Je poursuis sur ma lancée avec un nouvel article. Celui-ci est une traduction/adaptation d'un blog de Steve Gaynor, game designer chez 2K Marin, ayant notamment travaillé sur BioShock 2, intitulé Specific Violence. "My thoughts exactly, and then some", comme on dit chez nos amis ricains. 

Une discussion revient souvent dans la blogosphère dédiée au game design et à la critique de jeux vidéo. Celle sur la maturité du média, son importance, les messages qu'il véhicule. Celle qui se lamente sur l'omniprésence du "tatapoum", sur un potentiel largement inexploité, sur le fait que nous ne sommes finalement que des petits garçons qui veulent être plus adultes, mais ne savent pas trop comment y parvenir.

Il semble que la discussion se fasse toujours en des termes vagues, comme si nous ne savions pas ce que nous voulions. On sait ce dont on ne veut pas "je veux un jeu où l'on n'est pas obligé de tuer des ennemis tout le temps", ou l'on a des concepts comme "je veux que les jeux soient reconnus comme une forme d'art", mais rarement avons-nous des exemples concrets, à l'aune desquels mesurer simplement réussites et échecs.

Il est également dérangeant que les gens s'acharnent autant sur la violence dans les jeux vidéo, en tant que telle. Evidemment, le fait qu'elle soit si omniprésente, servie à toutes les sauces, le plus souvent absurdement glorifiée, peut amener logiquement à souhaiter un rejet complet, à demander des jeux sans meurtre, sans arme, sans effusion de sang. Mais la violence reste un élément indispensable de la dramaturgie. Il faut donc plutôt s'intéresser à l'usage qui en est fait. La violence doit être puissante. En l'état, les jeux vidéo vident la violence de son impact, en la rendant légère, banale, futile et vaine. En rendant les jeux vidéo nécessairement violents, la violence devient quelconque.

à gauche, la preuve que la violence peut servir un propos ; à droite, un film échouant le test de Bechdel

Enfin, dernier élément : Alison Bechnel est une auteur de comics qui s'intéresse notablement au féminisme et à l'homosexualité dans ses œuvres. Elle est cependant plus connue pour son "Test de Bechdel" pour les films. Les critères sont : 
1. Le film doit avoir au moins deux femmes
2. Elles doivent se parler
3. Le sujet de leur conversation ne doit pas être un homme.

On peut supposer que ce test est né d'une série de longues discussions au sujet de la tendance des films à présenter un point de vue principalement masculin, échouant à dépeindre la femme comme un individu à part entière, des films mainstream déshumanisent la femme, du fait que seule une poignée de films surnage au dessus du lot, et des interrogations sur comment situer la ligne. Le test était né.

Tout ceci pour dire que la violence, que ce soit dans la littérature ou au théâtre, peut être porteuse de sens ou bien futile. Avec un message, elle trouve un impact, une résonance chez l'audience. Sans, elle est largement (et à raison) tournée en ridicule. Considérez la mort d'Hamlet après un duel, ou celle de Sonny Corleone dans Le Parrain en comparaison avec celles des inconnus qui se font abattre à la chaine dans Rambo II, Commando ou Hard Boiled. Le meurtre par le personnage principal d'un individu sans identité diminue la valeur de la vie humaine dans l'œuvre, et donc prive la violence de sa signification.

Parait que les pixels au fond de l'écran sont des êtres humains

Un critère pour les jeux vidéo pourrait donc être : la violence perpétrée par le joueur dans un jeu vidéo n'est légitime que si la victime est un individu unique et particulier.

Le critère devient une contrainte sur le contenu : ne retirez pas la violence, retirez les masses informes d'"ennemis" génériques. Si tous les personnages avec lequel le joueur interagit sont uniquement et particulièrement définis, alors tout acte de violence à leur encontre est porteur de sens : les individus ont des familles, des maisons, des boulots, des amis, et surtout, des relations avec les autres personnages du jeu. Les actes du joueur ont des ramifications et des conséquences sur ceux qui l'entourent, même si cet entourage n'est que suggéré. Il n'y a alors plus d'avalanches de violence générique, mais des actes distincts de violence particulière, chacun desquels est potentiellement très important.

Le critère devient aussi une contrainte sur l'échelle : si le joueur est capable de violence, alors il ne doit pouvoir commettre cette violence uniquement sur des individus particuliers, et chaque personnage du jeu doit donc être uniquement identifié. Tout le design du jeu, la taille des décors, la distribution des rôles, les interactions offertes au joueur, tout doit être envisagé dès l'origine. Le produit final est forcément différent.

Alors, peut-être que la violence dans les jeux vidéo commencera à vouloir dire autre chose.

Notes et exemples [de l'auteur original] 
-Ceci recouvre évidemment en partie la théorie de Warren Spector "one city block", d'un jeu se déroulant dans un unique bloc d'immeuble, ou chaque personne serait un individu unique avec son nom et son visage, et ou tout acte de violence aurait des répercussions sur tout le bloc. Peut-être que le temps est enfin venu. 

-un autre exemple dans une forme un peu plus abstraite, serait Shadow of the Colossus. Même s'ils ne sont pas humains, il n'y a que 16 ennemis dans tout le jeu, et chacun à un aspect unique, son propre environnement et comportement. Quand on en tue un, on a tué le seul de son genre, et cet acte s'accompagne d'un sentiment de tristesse et de regret. Le meurtre est une transaction entre le joueur et un autre individu, et donc, la violence a un sens. 

