Un autre week-end au bureau. J'ai essayé de trouver une idée pour organiser la production suite à la Beta. La solution est venue rapidement en réalisant qu'on était exactement à sept semaines de la date du Master. Ca aide à concrétiser les choses... J'ai l'impression désagréable qu'on n'y arrivera jamais. Il reste une masse de travail considérable pour terminer le jeu au niveau où je l'espère. J'ai laissé souffler l'équipe pendant une semaine, mais il va maintenant falloir rapidement repartir.
Sept semaines, 70 scènes. Je décide de repartir sur cinq cycle d'une semaine, soit environ quinze scènes par semaine, ce qui nous laisse deux semaines de plus pour régler les derniers problèmes. On ne peut pas dire que ce soit large...
Le lundi matin, réunion générale de l'équipe (je fais régulièrement un point avec tout le monde sur le projet). J'expose le plan, je rappelle les dates, je parle de la démo jouable sur laquelle il va bien falloir qu'on se mette, même si c'est entre une Beta et un Master. L'équipe réagit bien. Je sens que tout le monde est fatigué, mais je crois aussi que l'idée de voir le bout a aussi quelque chose de rassurant. Pas pour moi...
Trois jours de Play Tests organisés par Sony à Londres pour faire tester le jeu pendant trois heures à différents profils de joueurs. J'ai expressément demandé à la fois des Hard Core Gamers, des Casual et des Non-Gamers. Impossible pour moi d'abandonner le studio pendant trois jours, je décide d'envoyer Caroline et Jérôme.
On débriefe au téléphone tous les soirs. Beaucoup de choses intéressantes dans les feedbacks, notamment un problème de rythme relativement unanime au début du jeu, considéré comme trop lent. Je mets trop de temps à poser Ethan, je le sentais dès l'écriture. Cette discussion a lieu dans le studio depuis plusieurs mois, mais j'étais hésitant à modifier l'équilibre du début du jeu, tout en sachant qu'il ne fonctionnait pas. Le retour des Play Tests m'aide à prendre la décision. Au total, trois scènes coupées pour aller plus vite au cœur de l'histoire. Bizarrement, c'est plutôt un soulagement pour moi. Ces scènes nécessitaient un gros travail pour qu'elles aient une chance de fonctionner. Je crois qu'on a assez de travail sur le reste du jeu...
D'autant plus que les Play Tests ont remonté une autre information importante : en deux heures de jeu, aucun testeur n'a passé la scène 7. Ca signifie qu'on a certainement plus de temps de jeu qu'on ne pensait. Difficile de le savoir exactement, que ce soit notre QA ou celui de Sony, nous avons tous beaucoup joué au jeu et on ne le découvre plus en prenant le temps comme un joueur le ferait.
Je reste concentré sur mon idée de départ. Je ne veux pas faire un jeu trop long (plus de dix heures). Il devient très difficile de maintenir la tension et l'attention du joueur pendant un temps si long, voire même la compréhension de l'histoire. Pas de remord donc, accélérer le début fera le plus grand bien.
Par contre, bonne nouvelle, aucun des types de joueurs testés n'a semblé éprouver de problème avec les contrôles ou la navigation. Le retour était aussi assez unanime sur l'intérêt de l'histoire (certains joueurs continuaient discrètement de lancer des scènes après l'arrêt des tests pour voir ce qui se passait après...).
Une vraie torture, ces Play Tests. Les joueurs sont seuls devant leur écran, ils sont filmés et observés derrière une glace sans teint. Tout est enregistré, leur voix, leur visage, leur partie, pour essayer de déterminer ce qu'ils ressentent. C'est vraiment insupportable de les voir buter sur des choses simples, chercher le chemin alors que c'est évident, ne pas faire ce qu'ils sont sensés faire... Insupportable mais informatif. Je suis traditionnellement sceptique sur ce genre d'exercice. Les Play Tests de Nomad Soul ne m'avaient rien appris, pas plus que ceux de Fahrenheit. Ceux de Heavy Rain sont en train de m'aider à façonner le jeu.
Au retour de Jérôme et Caroline, dernier débrief, plan de bataille pour mettre rapidement les modifications en chantier et avancer au plus vite. Les changements sont importants mais devraient se faire relativement simplement. Tout le jeu est assemblé à l'intérieur d'un outil, ce qui rend les changements rapides et faciles à réaliser.
Nous avons prévu d'autres Play Tests dans nos bureaux jusqu'à la date de Master pour continuer de recueillir des avis, regarder les gens jouer et voir ce qu'on peut améliorer. Un travail de fourmi, j'espère qu'il sera payant.
Les bugs continuent de tomber. Près de 3000 bugs sur le bug report, ce qui n'est vraiment rien. L'équipe fixe environ 300 bugs/jour, ce qui est une bonne moyenne. Les bugs baissent cependant seulement d'une centaine par jour, en raison des nouveaux bugs qui sont rentrés quotidiennement.
Je peine à me faire une idée de ce que nous sommes en train de faire. Impossible de dire si c'est beau, intéressant, intriguant, ou si c'est juste lent, ennuyeux et sans intérêt. A force de voir des bugs, des morceaux de scènes, ajuster un regard à un instant, retoucher une caméra, modifier une action ou un mouvement, on en vient à perdre le fil de ce qu'on fait. La fatigue accumulée et les nuits au bureau érodent la lucidité, et j'essaie autant que possible de rester attentif à mon état physique et mental. Travailler trop fait avancer le jeu mais nuit à la lucidité. Tout est question d'équilibre. Equilibre aussi entre la confiance qu'il faut avoir pour motiver l'équipe et faire avancer le jeu, et le doute, sain et nécessaire, qu'il faut constamment avoir à l'esprit pour remettre en question ce qu'on est en train de faire. J'ai un peu plus de doutes à ce stade du développement que je n'en voudrais... Je ne pense pas qu'on se soit trompés dans nos choix. Je me demande juste si on va parvenir à atteindre notre but, si une fois tous les ingrédients mélangés, tous les bugs fixés, le game play ajustés, les dernières caméras réglées, le résultat sera à la hauteur de nos attentes. Impossible à dire pour le moment. Je crois que le jeu va surprendre. Reste à espérer qu'après la surprise viendra l'émotion.