"Far Cry 2 est un grand jeu."

Lâchée négligemment au milieu d'une assemblée de joueurs, voilà le genre de phrases qui peut anéantir le peu de réputation et de crédibilité auxquelles vous auriez pu aspirer. Des pages de forum ont appris à chacun le consensus indiscutable autour de ce jeu. Trahison d'une franchise appréciée, rejeton caricatural de la machine commerciale Ubisoft, joli mais répétitif, un produit sans âme. Et surtout, un monde rempli uniquement d'ennemis, tous déterminés à vous tuer à vue, sans relâche, et qui réapparaissent trop régulièrement à tous les coins de la carte. Le discours est connu, répété machinalement d'un air convaincu même par ceux qui n'ont jamais mis la main sur le jeu.

Il serait facile d'arriver et de déclarer d'un air suffisant que personne n'a rien compris ou n'a su voir la beauté de cette perle mésestimée. Mais aussi tentant que cela puisse être, je vais tout de même tenter de partager mes pensées sur le sujet.

Il faut avant tout comprendre que malgré son monde ouvert, Far Cry 2 est fondamentalement un shooter. Ce n'est pas un hybride de RPG à la Fallout 3. Pas question de discuter avec toutes les personnes que l'on rencontre, ou de résoudre ses problèmes autrement qu'avec des balles ou des coups de machette bien placés. Ce n'est pas non plus un clone de GTA, ou l'on peut se balader tranquillement et se détendre entre les missions avec des mini-jeux. C'est à mon sens le premier obstacle à éviter pour apprécier  le jeu à sa juste valeur. L'accepter pour ce qu'il est, le juger sur ses ambitions, pas sur des attentes infondées.
Ceci étant, même en restant fermement dans le genre du shooter, Far Cry 2 reste ambitieux à de nombreux égards, et tente d'innover par petites touches, pour finalement s'éloigner significativement des expériences fournies par Call of Duty et ses clones.

Une immersion de chaque instant
En effet, le rythme du jeu, du fait du monde ouvert, est assez différent de ce que propose le shooter standard. Dans l'Afrique du jeu, chaque distance parcourue doit se mériter. On conduit d'un point à un autre pour récupérer son ordre de mission, on conduit encore pour se rendre sur les lieux de la mission. Le cas échéant, on fait un détour par une planque proche pour se préparer et sauvegarder, ou bien on rejoint un partenaire (buddy en VO) pour des objectifs secondaires. Il existe un système de bus permettant d'échapper à certains trajets, mais on ne peut éviter de conduire fréquemment. On suit de plus le personnage à tout moment, que ce soit pour ouvrir une porte, s'injecter une seringue de soin, ou passer du siège conducteur à la tourelle. L'immersion est donc totale, renforcée par l'omniprésente vue à la première personne et le HUD discret. La carte notamment est intégrée directement au jeu, manipulée par notre personnage, et la consulter au volant transmet exactement le côté peu pratique de la tentative. Et je n'ai même pas évoqué les décors magnifiques, aux ambiances variées, les couchers de soleil aperçus à travers l'épais feuillage, baignant le monde d'une lueur rouge, ou le soleil écrasant de midi sur les plaines traversées de zèbres et gazelles. On vit dans ce monde, chaque instant. 

Rythme lent mais tension constante
De fait, la moindre action prend un certain temps, et la préparation d'un objectif de la trame principale peut aisément demander une demi-heure de jeu. Mais ce n'est pas pour autant qu'il ne se passe jamais rien, au contraire. Si les missions principales sont comme il se doit spectaculaires, avec de magnifiques lieux dédiés, au level design élaboré, les autres affrontements ne manquent pas non plus de sel. En effet, notre aventure et nos déplacements sont régulièrement ponctués de combats avec les factions en poste aux points de passages répartis aux différents carrefours de la carte. Il n'est pas rare de rencontrer également des patrouilles armées sur les routes.