-spoiler BioShock : au moment climactique de l'histoire, le joueur tue Andrew Ryan. Ceci fait suite aux morts de centaines de splicers, des monstres qui attaquent le joueur à vue, et que celui-ci tue à la chaine comme s'ils étaient tous identiques. Et pourtant, malgré la désensibilisation d'avoir réduit en pièces tant de chair à canon auparavant, la mort d'Andrew Ryan a tout de même un impact. Pas à cause du lien de parenté qu'on nous révèle, mais parce que Ryan a été développé en tant qu'individu pendant tout le jeu, avec une intelligence, une histoire et des idéaux. La violence envers un individu est telle que son impact et son sens continue de se faire sentir quelle que soit l'atteinte à la valeur de la vie qui la suit ou la précède.

-de la même manière, opter pour la chair à canon réduit le plus souvent les films à des œuvres de genre, mais il y a des exceptions. Les films de kung fu par exemple. Des hordes d'ennemis tombent sous les coups du héros, et il s'agit de films de niche. Puis vient Tigre et Dragon, et un drame humain fascinant enveloppe des combats de kung fu au sommet de leur grâce et de leur théâtralité., et cela nous touche autant que le peut n'importe quelle puissante forme d'expression humaine. Mais c'est l'exception, pas la règle. A l'inverse, les slashers, comme Vendredi 13, ou Saw, voient des individus se faire tuer, sans pour autant s'élever au dessus de la masse. Le problème est bien sûr que ces personnages n'ont pas d'autres but que celui de se faire atrocement tuer (ou d'apparaitre nus). Toujours est-il qu'enlever la chair à canon ne suffit pas toujours. 

-il y a des jeux qui sont à la fois basé sur des individus et non pas de la chair à canon : des jeux tels que les Sims, Animal Crossing, la plupart des jeux d'aventure. Néanmoins, ils ne proposent quasiment jamais d'interaction violente (ou alors proposent à cette fin des cibles génériques comme lors des duels à moto Full Throttle). Le mélange des deux semble en grande partie taboue, probablement parce que ce serait très difficile à implémenter.

-un personnage n'a pas besoin d'avoir une histoire très développée, un arbre généalogique complet, ni même un nom pour être un individu particulier. On ne connait pas forcément le nom du flic qui est torturé et tué dans Reservoir Dogs, ni les hommes tués par Travis Bicker dans Txi Driver, ou la Viet Cong tuée à la fin de Full Metal Jacket, mais ils sont néanmoins individualisés, et leurs morts sont importantes dans le contexte.  

Notes persos [upselo]

-Heavy Rain le fait très bien. Presque tous les personnages sont individualisés. Du dealer, au fanatique, au docteur, jusqu'à l'homme qu'on poursuit dans le marché, tous ceux qui sont violentés sont connus. Seules exceptions notables, les gardes du corps de Kramer, qui tombent comme des mouches et ne servent qu'à montrer la violence de la vengeance de Shelby. Dans une moindre mesure, je regrette aussi que le jeu refuse de reconnaitre les dangers qu'encourent les autres automobilistes quand Ethan prend l'autoroute à contre-sens.
On note aussi qu'Heavy Rain rate lamentablement le test de Bechdel dès le 2.

-Red Dead Redemption intègre cette volonté d'individualiser tous les protagonistes. On remarque en effet que les gens provoqués en duel ont une modélisation unique et un nom particulier. Cependant, leur décès, n'est pas réellement comptabilisé, et on peut tomber plusieurs fois dessus (même chose si on tue un PNJ hors des duels). On note néanmoins une certaine caractérisation lors de certaines missions aléatoires, qui peut faire ressentir un sentiment amer de frustration si l'on échoue à sauver le frère d'un PNJ d'une pendaison sauvage par exemple.

-une raison de plus pour adorer les dogtags de MGS2, qui personnifient un peu chaque ennemi, en lui attribuant un nom ar la plaque, mais aussi un challenge unique lié à la récupération de cette plaque

-on pourrait faire un jeu tirant parti de cette déconnexion totale du joueur, de cette absence de regret à tuer des êtres humains pour transmettre un message au joueur, mais c'est une situation trop commune pour que le message soit aisément intelligible à mon avis (et puis Shadow of the Colossus le fait déjà en individualisant les ennemis).

-sur 29 jeux en boite dans ma collection actuelle de jeux PS3, 25 sont déconseillés au minimum au moins de 16 ans et 25 (25 suscités - Heavy Rain + Super Street Fighter IV classé 12) reposent sur la violence comme mécanique de jeu et de progression principale. Je trouve ça assez révélateur de l'état de la réflexion des jeux mainstream sur le sujet (ou sur l'hypocrisie de mon discours vis-à-vis de ma consommation).

Je signale en passant que je demande à chacun des auteurs leur autorisation avant de publier ces traductions (dans le cas ou il n'y a pas de licence explicite sur leur blog). Je ne cherche pas à m'attribuer leur mérite en publiant le travail des autres, je suis simplement conscient qu'une simple invitation de ma part à aller lire un article en anglais sur un autre site/blog, même très enrichissant, sera bien souvent moins concluante. N'hésitez en tout cas pas, si l'anglais ne vous effraie pas, à aller sur les articles originaux, ne serait-ce que pour voir les commentaires et les discussions qui s'ensuivent, et le cas échéant y participer.