PREMIÈRE PARTIE : L'INTERACTIVITÉ EST LA CLEF DE VOUTE DU JEU VIDÉO
Appréhender le jeu vidéo comme du gameplay
est devenu un lieu commun pour les joueurs. Ces derniers vous répondront d'ailleurs que cette définition est bien légitime, puisque à leurs
yeux, les premiers jeux vidéo étaient du gameplay a l'état pur. Le
"spécialiste" en la matière, Cyril Drevet, va même jusqu'à affirmer que le gameplay, «c'est la clef de voute du jeu vidéo». Regrettable erreur a mon avis, qui non seulement, enferme le jeu vidéo
dans une conception assez étroite (le jeu vidéo ne serait par nature
qu'un simple jeu), mais bien plus grave, qui empêche le joueur
d'identifier la nature même du jeu vidéo, et ce qui fait sa spécificité
vis a vis des autres médias ou pratiques.
L'anglophone (que je ne suis pas) ne s'y trompe pourtant point, car
il sait que le terme gameplay n'est pas synonyme de jeu. Et encore moins de "jouabilité", traduction bien approximative du terme anglais.
D'ailleurs, il est tout simplement vain de traduire ce terme qui n'a pas d'équivalent en français. En revanche, son étymologie est déjà plus
intéressante. Car les termes game et play ne forment
un pléonasme qu'en apparence. En réalité, les deux mots désignent deux
choses bien différentes : le jeu (de façon objective) pour le premier,
et... le joueur pour le second. Ou du moins, l'action du joueur. Par play, il faut en fait entendre... "to play". Jouer. Or, le fait même d'associer un objet (le jeu) et un sujet (le joueur) dans
un même mot, en sous entendant une relation entre les deux (le fait de
jouer) révèle la véritable nature du jeu vidéo : l'interactivité.
Ici se trouve le véritable sens du mot gameplay. Sens qui échappe le
plus souvent au joueur, mais qui définit a lui seul le jeu vidéo.
L'interactivité.
C'est dans cet optique que j'affirme assez souvent que le jeu vidéo, ce n'est pas du gameplay. Quoique... il peut tout a fait être du
gameplay. Ou du jeu. On peut aussi le concevoir comme un loisir. Comme
un divertissement. Comme un objet de consommation. Comme un bien
culturel, un média... un art. Toutes ces conceptions sont justes. Et
légitimes. Loin de moi, se trouve l'idée de vouloir confronter ou
opposer ces différentes conceptions, qui sont en réalités assez
complémentaires. Mais elles n'englobent que partiellement le jeu vidéo.
Le gameplay lui même est bien insuffisant pour définir le jeu vidéo. Et
le seul terme a même de réunir ces différentes conceptions de notre
passion, c'est celui d'interactivité. Le seul aussi qui reflète sa
spécificité et sa véritable nature : un média qui permet l'interaction entre la machine (ou le jeu) et le joueur. A chaque action du joueur, le jeu réagit. Et cette réaction du jeu provoque a son tour une réponse du joueur.
Pour répondre a Cyril Drevet -même si ce n'est pas le but
de cet article, certes publié postérieurement sur mon blog Gamekult au petit coup de gueule de la Crevette sur le sien, mais dont la publication n'en était pas mloins prévue bien avant a l'origine- je souhaite m'inscrire en faux par rapport a sa
définition du jeu vidéo, et essayer de convaincre quelques joueurs au
passage : la clef de voute du jeu vidéo, c'est l'interactivité !
Vous n'êtes pas encore convaincus ? Alors, je vous donne rendez-vous pour la suite de ce dossier, où pour illustrer mon propos, je prendrais pour exemple trois scènes de trois jeux vidéo, assez connues, ou
l'interactivité se passe de (quasiment) tout gameplay. Sans que l'on
puisse affirmer qu'il ne s'agit pas en l'espèce de jeu vidéo. Oui, oui,
c'est possible...
SECONDE PARTIE : DE LA THÉORIE A LA PREUVE PAR L'EXEMPLE
Les notions théoriques étant posées, essayons maintenant d'apporter
la preuve de mon propos par l'exemple. Nous étudierons ainsi quelques
scènes issues de jeux vidéo connus -et quelque part, représentatifs de
la scène vidéoludique- scènes qui tendent a prouver que l'interactivité
peut survivre a la disparition du gameplay. Une façon empirique de
démontrer que c'est interactivité qui est a la base du jeu vidéo, et non le gameplay.
