéaire. » En effet, le but du level-design est d'amener le joueur là où les développeurs veulent l'amener, pour ainsi déclencher la mission, le script, peu importe, tout en anticipant les réactions humaines et pas toujours cohérentes du joueur. La qualité d'un bon level-design est de tenir le joueur par la main sans qu'il s'en rend compte (car vous pouvez retourner le problème dans tous les sens, au final, le joueur est dépendant de la volonté des développeurs, qu'il soit scénariste, designer ou programmeur – jouez à The Stanley Parable pour bien prendre l'ampleur de ce fait). Or, aujourd'hui, les développeurs ont facilité la progression de leurs productions à la fois pour éviter de frustrer le foyer de consommateurs toujours plus grandissant du jeu vidéo mais aussi pour éviter de se prendre la tête à chercher des façons créatives et subtiles pour diriger le joueur. Ainsi : bonjour les murs invisibles, les grosses flèches, les actions scriptées, le QTE, la surbrillance des éléments interactifs, les bullet time à rallonge, et comme dit plus haut, lock automatiques et autres combines dérivées.
Question : comment voulez-vous stimuler le joueur et ses capacités cognitives, louées dans les défenseurs du jeu vidéo quand les normes du media en question imposent aujourd'hui des level-design mornes, téléguidés, et qui plus est copiés-collés en force ? En quoi jouer à un TPS quelconque bourré d'aides pour masquer l'absence de finesse ou d'intelligence de jeu va apporter quoique ce soit de bon au cerveau ? En quoi faire bêtement ce qu'un développeur vous dit littéralement, avec gros marqueur rouge tel un panneau du code de la route, va faire travailler votre rapidité de réflexion et d’exécution ? Et nous passerons outre la rareté des scénarios et mises en scènes subtiles et intelligents du marché. Nous nous contenterons de causer du concret, du matériel : du gameplay. En quoi surligner les objets de brillant, voir même les ennemis de votre environnement, va exercer vos repères tridimensionnels ? C'est juste un non-sens. Et pourtant, c'est ce qu'il se passe aujourd'hui dans les jeux à succès grand public (ceux à qui on était censé convaincre que le jeu vidéo apporte de la gymnastique cérébrale).
Aujourd'hui, on sait que la plasticité neuronale du cerveau est telle qu'elle se modifie selon son environnement. Vulgairement, dans la vie de tous les jours, on s'en rend compte quand on s’accommode d'habitudes. Donc, que se passe t-il quand le cerveau est soumis à des mécaniques prévisibles, répétitifs et directives telles qu'une grande quantité de jeux vidéo au game design interchangeable ? Je vous le donne en mille, il s'atrophie, il s'emmerde, il se lasse et finit, si le joueur ne réagit pas à la médiocrité ambiante de son environnement, par comater devant son écran. Quand on réclame de la diversité dans les jeux, et être sans cesse stimulé, ce n'est pas juste une lubie de « hardcore gamer », c'est une nécessité de bien être. Apprendre de nouveaux codes, de nouvelles mécaniques, « apprendre à jouer » (peu importe le niveau) sera largement plus positif que n'importe quel jeu pré-fabriqué que l'on connaît à l'avance. Qu'est ce que vous avez retenu en ayant terminé Tomb Raider ? Hitman : Absolution (bel exemple d'abrutissement par le game design où la recherche de solution du jeu original cède sa place à un gameplay fermé et guidé) ? Assassin's Creed III et son « tout droit style » ?
Le fait est qu'aujourd'hui, on a lâché tout forme de réflexion, d'adaptation, de survie dans ce monde virtuel où l'on nous oblige(ait) à aiguiser nos sens et notre attention afin d'accéder à la réussite pour convenir à une population toujours plus grandissante. On appauvrit les (quelques) vertus que pouvait apporter le jeu vidéo pour satisfaire à un public toujours plus friand de prêt-à-consommer. Pour schématiser : parler de stimulation neuronale quand la majorité des jeux vendeurs se jouent tout droits avec assistance à la visée est absurde.
