Plusieurs jeux ont récemment tenté d'inclure des systèmes de moralité dans leur gameplay. Cette tendance auparavant réservée aux jeux de rôles (Knights of the Old Republic, ou KotOR, et plus récemment Fable, Mass Effect et Fallout 3) s'est désormais étendue à d'autres genres, en témoigne l'inclusion de choix moraux dans BioShock, GTA IV et inFamous.
Néanmoins, si l'intention est louable, le résultat laisse encore à désirer.

NB : ce billet contient des spoilers plus ou moins importants sur les jeux suscités.

Les buts poursuivis

Roleplay
Laisser au joueur des choix lui permet de s'investir dans son personnage et dans l'univers du jeu. En imprimant sa volonté et sa moralité au travers de ses choix, le joueur est présent dans le jeu non plus seulement au travers le maniement de son personnage.

Mécanique de jeu intéressante
Cette forme d'influence du joueur sur l'oeuvre est unique au médium jeu vidéo. Elle peut être utile pour questionner nos préconceptions de la moralité, nous bousculer, comme devrait le faire une oeuvre d'art, et en utilisant ensuite les fruits de nos interrogations.

Rejouabilité
L'argument le plus commercial, permettre au joueur de revivre son expérience différemment, en vivant l'aventure avec de nouveaux choix.

Pourquoi le résultat n'est pas satisfaisant

Malheureusement, ces objectifs louables se heurtent bien souvent à plusieurs écueils.

Un choix moral n'est pas un puzzle

Les choix que l'on nous présente ne sont le plus souvent pas des dilemmes moraux. Bien souvent, il s'agit simplement de problèmes ou puzzles. Tout ce qui a une solution, une solution plus avantageuse, ou qui se calcule est un problème, pas un choix (exemple : il y a une combinaison optimale d'équipements pour tuer les ennemis dans un RPG).
Un choix se caractérise par des alternatives équivalentes ou incomparables. Il n'y a donc pas de bonne solution, et l'on doit réfléchir pour donner une réponse, qui ne peut pas être "correcte" par nature.

Hitler ou Jésus ?
Le plus souvent, les seules alternatives disponibles sont d'être un saint ou d'être un psychopathe (sauver ou tuer les Petites Soeurs dans BioShock, choix binaire et manichéen encore accentué par les deux fins). Ce n'est en aucun cas un dilemme. Il s'agit d'un choix tactique (tel ou tel type de pouvoir selon l'alignement moral dans Fable, KotOR ou inFamous), ou esthétique (cornes ou halo de lumière dans Fable).
De plus, les séances de tests que Peter Molyneux a menées pour Fable ont montré que 95% des gens jouaient "gentils", 4% commencaient "méchants" mais finissaient "gentils", avec 1% des joueurs jouant "méchants" tout du long. La plupart des gens se considèrent moralement bons, et n'ont souvent pas de raison a priori de faire violence à leur morale naturelle en étant "méchant" (hormis "tester" le système, ou les considérations tactiques ou esthétiques émises auparavant). On voit donc que les joueurs apportent leur propre moralité dans le jeu, a fortiori quand les personnages principaux sont des canevas sans orientation définie préalablement.
Une autre explication à cette tendance majoritairement "gentille" est que le principe même du système de karma est d'autoriser à se conduire immoralement (c'est prévu par le jeu), et donc ce côté immoral perd de son attrait transgressif. Mais Kant nous rappelerait aussi que sans choix immoral, il n'y a pas de vrai choix moral possible.
Enfin, la crainte, justifiée ou non, de se fermer des options en étant "méchant" peut aussi inciter à choisir la voie morale (si je sauve ce PNJ, il pourra me fournir des quêtes supplémentaires).

Un alignement forcé
A ces choix binaires s'ajoutent souvent le fait que les jeux encouragent à se concentrer sur une orientation précise. Pour accéder à des pouvoirs de plus en plus puissants dans KotOR ou inFamous, le joueur doit continuer à faire des choix dans le même sens que ceux faits précédemment. De même, les fins disponibles dans BioShock ne reconnaissent qu'un comportement binaire : on a tué au moins une Petite Soeur ou on n'en a tué aucune. Les PNJ de Fallout 3 n'ont quant à eux pas de juste milieu entre amical et hostile, rendant la voie du milieu difficile.
Certains choix sont de toute façon impossibles, comme tuer des enfants dans Fallout 3. Des limitations qui se comprennent dans le monde réel (le jeu doit être accepté par les organismes type PEGI ou ESRB), mais qui invalident la liberté morale du jeu (le jeu m'empêche de tuer des enfants, donc il accepte que je tue les autres).
Les choix moraux, passés le premier, deviennent donc de simples problèmes tactiques auxquels on ne réfléchit plus (les choix étant le plus souvent explicites). La décision est prise dans le seul but de faire progresser son personnage.
On remarque ainsi qu'il est trop pénalisant de naviguer entre le clair et l'obscur, au gré des choix qui s'offrent à nous, pour que ce soit un choix viable d'un point de vue du gameplay. Cela demande trop de sacrifices.
Ces choix qui étaient supposés impliquer le joueur deviennent donc forcés par une logique d'évolution.

