Ce soir, comme pour des centaines, des milliers, des dizaines de milliers, voire des centaines de milliers de joueurs dans le monde, recommence une course toute particulière. Une course un peu décérébrée, un peu futile, mais que bon nombre d'entre eux attendaient depuis des années. Une course au loot, dans Diablo III.

Probablement l'incarnation suprême de cette mécanique centrale à de nombreux RPG, en ligne ou hors ligne, la série de Blizzard pousse les joueurs à ce plaisir coupable et lui donne du plaisir à chaque objet bondissant d'un corps de monstre, lorsqu'il porte les couleurs de la rareté. Nous nous dépêcherons ainsi de poser le curseur de la souris dessus pour frémir, peut-être, à la lecture de ses statistiques, en priant pour qu'il soit équipable par la classe de notre personnage. Mais en prenant un peu de recul, on pourrait s'interroger : pourquoi, ou plutôt comment puis-je passer des heures à cliquer sur des trucs pour obtenir des objets virtuels afin de taper sur des trucs plus puissants pour obtenir de meilleurs objets, et ainsi de suite, et continuer à engloutir des heures dans cette fuite en avant aux retombées réelles discutables ? Une fois de plus, le maître mot est la physiologie humaine, et la tendance naturelle qu'a l'être humain à chercher à reproduire les conditions d'un plaisir tout à fait chimique.

Si je loote bien, c'est dopamine

Jamie Madigan est un des docteurs en psychologie qui s'est intéressé à cette question. Diplômé de l'Université de St Louis dans le Missouri, il est aussi un joueur patenté qui a déjà écrit pour des sites comme Gamasutra.com, et GamePro, ou dans le magazine Edge. Son blog, "The Psychology of Video Games", est évidemment très intéressant. Mais revenons à nos moutons loots. Jamie explique simplement l'efficacité de cette mécanique de la course au loot :

Pour répondre à cette question, considérons les machines à sous et un type de cellules du cerveau appelé "neurones dopaminergiques". Ces derniers sont des éléments de votre matière grise responsables de la surveillance des niveaux de la dopamine (un neurotransmetteur, c'est à dire une substance permettant aux neurones de communiquer, ndlr) qui induit le plaisir, afin de réguler le comportement et de trouver comment obtenir une plus grande quantité d'une bonne chose. Ce sont ces cellules qui s'allument quand quelque chose de chouette arrive dans votre vie (par exemple, un délicieux Hot Pocket ou le mignon petit bidon d'un chiot) et libèrent un flot du neurotransmetteur dopamine. Mais plus encore, les neurones dopaminergiques ont pour rôle d'essayer de prédire la bouffée de plaisir issue des bonnes choses, avant que vous ne les viviez véritablement. S'ils en ont la possibilité, après une ou deux occurrences, ils apprendront à s'allumer quand vous entendrez le son de la minuterie du micro-ondes annonciateur de votre délicieux Hot Pocket. C'est plutôt pratique en termes d'avantages évolutionnels, puisque ça vous tuyaute en avance que quelque chose de bien se trouve à proximité.

Mais ce n'est qu'une partie de ce qui fait que les jeux basés sur du butin fonctionnent si bien. La véritable clef est que si les neurones dopaminergiques s'agitent une fois que votre cerveau a trouvé comment prédire un événement, ils pètent complètement les plombs quand un flot inattendu, imprévisible, de dopamine apparaît, vous donnant une bouffée de plaisir encore plus importante. Dans le genre "EH MEC ! UN HOT POCKET INATTENDU !" Une fois encore, j'imagine que c'est un avantage évolutionnel qui nous pousse à être obsédés par les plaisirs inattendus et à essayer de les prédire pour qu'on puisse en avoir plus.

Mais on ne peut prédire ce qui est intrinsèquement imprévisible. Et c'est comme ça qu'on se fait avoir par les machines à sous. Nos neurones dopaminergiques essaient vraiment très fort d'apprendre ce qui précède un jackpot en termes de ce qui sonne, ce que nous entendons, les images que nous voyons, ou même quelle serveuse vient juste de passer à côté. Mais en réalité, c'est parfaitement aléatoire et par définition imprévisible. Les parties les plus rationnelles de notre cerveau peuvent comprendre cela, mais pas les neurones dopaminergiques. Ils sont feintés, mais ça ne les empêche pas de s'allumer et de dire "HEY ! Y'A QUELQUE CHOSE LA ! CONTINUE A FAIRE CE QUE TU FAIS JUSQU'À CE QU'ON COMPRENNE COMMENT LE FAIRE ARRIVER ENCORE !". Donc, nous continuons à jouer.

Vous aurez compris le truc : il suffit de remplacer le jackpot de la machine à sous par la super épée légendaire de Diablo III et voilà pourquoi ça marche autant. Et comme l'explique très bien Jamie, les meilleures mécaniques de motivation dans un jeu font souvent usage de concepts centraux de la psychologie humaine.

Je ne suis pas une simple lootwhore*

Quand on réalise pourquoi le système marche autant, on peut espérer ne plus en être l'esclave. Ou, pour être plus malin encore, se dire que si on continue à cliquer comme des forcenés débiles sur des monstres, c'est par choix. Parce qu'on est pleinement conscients que ça nous permettra de sécréter de la dopamine. Et la dopamine, tout le monde kiffe.

En vérité, bien sûr, lorsque je jouerai ce soir à Diablo III comme des tas d'autres personnes dans le monde, je commencerai par me dire, comme des parents à leur enfant un peu naïf avec cet air légèrement condescendant, mais emprunt de bienveillance, que je le fais pour découvrir une histoire, des personnages, des jolis graphismes. Et ce sera probablement vrai. En revanche, si je suis toujours en train d'y jouer dans quelques mois, il n'y aura qu'une seule de trois raisons possibles : soit je suis terriblement lent et/ou mauvais, soit le jeu est le plus long de la série et de loin, soit je suis redevenu un obsédé du butin. Mais, dans tous les cas, j'aurai probablement mes petits shots de dopamine grâce à Blizzard.

* une "pute à butin" en anglais ; une vilaine expression pour dire qu'on adore les objets avec plein de stats dessus et qu'on passe des heures à les récolter.