Les jeux chronophages
Donc, tout ça c'est super « les jeux AAA cay le mâle », blabla. Pourtant, il y a une catégorie de jeux au public plus réduit, plus spécifique, louée pour sa richesse en matière de textes, références, réflexions stratégiques qui peuvent et finissent par « abrutir » le joueur : les jeux de gestion. Pourtant jeux intelligents, demandant patience et réflexion au joueur sous peine d’échec cruel mais juste, les jeux de gestion tels que Victoria, Europea Universalis ou même Football Manager sont pourtant les meilleurs excuses de procrastination pour les joueurs. Ces productions ont une durée de vie infinie grâce à son tout aussi grande infinité de solutions au but du jeu, où chaque partie est donc différente.
Bien entendu, le débutant en la matière n'est pas concerné. Trop occupé à assimiler un paquet d'informations, de règles et de vérifier les conséquences de ses choix après la lecture et la comparaison de centaines de statistiques, à contrario de l'habitué qui continuera pourtant d’enchaîner les centaines d'heures, achat après achat de la nouvelle version du titre en question ou de son stand-alone ou quoi qui est lié au genre. Le problème étant quand vous avez assimilé vos règles, vous n'avez plus de stimulus. A moins de rencontrer certains problèmes précis à votre jeu, dès que les mécaniques sont comprises, tant dans leur actions que dans leurs conséquences, se verront enchaîner des parties au schéma identique bien que formellement différent (pas même équipe pour un Football Manager, pas même pays pour un Victoria, etc) avec donc des statistiques différentes. Mais telle une règle de mathématiques, vous récupérerez petit à petit votre théorème du parfait petit gestionnaire et ainsi cliquerez nonchalamment pour débuter une nouvelle partie « si nouvelle, si différente » bien qu'au final sans surprises après avoir dompté le lourd règlement textuel et statistique du jeu.
Le joueur affalé sur son jeu va cliquer d'une simple pression de doigt pour avancer et bloqué des heures devant des tonnes de chiffres qui, de toutes manières, dans leur mise en forme assez simple et généralement muni de code couleur pour pas se péter la rétine ne fera pas de vous un authentique comptable ou gestionnaire dans la vraie vie, pas plus qu’entraîneur de foot ou empereur du monde ou peu importe. Outre l'intérêt décroissant au fil des mécaniques apprivoisées et d'un pas de recul sur l'utilité du jeu passé la découverte, c'est l'hypnose de l'écran sur le joueur à accaparer son attention nonchalant, à cliquer sur son bouton gauche de souris tel un automate, qui nous intéresse. Certains joueurs habitués sont à l'inverse complètement sous speed et cliquent tout partout en temps record pour avancer dans leur jeu. Dans un cas comme de l'autre, il y a un désintérêt manifeste pour ce qu'il y a à l'écran ou pour ses qualités intrinsèques. Le joueur connaît son jeu par c½ur et sa gymnastique cérébrale a disparu depuis des heures de la même manière que le joueur de TPS stéréotypé ne stimule rien dans ces gameplay assistés et répétitifs. Autrement dit, et même si on prêche un convaincu, même les jeux plus intellectuels, censés être de bonnes vitrines pour cette pseudo-légitimité recherchée par quelques personnes en manque d'assurance finissent indubitablement par déconnecter le joueur de la même façon que l'utilisateur bloque devant internet à cliquer nonchalamment sur des liens hypertextes. Car il y a une sorte d'accoutumance qu'il est, à l'heure actuelle, encore impossible de définir physiquement. Digérer des tonnes de textes ou de chiffres, que ce soit en jeux ou en simple lecture sur écran finit par faire dégobiller le cerveau et se déconnecte, ne retenant que les mécanismes vitaux du jeu. Ainsi, n'importe quel joueur de Football Manager va en trois-quatre clics être paré pour sa nouvelle partie et n'aura plus qu'à cliquer bêtement sur « Continuer » pour enchaîner ses parties. Il pourra toujours s'amuser à mater un maximum de nouveaux joueurs, mais il le fera de la même manière qu'il consulte le site Transfertmarket comme une bible qu'il n'est pas. Même processus pour chaque nouveau Europa ou Total War ou autre. Le cerveau va s'acclimater et enchaîner sa routine. Le joueur suivra sans sourciller sauf s'il se rend compte de sa procrastination. Tel un addict, il « décrochera ». Moralité toute bête : même les jeux « intelligents » sont dangereux pour la santé, à consommer avec modération.
