Bien souvent, nous savons peu ou prou à quoi nous attendre lorsqu'il s'agit de pronostiquer le succès commercial d'un blockbuster. On savait que Modern Warfare 3 établirait de nouveaux records, on s'attendait à ce que Uncharted 3 ne connaisse pas un succès beaucoup plus important que le second, on situait pas trop mal la réussite de Batman Arkham City... mais il arrive aussi régulièrement qu'on s'étonne du succès ou de l'échec de certains titres. Dernier en date à avoir mis à mal nos prédictions : The Elder Scrolls V Skyrim. On imaginait que ça fonctionnerait plutôt bien, mais on était loin du compte.

Si on en croit VGChartz, le dernier né de Bethesda a franchi la barre des 4,36 millions d'exemplaires vendus toutes versions confondues dans le monde en 3 petites semaines de commercialisation. Uncharted 3 est à 1,75 millions en 4 semaines, Batman AC à un peu plus de 3 millions en 6 semaines. On a presque l'impression que tout le monde joue à Skyrim, et souffre d'une sorte de compulsion collective à ne parler plus que de ça. Les BD humoristiques les plus célèbres en matière de geekeries et de jeu vidéo, comme Ctrl-Alt-Del, ou Penny-Arcade, lui ont bien entendu dédié quelques phylactères bien sentis. Et pas qu'un seul, que ce soit pour Penny-Arcade ou pour Ctrl-Alt-Del. La plupart sur certains des bugs ou des incohérences les plus évidentes de ce RPG ouvert.

Lorsqu'on croyait que le buzz resterait du côté des gens qui utilisent un alphabet latin, BAM ! Famitsu en fait le premier jeu occidental de l'histoire du magazine à recevoir la note plafond de 40/40. Pour être bien sûr que même Zelda Skyward Sword ne lui fasse pas d'ombre chez les amateurs d'aventures épée et boucliers en mains, il y a même un moddeur américain qui colle le matos de l'ami Link dans Skyrim en images.

Moi-même, j'y succombe alors que ses charmes ne manquent pas d'être émoussés par une myriade de reproches et de regrets. Mais que nous arrive-t-il donc ? Comment peut-on aimer autant plonger et replonger dans un univers aussi empreint d'imperfections, et même prendre du plaisir à détourner des systèmes et à exploiter ces défauts, en plaçant par exemple des paniers sur la tête des vendeurs pour ratisser la totalité de leurs étals incognito en un hold-up prodigieusement ridicule ? Ou en se planquant au-dessus d'un meuble, hors d'atteinte d'un ennemi surpuissant, pour le cribler de flèches tranquillement pendant de longues minutes jusqu'à ce qu'il succombe ?

On apprécie quelqu'un pour ses qualités, on l'aime pour ses défauts ?

Quand je vois un brigand, une de mes flèches plantée dans l'oeil, qui marche comme si de rien n'était en me cherchant dans les recoins sombres de sa grotte, quand je ne parviens pas à sortir d'une pièce parce que cette couillonne de Iona (ma compagnionne) reste plantée dans l'encadrure de la porte, quand je meurs d'un coup de patte de Grizzly alors que je viens de tuer un dragon sans perdre une once de vie, quand je regarde les animations pitoyables d'un garde tentant de faire le tour d'une clôture sans succès, quand j'interromps un combat difficile pour ingurgiter une dizaine de potions sans danger, et j'en passe, je m'interroge sur l'envie systématique que j'ai de continuer à explorer la richesse apparemment sans limites de l'univers de Skyrim.

Mais, immanquablement, je ne considère tous ces écueils qu'une fois la console éteinte, quand j'y réfléchis à posteriori. Manette en mains, je suis le champion de la suspension consentie d'incrédulité... Ce qui m'amène au constat du jour : j'ai tout de même l'impression qu'on offre aux jeux vidéo de bien plus importantes largesses qu'à d'autres médias narratifs. Si on pourra trouver des contre-exemples assez parlants (genre Indiana Jones dans les Aventuriers de l'Arche Perdue qui se fait quelques centaines de kilomètres à dos de sous-marin, attaché au périscope par son fouet, sans doute), globalement, il en faut bien moins pour nous faire sortir d'une fiction littéraire ou cinématographique, que d'un jeu vidéo dans lequel nous investissons notre rôle de héros. Skyrim en est bien entendu la preuve la plus éclatante en ce moment. On passe d'une humeur amusée par certains bugs ou certaines incohérences de l'IA, à celle tout à fait sérieuse du chasseur de dragons au milieu d'une quête épique, sans finalement amoindrir le plaisir global que nous tirons de l'expérience.

Combien d'années tout ceci va encore durer ? Les joueurs que nous sommes, éduqués et habitués aux limitations techniques et aux camouflages souvent malhabiles (non, tu ne peux pas sauter au-dessus de ce petit rocher pour aller par là, coco), finiront-ils un jour ou l'autre par ne plus pouvoir accepter de "croire" volontairement les absurdités qui se déroulent devant leurs yeux ? Et si cela arrive, n'y perdrons-nous pas notre capacité à éprouver du plaisir dans les univers virtuels ?