On s'imagine souvent que les plus grands créatifs et les meilleures équipes de développement au monde s'imposent de longues séances de brainstorming pendant des semaines avant de produire des hits. Ce n'est pas toujours le cas. Il suffit parfois de choses anodines comme un trajet quotidien en mobylette (Yu Suzuki et Hang On) ou de manifester une curiosité drolatique pour la vie fourmilière de son jardin (Shigeru Miyamoto et Pikmin).
 
C'est exactement le même parcours burlesque qu'a suivi l'un des meilleurs jeux arcade de la Dreamcast : << l'inspiration m'est venue lorsque j'étais coincé dans un embouteillage, se remémore Kenji Kanno, producteur de Crazy Taxi. J'ai remarqué une ruelle vide de trafic automobile sur le côté opposé de la route et je me suis dit que ce serait fantastique de m'y projeter pour échapper aux bouchons.>>
 
Après un long silence radio en arcade (le énième plan de restructuration interne proposée par Sega à ses pôles R&D et la finalisation du hardware de la Naomi sont responsables de cette improductivité passagère), l'AM3 rebaptisée pour l'occasion H!tmaker prépare avec douze personnes affectées au projet un titre qui allait apporter un vent de créativité inédit dans l'univers ronflant des jeux d'arcade.
 
Si le thème principal faisait consensus, une voiture s'arrachant des lenteurs du trafic urbain, le choix du taxi avait fait l'objet d'une longue délibération interne : << certains membres de l'équipe craignaient que le concept ne soit pas assez fou pour le polariser uniquement autour du taxi >>, mais Kenji Kanno insiste sur le fait que les taxis du monde entier sont connus pour leur conduite risquée. Cela représentait donc un dénominateur commun aux trois régions du monde dans lesquels la borne Crazy Taxi allait être distribuée (Japon, Europe, Amérique).
 
 
Après 18 mois de développement (et une présentation à l'AOU Show de 1999 qui a rassuré l'équipe sur la pertinence du concept), H!tmaker lance Crazy Taxi en arcade sur la toute nouvelle carte entrée de gamme de Sega, la Naomi. La première impression positive des opérateurs de salle d'arcade était l'assurance que cette carte bon marché (le coût d'acquisition de la borne par les professionnels de cette industrie était d'environ 1000 euros. Une aubaine face au Model 3, presque trois fois plus cher) soit capables d'afficher autant d'objets 3D animés.
 
La seconde fascination pour ce titre décalé : << a été provoquée par un coup de fouet émotionnel chez le joueur, et ce dans un laps de temps très court. Crazy Taxi a saisi l'attention au premier coup d'oeil que l'on portait sur lui. Vous aviez envie de jouer dès l'instant où vous le voyez >> déclare enthousiaste son producteur. Il poursuit : << nous avons essayé d'imprimer un nouveau style d'expérience arcade qui était de 100 yens par session de trois minutes au Japon. Nous avions bonifié le temps de jeu après chaque course réussie. Si bien que les parties pouvaient durer presque une heure pour les plus habiles. >>
 
Le titre d'H!tmaker réalise un carton dans les salles, Sega pousse naturellement son studio fétiche à réaliser une version tout aussi explosive pour Dreamcast. << Nous avions commencé cette conversion avec deux grandes idées en tête. L'une était de faire un portage fidèle à la référence arcade et l'autre d'ajouter de nouveaux éléments afin d'enrichir le gameplay. J'avais décidé d'inclure dans la version console la possibilité de se sentir perdue. Pas de soucis de faire ses courses dans le but de grappiller des secondes supplémentaires, je voulais exprimer le plaisir de l'apprentissage de la ville. >> Cette perspective de supprimer de ce qui fait tout le sel de Crazy Taxi n'a pas plu à l'équipe : << certains ont exprimé l'envie d'accentuer les sauts, chose que nous n'avions pas assez développée en arcade >> déplore Kenji Kanno. Ce dernier arracha à son équipe un décompte de temps plus élevé (10 minutes) afin d'encourager le joueur à se familiariser avec l'environnement urbain sans trop de pression.
 