Destiny : comment créer des zombies joueurs
Au delà de ces deux généralités sur l'appauvrissement du jeu vidéo, soit d'un game design appauvri, soit d'une conséquence inéluctable, il y a un cas. Plutôt un spécimen, juste parfait pour illustrer la définition tapée en introduction. Ça s'appelle Destiny, c'est le nouveau million seller d'Activision et développé par Bungie. Décorticage d'une conception parfaitement huilée pour laisser baver, comater, glander, procrastiner devant votre écran.
En fait, non, parfois (souvent ?), on s'emmerde à écrire en trois pavés ce qui peut être vite compris en une ligne. Après avoir joué à la bêta (qui constitue une grosse partie du jeu de base), voici l'impression que l'on avait : « c'est nul et chiant mais je continue quand même ». Voilà. C'est ça être un abruti. « Mais oui, mais si tu veux continuer c'est qu'il y a des trucs bien, n'est-ce pas, Père Castor ? » En effet, Teddy ! Et voilà le pavé incoming !
Destiny, constitué du feeling de Halo, avec son saut lunaire et ses petits « piou-piou » en guise de frag, ne nous amène pas de patate pour nous maintenir éveillé. L'ennemi qui spawn et respawn au même endroit ne stimule pas franchement nos fameux repères tridimensionnels. L'aide à la visée et l'IA ennemi qui se ruent sur le joueur ou reste en planque attendant patiemment de se faire contourné ne stimule ni réflexe, ni sens tactique, bref il stimule juste nos rétines avec ses effets lensflare « next-gen » aux couleurs fluorescents « Bungie-style ». Malgré tout ça, le jeu donnait envie de comater et d'aller au maximum de cette bêta (et du jeu complet si vous n'avez pas compris avant qu'on vous prenait pour une buse).
La recette paraît si bête, si simple et pourtant superbement efficace. La clé de voûte de Destiny est la très courte durée des missions. Si vous jouez à Halo, le plus gros reproche du jeu était les inlassables allers-retours imposés au joueur avec respawn. Le jeu étant un story mode des plus classiques, les développeurs démultipliaient à outrance ces allers-retours sous couvert d'excuses de scénario médiocre du genre « alerte alerte on est attaqué par des aliens ». Évidement, le jeu vidéo étant avant tout une question de progression dans un level-design, on ne peut pas dire que revenir sans cesse sur ses pas tout en étant surpris de voir que votre nettoyage de printemps s'est avéré inutile soit encourageant. Si le respawn est incessant dans Destiny, il est surtout conçu pour des missions se situant dans des toutes petites zones de jeu. Vous entrez dans la zone de mission et là, la partie ouverte disparaît au profit de quelque chose de classique : couloirs étroits, bondés, obscurité et boss ou horde pour un final de mission toujours sous adrénaline augmentant le sentiment d'accomplissement à la fin de chaque boss aussi inintéressant soit-il. Pour arriver à cet état d'enthousiasme, les développeurs de Bungie savent y faire : excellente musique épique se déclenchant au bon moment, bonne alternance entre couloirs claustrophobes égayés par le fameux petit point lumineux de la sortie ou par la grande salle servant de bouffée d'air. Ainsi, le joueur qui auparavant se faisait un petit chier à se balader sur sa planète et son respawn mal foutu, vient d'avoir un chouette pic d'adrénaline et donc de fun. C'est très court, ça dure entre 10 et 20 minutes environ mais justement parce que c'est court, c'est intense ne laissant aucun temps mort entre les différentes étapes du level-design : introduction en douceur, pic de difficulté, un peu d'item de soin, boss. Le joueur en ressort avec un sentiment d'accomplissement et de progression rapide. Une mission de Destiny ne laisse pas le temps au joueur de s'embêter ou pire de capter que sa mission sera répétée ad nauseam pendant tout le jeu, avec les mêmes ennemis, le même feeling de laser-gun, grâce à la magie de ce timing court et intense.
