“Gex fut un projet sulfureux”
 
L’industrie du jeu vidéo fourmille de créations souvent grotesques. Titre de commande, prétexte marketing, leur ramage se rapporte rarement à leur plumage. C’est justement la triste histoire de Gex, un des nombreux avatars prétendant au rang envié de mascotte à l’exemple de l’indéboulonnable Mario, que le programmeur principal Gregg Tavares détaille dans un post mortem édifiant.
 
En plein changement de paradigme (passage de la 2d à la 3d), Crystal Dynamics cherche à se donner un nouvel élan. Pour l’instant, l’icône Tomb Raider est une vague idée griffonnée sur un coin de table. Elle attendra. L’attention du studio se concentre préférentiellement vers les mascottes lucratives de Nintendo et Sega. En plus de personnifier positivement une marque, ce haut grade dans l’échelle émotionnelle des joueurs offre l’opportunité de décliner le précieux talisman dans de juteux produits dérivés. Domaine réservé des branches mercatiques, Gex est confisqué aux créatifs pour n’être plus que fabriqué par la communication marketing.
 
 
“Lorsque j’interrogeais mes supérieurs sur le futur positionnement de Gex, on m’avait répondu qu’il deviendrait le prochain Sonic. Ce jeu sera un succès colossal, une nouvelle mascotte, un de ces titres qui inspirent toutes sortes de produits merchandising tels que les stylos, les jouets, les cahiers...” se désole encore le développeur. Pourtant ce dernier était très enthousiaste à l’idée de plancher sur un projet de si grande importance pour le studio. Quatre personnes forment l’équipe en plus de Gregg et un cinquième viendra grossir le petit effectif quelques mois plus tard. Le programmeur principal prend rapidement conscience du poids considérable des décisions marketing dans le processus de création du jeu au mépris de ses propres arbitrages de conception.
 
Le pitch du titre de Crystal Dynamics convoque les plus grandes références cinématographiques hollywoodiennes afin d’entraîner le lézard Gex dans de folles aventures : “les marqueteurs s’honoraient d’avoir eu une grande idée” raille le créatif. Dans les faits, le concept casse-gueule sautait à la figure de l’équipe embarquée malgré elle dans ce projet commercial mal engagé : “un niveau reprenait la thématique western, c’était tout bonnement catastrophique. Les films de cow-boy s’adaptent mal à la structuration des jeux de plates-formes, car rien ne flotte au ciel dans l’ouest sauvage”. Une élucubration dans un premier temps maintenue en dépit du bon sens, les Mario, Sonic “et même Earthworm Jim évoluent plus favorablement à l’intérieur de mondes imaginaires” déclare avec expérience, le développeur.
 
 
 
Avec force de conviction, Gregg persuade ses supérieurs que le level design ne colle pas et en profite pour chambouler de bout en bout le concept initial “incroyablement boiteux” en faveur d’un univers fantastique “où l’explication” du comment du pourquoi n’est pas nécessaire. Ainsi, le cadre hollywoodien est troqué contre “le monde de la télévision” dans lequel Gex doit retrouver des télécommandes afin de changer de canal et sauver des innocents prisonniers. Cette base de travail est finalement acceptée. Très vite les niveaux prennent formes, les références abondent : “nous avions créé un niveau de cauchemar [...] une option de gameplay était censée être similaire à Rail Chase ainsi qu’a Jurassic Park, deux hits d’arcade de Sega”.
 
La transition technologique oblige à repenser en profondeur les process, la console 3DO, premier format 32bits du marché complique l’élaboration des jeux : “sur 16bits [...] il vous suffisait de réaliser un programme de 320x200 pixels, de l’habiller de graphismes et le tour était joué ! Sur un système 32bits [...] la quantité de mémoire interne supplémentaire et le support CD” ont démultiplié la charge de travail : “il fallait six fois plus temps pour concevoir un niveau”. Avec deux mois de charge de travail réservés pour chaque niveau, le délai de production s’étendait sur 36 mois : “nous étions en septembre 93, Crystal Dynamics souhaitait commercialiser Gex en juin 1994”. Il fallait coûte que coûte élargir l’effectif afin de tenir les délais : “refus catégorique” du studio britannique. Le technicien était désabusé : “ils ambitionnaient de lancer un jeu 32bits à la hauteur d’un Sonic sans y mettre les moyens”.
 
