J'avais promis un second billet sur L.A. Noire, pour discuter de ses succès narratifs, sans négliger les défauts. Une fois n'est pas coutume, je vais essayer de dire du bien d'un jeu.
Dans cet océan de super soldats sauvant le monde, de super héros en collant tabassant des malades mentaux, de créatures fantastiques ou d'univers de science fiction, il est bon de pouvoir trouver des jeux aux histoires crédibles, qui mettent en scène dans des environnements réalistes des personnages humains qui vivent des situations vraisemblables. Non pas que je sois un intégriste qui ne souhaite jouer qu'à des jeux ultra-réalistes, mais je ne vois pas pourquoi les jeux devraient nécessairement s'éloigner de la vraisemblance pour nous faire vivre des histoires intéressantes. Force est de constater malheureusement, que contrairement à d'autres médiums, ce réalisme est terriblement peu exploité, et que cela ne nous épargne en rien les mauvais scénarios, au contraire. Même Heavy Rain, le jeu qui semblait le plus vouloir s'ancrer dans le drame réaliste, ne peut s'empêcher de verser par moments dans le fantastique ou le surnaturel. Pour grossir le trait, ça manque de scénario de film français bobo dans les jeux vidéo. Mais ça ne manque pas que de ça.
L.A. Noire va lui au bout de cette approche réaliste, en proposant une impressionnante et apparemment très fidèle reconstitution du Los Angeles de 1947, et en basant ses affaires sur de vrais crimes de l'époque. Et même s'il romance les faits et commet quelques faux pas, on est loin du scénario médiocre de Mafia II, des incohérences de John Marston ou des bains de sang de Nathan Drake.
Ce n'est peut être que du marketing, mais le fait de savoir que c'est basé sur du réel agit au moins inconsciemment sur l'acceptation de ce qu'on me présente. Mais même objectivement, le souci du détail dans la ville, dans les bâtiments visités, la qualité d'écriture des dialogues, l'expressivité des visages, tout cela participe à m'immerger sensiblement dans l'aventure. Les situations sont peut être classiques et le scénario n'est pas révolutionnaire pour qui a déjà vu des films du genre, mais tout cela est maîtrisé à un point rarement vu dans du jeu vidéo. L.A. Noire se prend au sérieux d'un bout à l'autre, ne considère jamais être un divertissement pour grands enfants un peu attardés.
Il n'y a guère que les missions secondaires un peu trop violentes qui semblent vouloir flatter les bas instincts des joueurs. Le reste est parfaitement cohérent avec l'époque, avec une violence présente dans les meurtres de la Criminelle, des affrontements sanglants autour des trafics de drogue.
La ville de Los Angeles recréée à une échelle gigantesque participe aussi à justifier le scénario. Dans une ville aussi grande et aussi peuplée, le fait d'avoir autant de violence me parait cohérent. Si Cole Phelps voit des événements extraordinaires, la majeure partie des habitants vit une vie normale. On évite l'écueil de certains autres jeux vidéo ou chaque parcelle de terrain modélisé verra un événement incroyable. Ici, les proportions sont cohérentes.
La taille de la ville dissuade également l'impulsion naturelle des joueurs de tout vouloir visiter. L'ampleur de cette tâche nous en décourage immédiatement. Comme son équivalent réel, la ville de L.A. Noire est ainsi le temple de la voiture. Impensable ici de déambuler à pied. On file sur les grands boulevards et les petites allées, en jetant un œil rapide à ce qui nous entoure. Le peu d'interactions disponibles ne choque donc pas, d'autant moins que l'on a toujours un objectif en vue, une enquête à résoudre. Le jeu ne donne jamais l'occasion de s'ennuyer, de n'avoir rien à faire. L'environnement est donc plus un décor qu'autre chose, mais cela va aussi bien au thème du jeu, et à son inspiration première, le cinéma.