Pour donner envie au joueur de répéter sans cesse à éprouver ces petits courtes (mais intenses, ne l'oublions pas) missions consistant à ramener un objet quelconque ou activer un appareil, peu importe, rien de scénaristiquement pertinent, on appliquera la recette du RPG que Bungie a utilisé. Outre le fait que mélanger les genres donne un sentiment de richesse de game design aux yeux du premier venu, la partie RPG aide surtout Bungie à conserver l'attention du joueur. Dit RPG dit loot. Loot étant votre récompense pour avoir battu x ennemis ou ouvert des coffres. Ça tombe bien, les récompenses tombent comme des mouches dans ce jeu. L'expérience arrive relativement vite également (car oui vous avez un niveau d'expérience). Du coup, que fait le joueur qui vient de recevoir beaucoup d'expérience après sa mission « courte mais intense » ? Autrement dit, une chouette récompense pour avoir fait un truc pas désagréable ou difficile ou ennuyeux ? Bah il y retourne. Là où les développeurs sont vicieux dans l'accompagnement du joueur, c'est que le loot et l'expérience vont renforcer la puissance de feu du joueur. Sauf que… on ne parlait pas d'un FPS à la base ? Et le skill ? Donc le réflexe, l’acuité, la précision requis pour être dans cet état d'alerte permanent propre aux soit disant apports du jeu vidéo sur le cerveau humain ? Bah ouais… Il n'y a pas de skill dans Destiny. Il diminue proportionnellement au fil de votre expérience, donc de votre avancée. L'inverse de n'importe quel game design logique et cohérent, censé apporter une courbe de progression au joueur. Néanmoins, psychologiquement parlant, c'est l'abnégation du joueur à se spammer de ces fameuses missions « courtes mais intenses », parfois même plusieurs fois la même sur un même décors (oui oui on ne se foule pas chez Bungie), on créé ainsi l'illusion de progression. Seulement cette dernière est chiffrée par les stats des armes ou du personnage et c'est le reste du jeu qui va être adapté à cette « progression ». Traduction : si le joueur élimine plus facilement les ennemis, ce n'est pas parcequ'il a progressé, c'est parcequ'il a « farmé » comme un porc. Si on était dans un RPG, ce serait la règle du jeu. Pas de surprise, pas de scandale. Quand ça prend la forme d'un FPS fluide aux sauts lunaires, on donne l'impression au joueur d'être un caïd. Grand retour de force, contrairement aux critiques habituelles sur les facilités des FPS consoles : Bungie ne met pas d'ironsight locké et donne beaucoup de mobilité aux ennemis (mais pas une mobilité crédible qu'on donnerait à une bonne IA). L'illusion de progression, de tension, d'accomplissement est parfaite. Pourtant, le joueur n'a strictement rien appris ou été entraîné dans ce jeu.
Enfin, pour ne pas lasser le joueur et donc accélérer sa prise de conscience sur l'inertie mentale qu'exerce son jeu, Bungie le fait saliver par un système de planètes à explorer (une nouvelle récompense donc). On est dans l’infiniment grand, qui fait rêvasser, et va susciter un intérêt ou du moins une curiosité. On est de plus dans le too much même si c'est un non-dit des développeurs : « La concurrence modélise de plus grandes villes ? Nous, on fait des planètes ! ». Alors évidement, on a tous envie de quitter la planète Terre du début pour explorer le système solaire (voir plus si affinité mais ce n'est pas possible), dans lequel on refera exactement la même chose mais avec l'élément de surprise et dépaysement du nouvel environnement visuel… Jusqu'à recommencer. Avec la prochaine planète à découvrir après x missions débloqués au level y. Le jeu étant de base très limité en planètes, la déception du joueur devrait lui frapper en plein visage… S'il reste encore des zombies pour comater dans un jeu qui a été conçu de A à Z pour vous carotter (au sens propre comme au figurer), pas grave, le système de mini missions « courtes mais intenses » a surtout la merveilleuse qualité de facilement s'intégrer sous formes de contenus téléchargeables. Merveilleux.