Choix trop transparents
Quand les conséquences sont explicites, le choix est pré-maché et moins intéressant. Cela retire l'importance de chaque choix, l'introspection et la réflexion nécessaires à chaque situation particulière, qui sont le sel de ces mécaniques. Couplé avec les autres problèmes, les choix n'en sont plus, on sélectionne simplement l'alternative correspondant à l'orientation prise au début.
De manière générale, les choix tendent trop à avoir des conséquences immédiates, ou à l'extrême opposé, uniquement à la fin du jeu. Dans un cas cela réduit la tension du choix (devoir assumer sans savoir les bénéfices ou inconvénients que cela a occasionné), dans l'autre, son intérêt (profiter pleinement des conséquences du choix dans le jeu). L'exemple le plus criant de cela est inFamous, ou le jeu se pause pour énoncer clairement les options disponibles et leurs conséquences (qui sont en plus extrêmement manichéennes).

Système de karma explicite
Le fait d'avoir un système à points apparents pose également problème, en éliminant la force du jugement moral pesant sur le joueur, pour le réduire à un artifice explicite de gameplay. Pas besoin de se torturer pour savoir si l'on a pris la bonne décision ou pas (il ne devrait d'ailleurs pas y avoir de bonnes décisions je le rappelle), le jeu dit tout de suite dans quel sens le choix a fait pencher la balance.
Ce gameplay peut alors être exploité par le joueur, et rendre les choix futurs sans conséquence (donner de l'eau à répétition au clochard devant Megaton dans Fallout 3 pour faire monter son karma, ou manger du tofu pour altérer son karma dans Fable par exemple). Le joueur peut aussi exploiter le système en jouant avec les sauvegardes quand celles ci ne sont pas automatiques, pour toujours aboutir au résultat voulu.
L'échelle de points rend aussi chaque action grandement manichéenne, dépourvue de subtilité, et rend le système ouvert à la critique avec des conséquences karmiques parfois farfelues (dans Fallout 3, tuer les ghoules pacifistes de Tenpenny Tower est récompensé par du "bon karma").

Crédibilité et attachement aux personnages
Si les personnages ne sont pas attachants ou crédibles et donc si on ne s'investit pas en eux, on ne se soucie pas de leur devenir.
Par exemple dans BioShock, on ne voit pas ce qu'on fait subir aux Petites Soeurs ou leur réaction à notre alignement avant les deux tiers du jeu et l'Orphelinat, ce qui atténue leur côté humain, et diminue l'impact de "faire le mal". De manière générale, une mauvaise écriture peut ruiner la crédibilité et l'empathie envers les personnages, par exemple les civils d'inFamous, dont on a du mal à se soucier.
Quand on ne voit pas les conséquences à plus ou moins long terme de ses actes (comme lors d'un massacre dans un FPS notamment), les actions perdent leur poids moral.
De même, les défauts du système peuvent nuire à l'importance des choix. Dans Fable, si l'on massacre toute famille d'un homme, on peut acheter son pardon à force de cadeaux, ce qui va à l'encontre de toute crédibilité.

Choix sans conséquence
Quand les choix sont sans conséquence, le jeu devient frustrant, car le joueur s'est investi dans un choix qui est finalement inutile, le jeu "trichant" pour aboutir aux mêmes conséquences. Par exemple, dans inFamous, on doit à un moment choisir entre sauver 6 docteurs ou sa petite amie. Une alternative qui s'éloigne un peu du classique bon/méchant pour une opposition bien personnel/bien commun. Mais quelque soit le choix retenu, notre petite amie est condamnée. Le joueur est donc floué. De même dans Fahrenheit, si on décide de jouer les mauvais inspecteurs, les policiers collecteront tout de même les indices qu'on avait sciemment laissés de côté en voulant avantager le meurtrier. Frustrant.

Sacrifices dérisoires
Quand les sacrifices demandés sont dérisoires, le dilemme ne fonctionne pas non plus à plein.
Dans BioShock, que l'on choisisse de sauver ou tuer les Petites Soeurs, au final on obtient peu ou prou la même quantité d'Adam. Cette ressource était pourtant annoncée comme devant nécessairement être sacrifiée, et cette absence de sacrifice réduit à néant la moralité du choix (puisque le jeu juge nécessaire d'ajouter des compensations matérielles absolument équivalentes).
Dans Fable, on a le choix d'aider un homme en sacrifiant des points d'expérience, mais au final, le sacrifice n'est que de quelques XP, parfaitement négligeable.
Dans inFamous, on nous demande de choisir entre conserver de quoi nourrir nos amis et nous pour quelques semaines, ou partager avec une foule de passants. Mais en partageant, on ne perd rien, puisque nos amis ne souffrent pas de faim après, et ne requièrent rien de particulier plus tard pour compenser ce "sacrifice". L'impact est nul.