Ce qui ne veut pas dire que l'environnement ne sert qu'à faire joli, au contraire. Les multiples environnements visités sont vraiment détaillés, et au delà de l'immersion qu'ils procurent, ils informent le jeu et son scénario. Ils ajoutent un supplément d'histoire aux enquêtes, en ajoutant un côté narratif disponible uniquement en jeu vidéo. En déambulant dans ces décors, le joueur prend connaissance des histoires et des affaires avant même d'entendre le moindre mot. Un couple avec deux chambres séparées, un salon portant des traces de lutte, une demeure luxueuse, une chambre de bonne ou un matelas dans une arrière boutique, tous ces détails environnementaux nourrissent la narration en permettant au joueur d'associer lui même les pièces du puzzle. La localisation même des lieux, scènes de crimes et habitations est importante avec de vrais quartiers reconstitués, pas seulement par une poignée de pâtés de maison, des zones pavillonnaires aux quartiers industriels modestes, du centre historique aux collines huppées d'Hollywood. Le nombre ahurissant d'intérieurs modélisés, leur diversité, permet de couvrir un très large spectre de décors, entre parcs, gares, salles de cinéma, ring de boxe, quantité d'appartements et maisons de différentes classes sociales, bâtiments administratifs, magasins et lieux de travail, comme si on saisissait toute une époque, toute une ville, sous toutes ses facettes, sans avoir le besoin de réellement pouvoir tout visiter. Là encore, l'échelle du jeu participe à sa cohérence et la narration environnementale trouve un écho supplémentaire dans l'orientation enquête du gameplay. La phase de jeu ou Cole doit trouver les monuments correspondants aux indices du tueur en série est à ce niveau particulièrement inspirée.
Le souci du détail est omniprésent, et s'étend notamment à toute la paperasse du jeu, avec des documents d'époque, du ticket de caisse au contrat d'assurance, du tract publicitaire au mot d'amour, du billet de train au registre du cadastre. De même tout le vocabulaire est d'époque, avec tout un argot policier et un jargon technique qui fait bien voyager dans cette époque mythique.
L'autre aspect que j'apprécie particulièrement dans L.A. Noire, c'est sa structure. Même si la référence évidente est le cinéma et la littérature, la structure du jeu est très proche de celle d'une série télévisée. Chaque affaire est comme un épisode, traitant chacun d'une histoire particulière tout en avançant de temps en temps l'intrigue du cast récurrent. On est ainsi parfaitement introduit au quotidien du policier, attaché à un poste de police particulier, un coéquipier, un supérieur, récurrents,avec une succession d'enquêtes qui n'ont au début aucun lien entre elles. Les enjeux du scénario sont néanmoins suggérés par les flashbacks et les journaux qui nous montrent en parallèle d'autres personnages et viennent rompre le flot des enquêtes. La répétitivité de la formule ne fait cependant qu'ajouter à la cohérence de l'expérience, à son côté réaliste, tout en permettant d'éclairer de nombreuses facettes de la société de l'époque. Si la structure suit celle d'une série télé, le jeu s'écoule lui bien au temps du jeu vidéo. Les longs trajets permettent de faire passer la réalité de ce monde, sa taille. Les enquêtes en intérieur laissent tout le temps au joueur de les contempler, de les faire parler, alors que le temps du cinéma et de la série télé est forcément plus fugace, plus dirigé, moins libre.
Puis, au fur et à mesure que Cole monte en grade, on commence à faire face à des affaires liées les unes aux autres, une trame globale se dessine, avec une finalité plus présente que les séries qui cherchent seulement à se prolonger sans fin, en apportant toujours plus de questions. L'arc de la Criminelle notamment permet de mettre en avant des affaires liées entre elles, d'instiller le doute sur les succès de Cole, tout en permettant de participer au mystère le plus célèbre de cette époque. L'arc des Mœurs qui s'en suit ne lâche pas le rythme, avec des affaires de grande ampleur, et se permet de faire le lien entre le passé de Cole et ses affaires en cours. Quand au dernier arc, si les affaire s'y font plus intimistes, elles portent sur le nœud de l'histoire, c'est la résolution finale de toute l'intrigue, qui se permet encore de monter d'un cran en impliquant non seulement Cole et son passé, mais aussi le futur de Los Angeles et de ses plus hauts dirigeants. Le fait que Cole y soit confronté à des incendies le ramène également à l'origine même de son traumatisme, la boucle est bouclée.