Loin de ressembler à un massacre de chair à canon distraitement conduit, ces accrochages donnent plutôt lieu à d'intenses échauffourées, dynamiques et imprévisibles, pouvant rapidement dégénérer. Notre attention est donc constamment sollicitée, la tension de ce monde en pleine guerre civile ne se relâche jamais. Les répits sont brefs et incertains, la survie rarement garantie. Ce que certains considèrent comme une nuisance trop régulière fait l'expérience même du jeu. Les objectifs principaux ne sont pas le cœur de l'aventure, ils viennent seulement ponctuer l'aventure de touches plus spectaculaires. Le respawn fréquent, même s'il nuit à la crédibilité, s'assure que cette tension, une des forces majeures du jeu, reste constante.

Level design ingénieux
Ce qui ne veut pas dire pour autant que le joueur est impuissant ou démuni. Il suffit le plus souvent de s'éloigner des routes pour éviter les rencontres non désirées. L'exploration de chemins alternatifs, par les rivières ou les hautes herbes est ainsi particulièrement récompensée, en plus des diamants à récupérer, laissés aux quatre coins du monde par des aventuriers moins chanceux. Le level design est aussi pensé pour permettre plusieurs approches différentes de chaque situation. S'en tenir à prendre les routes, et aborder toutes les missions en arrivant par la porte de devant mènera sans doute à une expérience répétitive et un brin superficielle, bien qu'intense. Mais repérer les lieux à l'avance, marquer à la lunette les points intéressants, faire un détour pour prendre de la hauteur, permet ainsi d'accomplir la mission d'un tir unique de roquette bien placé, et de s'en aller tranquillement sans être inquiété par la vingtaine d'ennemis qu'on aurait eu à affronter autrement. Rien n'empêche ceci dit d'y aller de front avec un fusil à pompe et des cocktails Molotov et de plonger au coeur d'un combat frénétique si cela correspond plus à notre style de jeu. Cela demandera probablement une autre exploitation du level design, pour profiter du couvert des habitations, de wagons, ou de carcasse de véhicules, mais le jeu supporte cette multitude d'approches tout au long de l'aventure.

Le choix des armes
La sélection d'armes à disposition, limitée à un fusil, un pistolet et une arme lourde, influence l'approche tactique à adopter. Un fusil à lunettes pour éliminer les menaces à distance, avec un pistolet mitrailleur pour s'occuper des ennemis qui s'approcheraient trop, et un lance-roquettes pour les plus grosses cibles est ainsi un équipement plutôt équilibré, orienté vers une approche discrète à distance. Mais on peut aussi opter pour un fusil à pompe pour la majorité des combats, avec un lance-fusée pour propager rapidement le feu et semer la panique dans les rangs adverses, et une mitrailleuse lourde pour les situations exceptionnelles pour une approche plus brutale au corps à corps. Sans parler des armes avec silencieux, des fusils automatiques classiques ou des puissants revolvers qui étendent l'éventail de combinaisons possibles. Une fois achetées, les armes sont disponibles en quantité illimitée dans les hangars des marchands d'armes. On peut se réapprovisionner régulièrement sans soucis. En cas de pépin, ou si l'on veut tester des armes encore indisponibles, il est possible de ramasser les armes des adversaires tombés au champ d'honneur. Cela permet de pallier à des situations tendues, mais surtout de donner un avant gout d'armes plus puissantes, originales, pour un temps limité (elles s'enrayent et se cassent assez vite), motivant à progresser, et à varier ses approches.

La familiarité et la confiance qu'on acquiert progressivement avec le terrain, avec les différents points de passages permettent également d'aborder les affrontements différemment à chaque fois, de tester l'efficacité de chaque méthode. Il ne tient qu'au joueur d'épicer les combats, les réactions des ennemis variant et s'adaptant bien selon les situations, craignant le feu, portant secours aux blessés, effrayés si vous assassinez leurs compagnons à coups de machette, se dispersant et vous cherchant activement si vous les snipez.