 
La véritable clef de voute du jeu était l'amélioration des compétences routières du joueur : << les mini-jeux avaient pour but de faire progresser l'habilité du joueur afin qu'il puisse augmenter son décompte de temps >>. Pour H!tmaker, il était en effet plus gratifiant de permettre au joueur d'offrir du temps de jeu supplémentaire par son aptitude plutôt qu'une simple modification du chrono dans les options : << le propos des mini-jeux est l'initiation du joueur aux règles du jeu de Crazy Taxi >> résume le responsable. L'homme parle de "trial and error" pour synthétiser sa pensée. L'apprentissage viendra des nombreuses tentatives et échecs. Plus subtile qu'elle en avait l'air de prime abord, la conduite énergique (serpenter entre les voitures, démarrage en trombe, déraper...) nécessitait la maîtrise des différentes techniques optimales (crazy drift, crazy combo, drift-stop...) afin de triompher des contraintes de la ville (bouchon, mobilier urbain...).
 
Si la transition arcade/console a bien été négociée par H!tmaker au niveau de la profondeur de jeu, les craintes d'une dégradation visuelle étaient réelles. Bien que la parenté entre les deux formats est évidente (le processeur central est un Hitachi SH4, la puce sonore AKA est livrée par Yamaha), la borne Naomi bénéficiait d'un surcroît de puissance par rapport à la carte mère de Dreamcast (on l'estime à deux fois sa supériorité), rien n'était acquis. Surtout avec les délais de conversion tirée au couteau (seulement un an après sa commercialisation en arcade), le titre devait faire partie du catalogue de lancement en Occident. H!tmaker releva le défi avec une équipe réduite de trois personnes. Le moteur 3D très puissant sera porté avec d'infimes concessions visuelles telles que des effets d'escalier plus prononcés ainsi qu'un nombre de polygones affiché à l'écran plus restreint. Il faudra également déplorer un affichage tardif du décor sur certaines portions de la ville et quelques ralentissements en cas de surcharge du trafic routier.
 
 
 
Les couleurs vives de Crazy Taxi et la ville côtière choisie (San Francisco) ont contribué à rendre festive l'ambiance du jeu, mais pas seulement : << la musique a un rôle très important dans l'appréhension du gameplay. Les bandes-son sont traditionnellement sélectionnées après que le design du jeu soit validé. J'ai fait plusieurs magasins et écouté plusieurs musiques sans pouvoir faire mon choix. Pendant tout le processus de production, je faisais écouter à mon équipe les chansons. >> The Offspring et Bad Religion furent finalement approuvés par l'équipe. Les rifs furieux soulignaient parfaitement l'ambiance bouillonnante du jeu. << Je suis dingue des Offspring. Durant la commercialisation de la Dreamcast au Japon, le groupe avait fait une tournée musicale. J'en ai donné un exemplaire à Dexter, le chanteur du groupe >> se souvient ému Kenji Kanno.
 
Lorsque Sega deviendra éditeur, Crazy Taxi fera l’objet de tractations entre Acclaim et le japonais. L’éditeur américain se chargera de la distribution sur PlayStation 2 et Gamecube, récoltant ainsi les royalties. Cet accord avait été négocié par les deux parties, car Acclaim détenait la licence Ferrari en Occident. Sega, désargenté, se coupera un bras pour payer le droit d’utiliser aussi cette licence, notamment pour le portage prévu de Ferrari F355 Challenge de Yu Suzuki. Le destin de Crazy Taxi sera de se perdre dans des suites sans conserver le génie du premier volet, ainsi que dans une réédition sur boutiques en ligne handicapée par la perte d’autorisation d’utiliser les pistes musicales liée à l’expiration des droits et d’un visuel non retravaillé pour la haute définition.