Cette règle de la carotte n'est pas nouvelle. Elle fonctionne excellemment bien sur les MMORPG dans des proportions encore plus hallucinantes (va à tel endroit pour tel objet x40 pour débloquer machin truc bidule et avoir une superbe arme qui durera 10 heures de jeu). Mais la force de Bungie est justement de l'avoir couplé à un level-design très accessible qui efface au maximum le risque de paumer le joueur ne voulant pas passer sa vie sur un MMO… Mais il le fera sans s'en rendre compte avec Destiny. Notez que Gearbox, dont le loquace patron, Randy Pitchford, adepte de la fumisterie n'ayant jamais pondu un seul FPS skillé, avait lancé ce concept de « FPS-Hack'n slash » avec Borderlands (il réitère dans le non-jeu : le FPS/MOBA Battleborn). Mais Gearbox n'a justement pas l'expérience de Bungie dans le feeling « fun » et surtout dans le level-design accessible à la durée minutée pour éviter l'ennui. De plus, là où Bungie enfonce le clou, c'est qu'en implantant un système d'escouade dynamique, il créé une communauté ou l'envie de s'en créer. Vous pouvez, effectivement, débuter en solo votre jeu et la minute d'après être invité en escouade ou en en créer une pour faire vos fameuse missions fast food, vous rencontrez aussi des joueurs aléatoirement et donc de potentiels nouveaux « amis ». L'aspect communautaire étant le point le plus crucial dans les ventes de Call of Duty, il est dans l’intérêt financier d'Activision de contaminer l'entourage du joueur dans sa « zombification » (ou terme plus brute : abrutissement) afin d'augmenter les volumes de ventes. D'où la création d'un système communautaire en ligne très souple. Il ralentit la prise de conscience de game design creux, il constitue une jovialité humaine et amicale pour masquer les techniques de level-design ayant pour but d'enthousiasmer le consommateur en temps record énoncés plus haut. Destiny est le modèle parfait du jeu vidéo contemporain.
C'est ainsi que vous nous en voyez navrés cher lecteur engagé (ou non). Mais oui, le jeu vidéo vous abrutit. C'est comme ça. L'industrie vidéoludique doit forcément vous abrutir pour éviter de prendre des risques créatifs et financiers, il doit vous embrouiller avec des termes anglophones qui claquent pour vous vendre du craft en deux clics, de la baston téléguidée ou une mablette servant de carte… Il doit aussi faire en sorte que vous ne vous énerviez pas sur leurs jeux, ça leur foutrez un sale karma (et donc peut être, éventuellement, probablement, on ne sait pas, de sales ventes), alors on vous tient la main, on vous crée une chouette signalétique in-game, des gameplay tellement révolutionnaires qui font tout tout seuls d'un clic (rappelez vous, Molyneux s'en vantait et appelait ça « blue button » dans Fable II)… Et sinon, à l'exact opposé, que dire de ces jeux tellement riches, tellement passionnants, qu'il faut des centaines d'heures de pratique à cliquer machinalement la bave aux lèvres et le pot de chambre à proximité pour se plonger dans tel ou tel jeu de gestion ?
Si, effectivement, certains jeux requièrent encore de la maniabilité, de l’entraînement, de l'attention, de la réflexion, ils sont de plus en plus minoritaires. Les jeux qui touchent le grand public (ça inclut aussi les joueurs réguliers), autrement dit les jeux qui dessinent le marché et les tendances, qui font battre le c½ur de l'activité économique et créative sont eux, construits de plus en plus dans l'optique de bloquer, hypnotiser, enfumer le joueur par des choix de conception insultant pour n'importe quel être de raison. Or, comment voulez-vous être crédibles quand on clame haut et fort que le jeu vidéo est saint pour le cortex cérébral humain? Il faut accepter que le media participe beaucoup à une certaine atrophie intellectuelle, soit sciemment donc, soit de la même manière que bon nombre de médias sur écran. C'est factuel. Néanmoins, doit-on culpabiliser de « s'abrutir » devant l'écran ? Le plus important étant, comme toujours, la prise de conscience et la recherche de compréhension. Comme déjà radoté sur plusieurs articles : il faut comprendre ce que l'on fait, ce que l'on voit, ce que l'on entend, ce que l'on sent, bref comprenez ces foutus jeux auxquels vous jouez. En décortiquant ces mécanismes, en comprenant où on veut en venir (si ça va quelque part), vous comprendrez si le jeu vous est néfaste ou non. C'est comme être coupable de bloquer sur des vidéos Youtube de gens pas très futés ou de chutes dignes d'un VidéoGag trash… Ou mater des gros nanars ou des blockbusters qui font tâche… Il n'y a pas de honte à se reposer le cerveau. C'est même un besoin. Il faut juste être conscient qu'on le repose et ne pas prétendre qu'on l'exerce.
(Re)lire cet article, mis en page, sur le site PG Birganj : en Une ou dans la rubrique Points de vue.