 
D’après lui, les responsables du studio pensaient encore “16bits” pour tenter d’expliquer cette fin de non-recevoir. Un autre mobile est avancé : “c’était à cause des deux premiers jeux, Crash N’ Burn et Total Eclipse, ils n’imposaient pas de recourir à de grandes équipes”. Finalement, face à l’ampleur du retard accumulé, Crystal Dynamics embauche de nouveaux artistes. Les candidats successifs ne remplissaient pas aux conditions professionnelles : “il y avait ceux provenant de Hongrie incapables de dessiner correctement”. Avant de trouver les perles rares disposant d’une grande expérience. En juin, l’équipe décida de passer à la trappe certaines options afin d’accélérer le développement de Gex : “l’option de gameplay s’inspirant de jeux Sega a été supprimée, le niveau cauchemar (maison hantée) appauvri de deux sous-niveaux”. Silicon Knigths (Legacy of Kain et bien plus tard Eternal Darkness) est appelé en renfort : “ils avaient réalisé 26 ennemis en un mois”. Gex n’était fini qu’à 50% malgré l’aide précieuse apportée.
 
Le studio anglais somme l’équipe de tailler de nouveau dans l’organisation des niveaux et enrôle des programmeurs supplémentaires dans l’intention de lancer le jeu à Noël 94. Septembre représentait l’échéance définitive, cependant : “nous n’avions pas encore intégré les bruitages et musiques à ce stade”. Les vastes niveaux obligeaient les concepteurs à différencier les sons, un travail titanesque les attendait. Une fois encore, des coupes claires avaient été opérées, il fallait tenir les délais très serrés : “nous nous étions rendu compte que la chose était devenue impossible. En hiver 95, il nécessitait à peu près trois mois additionnels pour le finir”. Sans en informer le studio, des développeurs viennent ponctuellement prêtés mains fortes. Les niveaux supprimés étaient retravaillés, un jeu de shoot issu d’un projet universitaire de l’un des programmeurs “sera proposé en bonus”.
 
Lorsqu’il fallut établir la distribution, les choses se compliquèrent : “c’était initialement une photo de l’équipe, néanmoins notre directrice de produit opta pour du simple texte.” Comment intégrer les noms des programmeurs embauchés sans l’assentiment de Crystal Dynamics ? “Nous avions décidé de faire une fin spéciale accessible à la condition express d’avoir terminé le niveau science-fiction ainsi que le jeu [...] le défilement des noms s’étalait sur une longueur de près de 18 minutes !”. D’autres secrets de fabrication finissaient eux aussi d’être éventés. Le concepteur en chef par intérim avait travaillé sur un niveau que l’équipe retoucha sans son autorisation : “c’était la goutte de trop [...] notre responsable était déjà excédé par les importantes modifications opérées contre son consentement par Crystal Dynamics” fait observer Gregg.
 
 
Très remonté contre le studio, le concepteur en chef décida de placer un code secret à l’insu de ses supérieurs, en croisant les doigts pour que ces derniers ne le découvrissent pas : “il existait un code de triche secret habilitant le joueur à choisir son stage bonus à l’intérieur du niveau Kung Fu. C’était la version originale avant changement [...] un message caché y était glissé à l’attention du joueur. Il disait << n’avez-vous pas trouvé ce niveau correct ? Celui-ci a été massacré parce que pour la société vous n’êtes pas sa priorité, l’urgence c’est faire du fric. >> " Le concepteur osa donner les coordonnées téléphoniques de sa supérieure. Lorsque le pot aux roses fut découvert après la phase de playtest, l’intéressé fut licencié sur-le-champ. La relation entre 3DO et Panasonic, détenteur d’une licence de fabrication et exploitation commerciale de la console éponyme “avait été probablement menacée” ajoute le technicien.
 

3DO demanda à l’équipe de lui révéler d’autres secrets de réalisation afin de prévenir toute complication supplémentaire avec Panasonic : “nous avions décidé de leur montrer la fin longue de 18 mn qui a échappé à la censure”.

 
Gex fut finalement lancé en mars 95. Le sentiment partagé par l’ensemble des membres de l’équipe rognait vers “l’insatisfaction [...] 21 mois épouvantables [...] carence, coupures, impondérables avaient nuit au jeu”. Contre toute attente, la réalisation laborieuse de Gex n’a pas contrarié le contentement du public : “cela nous a donné du baume au coeur”.