L'ENTRÉE DANS SILENT HILL 2
J'avais annoncé la couleur dès les début de ce dossier : affirmer
que la base du jeu vidéo, c'est le gameplay, c'est à mes yeux -et très
certainement aux yeux de très nombreux développeurs- au mieux, un lieu
commun, au pire, une erreur fondamentale quant a la nature même du jeu
vidéo. Le problème, c'est que dès lors que les développeurs essaient
d'exploiter toutes les facettes du jeu vidéo, plutôt que de se cantonner a la vision étriquée que les joueurs peuvent en avoir, les critiques ne manquent pas de fuser. C'est ainsi que les 15-20 premières minutes du
jeu Silent Hill 2 ont étés fortement décriées par les
joueurs... avant d'être réhabilitées plus tard, il est vrai, au vu de la qualité globale du jeu.
Les raisons de ces critiques étaient somme toute assez simples a
comprendre. Les premières minutes du jeu consistaient simplement à...
marcher. Ou courir. Sans ludisme aucun, puisque votre personnage n'est
pas poursuivi par d'horribles monstres, le chemin a suivre était on ne
peut plus linéaire. Un gameplay extrêmement pauvre, presque inexistant.
Pourtant, cette phase de jeu est l'une des plus géniales que je n'ai jamais pu voir dans un jeu vidéo, en dépit de sa quasi absence de
gameplay. En effet, le début de Silent Hill 2 impacte toute la
suite du jeu. Le fait de marcher pendant longtemps (pour un jeu vidéo),
sans rencontrer aucune résistance, avant d'arriver dans la ville de Silent Hill, donne l'impression au joueur que cette dernière est totalement coupée
du reste du monde, et qu'une fois entré dans celle-ci, le joueur ne peut plus espérer aucun secours de l'extérieur de la ville. Mieux encore,
cette impression de pénétrer très progressivement dans la ville
participe au sentiment de malaise du joueur, largement fondé sur la
claustrophobie. Claustrophobie qui se nourrit du fait que le joueur
devra tout au long du jeu pénétrer de plus en plus profond dans les
entrailles de Silent Hill : d'abord la ville en plein jour,
puis la même chose la nuit (l'obscurité accroit la claustrophobie
ressentie par le joueur), pour enfin arriver a la prison souterraine de Toluca... elle même accessible que par l'emprunt d'un escalier tout simplement
interminable, dont la descente se passe encore une fois de tout
gameplay. Ces phases de jeu un peu longuettes donnent l'impression au
joueur d'être englobé, absorbé... englouti par la ville de Silent Hill. Une sentiment qui ne peut s'exprimer que si le joueur subit l'action,
que si le joueur a le sentiment de ne plus maitriser son environnement.
S'il n'est plus aux commandes du jeu. D'où l'absence de gameplay. Il
apparait évident que cette volonté des développeurs de provoquer la
claustrophobie chez le joueur n'aurait tout simplement pas fonctionné si ces phases de jeu étaient plus actives.
A ce point de la réflexion, j'espère déjà avoir pu vous convaincre
que le jeu vidéo ne s'appréhende pas que de façon active, c'est a dire
exclusivement par le gameplay. Parfois -plus souvent qu'on ne le croit
en fait- le jeu vidéo agit sur le joueur de façon extrêmement subtile,
alors même que le joueur semble passif devant son écran. L'interactivité va bien au delà du gameplay, ce qui tend a prouver que le jeu vidéo ne
se résume pas au gameplay.
N.B : Silent Hill 2 est génial... jouez-y.
ALAN WAKE : FUITE
Je crois savoir a ce stade de l'article ce que vous pensez. Un truc du genre "c'est bien joli de nous dire que le gameplay disparait durant certaines
phases de jeu, pour ensuite essayer de nous faire croire que
l'interactivité est au fondement du jeu vidéo, mais bon... ca ne peut
pas marcher dans une scène d'action, bougre de cornichon !".
A considérer que les scripts annihilent le gameplay, j'aurais pas
mal d'exemples démontrant que l'on peut se passer de gameplay pour
retranscrire efficacement une scène d'action (dans Beyond Good and Evil par exemple... ceux qui y ont joués comprendront) mais ce serait un peu trop facile, voire contestable. Il n'est pas certain en effet que le
script soit une notion antagoniste au gameplay. Et même, dans certains
cas, les scripts peuvent sublimer le gameplay a mon avis (Assassin's Creed II... mais pas le premier épisode). Mais pour ne pas user d'un exemple
contestable, je vais plutôt me servir d'une scène d'action du jeu Alan Wake. Début de l'épisode 3, plus précisément.