On assiste donc à une montée progressive tout au long du jeu, une intrigue bien maîtrisée, qui part du quotidien, de la répétition d'affaires classiques, pour ensuite monter vers une intrigue plus dense, plus complexe, avant d'en faire une affaire personnelle impliquant cependant toute la ville. C'est la peinture d'une société, d'une ville, d'une époque qui aborde de nombreux thèmes, tout en étant l'histoire d'un homme et de ses démons.
Ce torrent de louanges ne doit pas masquer certains défauts dommageables du jeu. Il fait notamment quelques faux pas, le premier étant la séparation de certaines affaires en DLC. C'est compréhensible parce que le plus souvent ces histoires ne concernent pas directement la trame principale, et qu'on pouvait considérer légitimement qu'elles alourdissaient le rythme, mais leur présence permet d'apprécier le jeu bien plus. Comme le reste des affaires, elles distillent toutes quantité d'informations, pas toujours compréhensibles sur le moment, mais qui suggèrent des pistes qui se révéleront primordiales par la suite. Certains DLC introduisent notamment Ray Pinker, en tant qu'expert, lui qui analysera par la suite les lettres de la Criminelle. D'autres permettent d'aborder un peu plus la relation de couple de Cole, et de mettre en avant son attirance pour les blondes, ce qui est au cœur de la suite de l'histoire. On y comprend mieux pourquoi Bekowski se retrouve à la Criminelle. Bref, ils contiennent une foule de détails, qui participent à l'élaboration d'un ensemble adroitement mené, avec des rappels d'une affaire à l'autre et quantité d'éléments enrichissant les personnages, les rendant plus crédibles. Donc si possible, jouez y avec les DLC.
L'autre problème est que le jeu montre certaines de ses cartes à des moments inopportuns. En montrant les problèmes de Courtney Sheldon et du Dr Fontaine, les journaux révèlent l'auteur des incendies. Les affaires du dernier acte perdent donc un peu de leur mystère, puisqu'on sait faire fausse route. Certains ont été gênés pour les mêmes raisons pour les affaires de la Criminelle, en devinant à l'avance le fin mot de l'histoire, même si pour ma part, je n'ai rien vu venir.
Certains tournants de l'histoire tombent également à plat parce que le jeu ne développe pas assez. Notamment, l'adultère de Phelps n'a pas l'impact attendu puisque sa vie de couple nous est totalement cachée. Difficile de s'émouvoir de sa tromperie quand son couple est quasiment inexistant. Il trahit donc plus des concepts, comme le mariage ou la fidélité, qu'une personne avec laquelle on pourrait compatir.
Enfin, si le jeu n'hésite pas à nous montrer certains scènes choquantes, notamment les corps nus des jeunes femmes assassinées, certains thèmes sont moins bien développés. La corruption au sein de la police notamment reste plus une accusation en l'air qu'un réel constat. La pire œuvre de Roy Earle, qui est censé être le pire flic de la ville, est de dire à ses supérieurs que Cole trompe sa femme. Ce qui est parfaitement vrai. Il ne l'a même pas piégé non plus. Hallucinant d'ailleurs que coucher avec la star du cabaret à la mode soit considéré comme une infamie. La corruption reste donc bien peu en vue, et certains trouvent le jeu trop aseptisé. La question du racisme de l'époque est notamment peu abordée, même si c'est vrai que les films de l'époque n'en parlent pas des masses non plus. On rate en tout cas les scènes de tabassage pour les faire parler ou leur faire porter le chapeau.
Au final, malgré quelques faux pas, L.A. Noire fait montre d'une narration très maîtrisée, nous prenant au départ dans la structure répétitive mais convaincante du quotidien d'un policier, pour lentement élaborer une trame complexe, traitant de toutes les facettes de son époque, pour raconter une histoire ambitieuse, à la fois aux niveaux personnel et politique. Le soucis du détail et l'échelle de la ville parachèvent la crédibilité et la cohérence de l'histoire racontée, en jouant également sur le côté enquête du gameplay. Avec un scénario classique mais solide, un écrin magnifique pour le présenter, et une progression bien maîtrisée, L.A. Noire m'a véritablement convaincu.