L'apologie du chaos
Mais ce qui fait réellement que la tension perdure et que l'ennui ne s'installe pas, est la propension à l'imprévu que favorise le jeu. Les instants les plus mémorables interviennent quand un accident émaille soudain un plan méticuleux et qu'on est obligé d'improviser sur le champ. Une patrouille qui déboule alors que votre vie est au plus bas et à court de munitions, une arme qui s'enraye au milieu d'un combat, une crise de malaria alors que vous êtes poursuivi, un incendie qui vous revient dessus, une réaction en chaine d'explosions à cause d'un tir malencontreux dans un réserve de munitions ; le potentiel pour des situations exceptionnelles est maximisé. Les enjeux restent importants avec un système de santé qui ne pardonne pas vraiment, obligeant à trouver des abris sûrs pour se soigner dans les pires situations, et un système de checkpoints qui fait perdre pas mal de progrès en cas d'échec. Mais le jeu n'est pas frustrant pour autant, le joueur a toujours de quoi affronter ces pépins inopinés. Au pire, le système de buddy, avec un partenaire venant vous trainer hors d'un gunfight tendu le temps que vous vous remettiez sur pied, vous permet d'être sauvé un certain nombre de fois, tout en préservant le challenge et la continuité des combats.

Prenons un exemple concret. Je descendais une rivière en bateau pour éviter de rencontrer trop d'ennemis. Tout à coup, une crise de malaria me fait perdre la vue et le contrôle pendant quelques instants. Un choc se produit, et je reprends conscience. Mon bateau a percuté la jetée d'un campement ennemi, trois hommes m'entourent et commencent à me tirer dessus. Pour éviter les balles, je plonge à l'eau. Je regagne la rive, me cache derrière un rocher, les tirs sifflant à mes oreilles. J'extrais une balle de mon bras avec des tenailles et commence à riposter en attaquant mes assaillants avec mon AK 47. A ce moment, mon bateau, fumant sous les tirs reçus précédemment, explose et tue deux ennemis. Alors que le feu se propage, je profite de la confusion pour tuer le dernier opposant, prendre un bateau sur la berge opposée, et m'enfuir alors que les renforts arrivent.
Ce n'est pas un moment particulièrement spectaculaire ou ouvertement tape à l'œil, mais ce genre de petite scène est très mémorable, par sa tension et son caractère émergent, dynamique, unique. Et il n'est pas rare de rencontrer ce type de situations.

Au cœur d'un scénario ténébreux
Enfin, un mot sur le scénario qui, bien qu'assez mal narré, n'en est pas moins ambitieux. Avec comme théâtre une Afrique en pleine guerre civile, le joueur est amené à questionner sa moralité quand il détruit les canalisations d'eau potable, celle de ses partenaires quand ceux ci demandent qu'on détruise les usines de médicaments, et à reconsidérer le point de vue du Chacal, l'ennemi officiellement désigné. La référence à Heart of Darkness (la nouvelle de Joseph Conrad ayant inspiré Apocalypse Now) n'est pas traitée à la légère, avec un personnage bien dépeint par les cassettes qu'on peut récupérer dans la nature, ni tout blanc, ni tout noir, mystérieux, intriguant, fascinant.

Pour résumer, Far Cry 2 procure l'immersion et la tension de chaque instant d'un Demon's Souls, permet et récompense l'expérimentation de différents styles et la planification tel un Deus Ex sans composante RPG, et force le joueur à improviser dans des situations qui dégénèrent fréquemment à cause d'un chaos savamment entretenu. On a loué les missions "aléatoires" de Red Dead Redemption pour leur capacité à nous maintenir engagés dans le monde à chaque instant, même en dehors des missions. Far Cry 2 procure le même résultat mais avec une approche dynamique, émergente, et l'absence de script rend le résultat plus naturel, plus varié, plus satisfaisant. Le jeu impressionne sobrement, sans artifice clinquant. Et le décor comme le scénario ne gâchent vraiment rien à l'expérience, en sortant des sentiers battus, et n'hésitant pas à mettre le joueur face à une violence réelle, celle des autres comme la sienne.

Un grand jeu je vous dis.