Une petite synthèse sur les choix moraux
Pour qu'il y ait un dilemme, il faut donc que les conséquences ne soient pas évidentes et que les alternatives soient toutes aussi attractives (ou repoussantes). Il est particulièrement important pour cela que les informations disponibles rendent chaque option aussi intéressante, avec des équilibres sur différents plans (moraux, matériels ou narratifs). L'équilibre des récompenses entrevues est donc capital.

Petit point sur les jeux et leurs systèmes de moralité

BioShock
Le choix de tuer ou sauver les Petites Soeurs tente de se présenter comme une alternative entre profit personnel et bien commun, mais est au final bien trop manichéen, les fins caricaturales en étant la preuve. L'équilibre des options n'est pas respecté non plus car le choix moral n'est pas désavantagé, et les fins incitent de toute façon à poursuivre une seule option au fil du jeu.

Fallout 3
Le jeu présente bien quelques dilemmes moraux (comme la quête de l'Oasis par exemple), mais la mauvaise écriture des dialogues, le système apparents de points de karma, une voie neutre pas vraiment valable, et des incohérences réduisent grandement la portée et l'intérêt du système, en dehors d'une rejouabilité un peu factice.

GTA IV
Le jeu propose des choix dont les conséquences ne sont pas évidentes, pas forcément claires (faut-il croire et épargner un assassin désarmé qui fait mine de se repentir, au risque de le regretter plus tard ?). Mais hormis le choix final, les conséquences sur le monde du joueur sont trop limitées pour avoir un impact réellement important.

inFamous
Les choix longuement et exagérement articulés et exposés sont presque insultants pour le joueur, mais les conséquences sur le monde sont sensibles. Les pouvoirs, la ville et les réactions des passants diffèrent légèrement,  avec autant de missions pour chaque alignement. Mais on reste poussé dans chaque extrême pour les besoins de l'évolution du personnage, et les choix sont très manichéens.

KotOR
Les choix sont là encore bien souvent trop explicites, et l'évolution incite toujours aux extrêmes. L'avantage est que l'univers Star Wars a développé la crédibilité et donc l'attrait pour le côté obscur.

Mass Effect
Le jeu essaie de dépasser le clivage bon/méchant avec un clivage "dans les règles"/pragmatique, qui n'est cependant pas bien différent. Le système est trop exposé à mon goût, mais l'évolution est indépendante de l'alignement, donc le joueur est libre de suivre ou non son alignement selon les situations. Les choix moraux n'ont cependant pas une influence terriblement importante sur le scénario.

Pistes possibles

Tous les jeux n'échouent pas lamentablement néanmoins. Sans avoir eu l'occasion d'y jouer pour le moment, Dragon Age : Origins et The Witcher semblent adresser ces systèmes de moralité de manière satisfaisante, avec des choix moralement ambigus, aux conséquences pas immédiates et parfois imprévisibles.

Dragon Age spécifiquement repose sur un système de moralité légèrement différent, plus externalisé. Il n'y a pas une valeur morale unique, mais une morale propre à chaque PNJ, qui juge en fonction de ses valeurs et de ses intérêts les actions du personnage. Ce qui plait à l'un peut déplaire à un autre. Il n'y a donc pas forcément de solutions optimales, surtout qu'on ne connait pas forcément à l'avance quelles seront ces conséquences. Ce système de moralité est similaire aux principes de "factions", que l'on peut avoir dans un Mercenaries par exemple. Un autre système possible est de multiplier les plans sur lesquels juger la moralité (présent vs futur, intérêt perso vs intérêt du groupe, besoin vs mérite, impulsion vs raison, matériel vs spirituel, etc) pour avoir un éventail de choix plus large et des changements de l'univers plus adéquats..

Les systèmes de moralité ne sont donc pas en soi déficients, ils requièrent juste une attention particulière dans les options offertes, leur équilibre relatif, demandent une dépiction engageante des personnages et de l'univers, des choix moralement ambigus qui bousculent le joueur, et qui ont potentiellement des conséquences tangibles sur le monde et les personnages. C'est donc une masse de travail conséquente que les développeurs ne peuvent pas toujours s'accorder, pris par d'autres impératifs, contraintes financières ou temporelles.

Cette tendance ne devrait cependant pas s'arrêter de sitôt, des jeux comme BioShock 2, Mass Effect 2, Heavy Rain, Red Dead Redemption ou Fable III promettant justement d'adresser les choix du joueur de manière plus poussée.

PS : je vous invite fortement à parcourir les liens qui parsèment ce billet. Il peut y avoir de la redondance entre les articles mais beaucoup de points annexes sont développés, des commentaires de game designers commentés, et de manière générale, plus de jeux sont couverts (je me suis plus ou moins restreint à des jeux auxquels j'ai pu jouer).
N'hésitez pas à me faire part de vos commentaires, à m'indiquer des jeux qui mériteraient d'être mentionnés ou autre.