Dans cette scène, Alan Wake ne cherche pas a pénétrer un lieu comme dans Silent Hill, mais bien au contraire, il cherche a s'enfuir. Avec le FBI aux
trousses. N'importe quel développeur aurait implémenté dans une telle
scène un peu de plate-forme afin d'entraver la fuite du personnage,
quelques gunfights pour rendre l'action un peu plus
"cinématographique"... mais Remedy, le développeur du jeu, chie totalement sur les conventions ! En fait, Alan Wake propose une fuite de dix minutes... sans que jamais le joueur n'aie
rien d'autre a faire que de courir. Pas de gameplay. Et même, encore
pire : vous n'avez aucune chance d'être rattrapé par vos poursuivants.
Du moins, le joueur s'en rend compte après cette scène, une fois qu'il
l'appréhende a tête reposé.
Mais alors, me direz-vous, comment imposer au joueur, puis maintenir a ses yeux, une tension dramatique élevé, a priori consubstantielle a toute scène de fuite/poursuite, si le joueur n'a en
réalité aucune difficulté a échapper a ses poursuivants ? Réponse simple : la tension dramatique ne passe pas forcément par la difficulté des
épreuves que peut rencontrer le joueur. Ce n'est pas nécessairement une
histoire de gameplay. Mais cela reste en tout cas liée a
l'interactivité. Si cette scène fonctionne sans gameplay, c'est en
réalité parce que Remedy use a merveille des autres mamelles du jeu vidéo. Les jeux de lumière par exemple participent beaucoup a la
crédibilité de cette scène, entre les fusées de détresse qui sont
régulièrement lancées par la police pour essayer de localiser votre
position, les faisceaux des lampes-torche de vos poursuivants qui
percent régulièrement l'obscurité de la forêt dans laquelle vous vous
êtes réfugiés... Le son aussi est important : entendre les policiers qui vous hurlent dessus, et qui vous ordonnent de vous arrêter, le bruit de l'hélicoptère de police qui tente de vous repérer, la musique discrète, mais néanmoins stressante... Remedy arrive parfaitement a
faire vivre au joueur une scène d'action épique, sans ne jamais recourir au gameplay. Le développeur se contente simplement de jouer subtilement avec vos sens afin de vous faire croire que vous êtes en danger, là ou
en réalité, aucun challenge, aucun gameplay n'est proposé au joueur ! Un joli tour de force. Qui montre indéniablement, une fois encore, que
lorsque le gameplay disparait, le jeu vidéo lui survit sans aucun
problème, grâce a cette notion d'interactivité, qui prend ici une
tournure émotionnelle.
Le jeu vidéo impose ici au joueur de continuer a fuir a cause de la
tension dramatique instaurée par l'ambiance de la scène, et cette fuite
conditionne ensuite la nature et l'intensité de cette tension
dramatique, puisque plus le joueur fuit, plus la pression exercée par
cette ambiance se fait présente sur le joueur (apparition de
l'hélicoptère... et quelques autres manifestations plus ou moins
surnaturelles, sans vouloir spoiler a outrance). Le jeu agit sur le
joueur. Le joueur agit sur le jeu en retour. Interactivité. Sans aucun
gameplay.
N.B : c'est ce genre de scènes qui aide a comprendre pourquoi Alan Wake a fait un bide sur le plan commercial. Voir même sur le plan critique
d'ailleurs, puisque ce jeu a fortement divisé les joueurs. Certains
d'entre eux ont parlés de gameplay archaïque, mais le paradoxe est que
c'est au contraire parce que ce jeu est en avance sur son époque, qu'il
n'a pas convaincu tout le monde. Si, si...
METAL GEAR SOLID 3 - TUER N'EST PAS JOUER
OK, une scène d'action sans gameplay, c'est possible. Mais le gros
bourrin de base ne manquera pas de me rétorquer que, tuer dans un jeu
vidéo, cela nécessite un gameplay. Un gameplay élaboré même, puisque ces dernières années, le jeu vidéo a visiblement atteint un niveau de
raffinement rare dans l'art de tuer ses ennemis. Certains y voyant même
une preuve de maturité du média, puisque après tout, entre prendre du
plaisir a tuer grâce a un gameplay profond, et prendre du plaisir a tuer rien qu'en voyant des gerbes de sang gicler sur l'écran, c'est déjà une sorte de progression. A vrai dire... j'en doute quelque peu. Avant, je
joueur se contentait de tuer. Maintenant, il le fait avec raffinement... en "torturant" ses ennemis. Rien de mature la dedans... et c'est même
assez flippant sur la nature humaine, tout compte fait.
La maturité du jeu vidéo, elle viendra a mon avis le jour ou chaque
vie virtuelle aura la même valeur aux yeux du joueur qu'une vie humaine. Ce qui implique, non pas qu'il prenne du plaisir a ôter une vie
virtuelle, mais au contraire, qu'il ressente une profonde gène a le
faire. Voire... du dégout. Le corollaire d'une telle affirmation est le
suivant : dès lors que sacrifier une vie virtuelle devient non pas une
récompense pour le joueur, mais un acte révulsant, dont il doit tout de
même triompher, le rapport gameplay = récompense doit être brisé au
profit d'une déstructuration du gameplay, voire même au profit d'un
effacement de celui-ci. Ôter la vie d'un avatar, sans en avoir envie,
implique que toute forme de ludisme ou de performance liée au gameplay
disparaisse.
Je connais au moins un jeu qui propose cela. Metal Gear Solid 3. Sans trop vouloir spoiler une fois encore -bien qu'en l'espèce, on na
va point y échapper totalement- vers la fin du jeu, le scénario vous
impose d'exécuter l'un des ennemis du personnage que vous incarnez (Big Boss... celui de MGS3, pas moi !). Ennemi en apparence seulement, car si les commanditaires de cet assassinat essaient de vous faire croire que celui-ci est un
traitre a votre nation, il n'en est rien en réalité... bien au
contraire. Précisons aussi que cet "ennemi" n'est rien d'autre que le
mentor de votre personnage... un lien de proximité qui ne va pas vous
faciliter la tâche.
Or, est-ce que Konami propose au joueur un combat a la Bayonetta, ou a la God of War, avec des milliers de QTE et de combos, pour accomplir votre basse
besogne ? Non ! Pas de gameplay. Pas de ludisme. Pas de plaisir pour
accomplir une tache qui est censée vous révulser au plus haut point. En
réalité... une seule touche suffit. Celle qui permet au joueur de tirer
sur l'ennemi pour l'achever d'une balle mortelle. La négation même du
gameplay. Mais... une interactivité profonde, une fois encore, tel est
le paradoxe induit par cette scène ! Car l'interactivité ne consiste pas ici a jouer du paddle comme Mozart jouerait du
piano. Une fois encore, elle passe par le background du jeu (le scénario vous fait comprendre progressivement la vraie nature de votre ennemi,
qui est en réalité votre plus fidèle allié dans cette aventure), mais
aussi et surtout, par le refus des développeurs de proposer une
gratification au joueur pour accomplir un acte jugé ignoble. Pour un
résultat très convainquant : cette scène est l'une des plus marquantes
-des plus interactives pour le dire autrement- que j'ai pu vivre dans
mon expérience de joueur, alors même qu'elle se moque sciemment de la
notion de gameplay.
Eh oui. Non seulement, comme démontré auparavant, le jeu vidéo
survit a l'absence de gameplay, mais mieux encore, en l'espèce, le jeu
vidéo semble sublimé par cette volonté de mettre le gameplay un peu de
coté, et met une fois encore en évidence sa profonde nature :
l'interactivité ! Car au final, ce que cette scène de Metal Gear Solid 3 vous offre ici, aucun film ne pourrait en faire de même. Tout simplement parce que c'est VOUS qui donnez la mort. De façon active. Interactive, pardon. Le jeu vidéo semble
définitivement pourvoir se passer a certains moments du gameplay, alors
qu'il ne peut pas se passer de cette notion d'interactivité. Ce qui
démontre de façon indiscutable que la clef de voute du jeu vidéo, c'est
l'interactivité. L'interactivité est le dénominateur commun du jeu
vidéo, duquel dépend toutes ses formes d'expression Le gameplay n'en est qu'une simple notion dérivée, forme d'expression parmi tant d'autres
-j'ai démontré que l'interactivité s'exprime aussi par la musique, le
background et les émotions- et insuffisante a elle seule pour
appréhender le jeu vidéo.
J'espère avoir réussi a vous convaincre, maintenant. En sachant
qu'une autre scène va encore beaucoup plus loin pour soutenir mon propos : celle de Metal Gear Solid 2, ou Hideo Kojima, par
l'intermédiaire du Colonel Campbell, demande ni plus ni moins au joueur
d'éteindre sa console ! Une scène lourde de sens, qui brouille la
frontière entre le joueur et la machine avec une mise en abyme complexe, et redéfinit complètement la notion d'interactivité entre les deux. Une scène qui mériterait un article a elle toute seule...
Source : article publié a l'origine sur mon blog Gamekult