Nouvelle publication hebdomadaire de "       !", ma nouvelle du Disque-monde. Un passage pas évident à coucher sur le papier... Bonne lecture !

 

"             !"

Une nouvelle du Disque-monde

L’opéra avait sorti ses habits de lumières pour cette soirée de mondanités: il brillait de mille feux. Tous ces apparats intimidaient fortement Théo, qui n’avait pas pour habitude de se retrouver dans des endroits chics au milieu de têtes fortunées. Une gêne que dû ressentir le préposé à l’entrée car il lui avait fallu montrer par trois fois son invitation avant de pouvoir accéder à l’immense salle de réception du fier bâtiment. La sécurité ne semblait pas lésinée sur les moyens. Du moins tant qu’on n’avait pas fait la preuve de sa place en ces lieux car étrangement une fois qu’on avait pénétré les hautes sphères, on semblait alors libre de toutes contraintes.

Il n’eut aucun mal à se faufiler dans les coulisses, où les préparations battaient leur plein. Après quelques hésitations et autant de détours dans ce dédale de couloirs étroits et encombrés, le jeune homme parvint enfin à trouver la petite porte de service utilisé seulement par les gens d’entretien, tous absent à cet horaire de festivités. Une porte discrète menant directement en dehors de l’Opéra et surtout nullement gardée, l’ accès ne possèdant qu’une poignée intérieure. Un état de fait qui arrangeait les membres de la Ligue qui attendaient fébrilement à l’extérieur que leur agent infiltré ne les fassent pénétrer l’imposante bâtisse. Les mines que firent les mimes quand Théo ouvrit le passage témoignèrent de leur soulagement. Au loin au coin de l’édifice apparaissait une patrouille d’agent du guet qui heureusement ne les remarqua pas. Ils entrèrent comme un seul homme pour se retrouver dans le petit vestibule qui servait de zone de stockage pour les poubelles, balais et autres bricoles de l’univers du nettoyage dont ne se soucier guère les belles âmes présentent dans la salle de réception.

Sans attendre ils se dirigèrent vers les loges. Où ils arrivèrent au moment même où les derniers musiciens quittaient les lieux pour rejoindre la grand-salle afin d’y subir le discours inaugural de la soirée. Chacun des membres de la Ligue du Silence sachant ce qu’il avait à faire, ils exécutèrent hâtivement leurs tâches. Monsieur Long et le Roi Chaussette s’attaquèrent aux instruments à cordes, fragilisant ces dernières sans les romprent en usant de diverses techniques, incluant quelques gouttes d‘acide ou des limes bien aiguisées. Cela exigé un travail d’une grande précision pour ne pas ciseler les maigres filins musicaux. Maître Majeur lui se chargeait des instruments à vent, obstruant et les gros et les petits avec des bouchons de coton préparés en amont. Quant à La Barbe et Frère Sourire, leurs cibles étaient les percussions, qu’ils entamèrent en pratiquant une très légère incision sur les peaux, qui ne résisteraient pas aux premiers coups de baguettes.

Ce fut un travail bien plus fastidieux que ce qu’avait prévu Monsieur Long. On entendait les musiciens revenir chercher leurs instruments quand ils terminèrent tout juste leur besogne. Ils n’eurent pas le temps de quitter la pièce. Alors ils jouèrent le rôle d’assistants de l’opéra en aidant avec force amabilité et dévouement les artistes à emmener leurs instruments et leur matériel dans la fosse d‘orchestre voisine. La grand-salle était à présent comble, emplie d’un brouhaha pesant et s’y déplacer devait s’avérer contraignant. Mais dans la fosse elle même on circulait relativement à l’aise. Chaque musicien ayant sa place attitrée, les membres de la Ligue furent vite de trop et ils regagnèrent les coulisses sans demander leur reste. Les mimes renégats échangèrent alors des regards inquiets. La grande crainte était que l’un des musiciens se rende compte du sabotage avant le chant d’ouverture. Mais il y avait un programme à respecter à la lettre, le Patricien était sur le balcon d’honneur et dès que tout le monde fut en place, le maître de soirée lança les festivités.
Monsieur Long remarqua tout de même quelques concertistes découvrant des anomalies sur leurs outils musicaux mais ils n’eurent guère le temps de s’y attarder car déjà les rideaux se déployèrent pour dévoiler une élégante jeune dame. Ainsi c’était donc elle la fameuse Jadelia de Frère Sourire. Pas vraiment son genre. Trop grande. Puis un nez trop petit taillé comme une pyramide et surtout trop de cheveux, beaucoup trop de cheveux !

***

Le Chef d’orchestre commença à battre la mesure… mais les  BzzzOOIInnGG,  CcCRRACaBOUM, PPPFFFFIIIIOOOOUUUuuuuu et autres PAF qui retentirent  n’étaient manifestement pas ce à quoi il s’attendait ! Tous les musiciens poussèrent des cris d’effroi devant leurs instruments meurtris, certains se levèrent pour constater les dégâts. La consternation gagna la fosse mais également la salle, devenue perplexe.
La Ligue du Silence de son côté exultait depuis l’entrée des coulisses, leur plan avait fonctionné à la perfection ! Ils deviendraient les nouveaux fers de lance de la résistance face au Tyran ! D’ici quelques heures il revendiqueraient ce coup d’éclat qui à n’en pas douter ne sera que le premier d’une longue liste !

Puis tout à coup, sans que quiconque ne s’y attende, une voix mélodieuse satura l’espace. Tous les regards se tournèrent alors vers la chanteuse qui se trouvait seule en scène.

***

Vêtue d’une robe bleue nuit au liseré noir parsemé de motifs brodés, Théo ne l’avait jamais trouvé aussi belle. C’était également la première fois qu’il la découvrait sans son caractéristique chignon et ses longs cheveux formaient alors comme une immense cape qui semblait la protéger du reste du Disque-monde. Sa frêle silhouette perdue au milieu de la scène était contre-balancée par la puissante portée de sa voix. Et quelle voix ! L’ensemble du public était subjugué par ce chant merveilleux, semblant provenir du mont Dunmanifestine lui-même. Elle chantait, les yeux clos, ses bras seuls se mouvant pour mieux accentuer les paroles de sa mélancolique chanson.
Une chanson sur la nostalgie d’un petit village loin de la ville, où les champs et les animaux ne sont pas des concepts abstraits. Où le piaillement des oiseaux vous réveille le matin et où chacun se connaît. Un petit village qu’une petite fille et sa mère durent quitter après la mort d’un père trop peu apprécié, pour rejoindre la grande cité où personne ne les saluerait…

Tandis que Jadelia illuminait la grand-salle de son talent, le chef d’orchestre se rendait compte du sabotage des instruments et en appela au guet. Les quelques représentants de la loi présents se dirigèrent alors vers la fosse, accompagnée d’une femme assez forte en laquelle Frère Sourire reconnut Madame Jude-Raizin. Elle faisait des grands signes en direction de sa fille, qui semblait totalement indifférente au boucan ambiant. Toujours paupières fermées, Jadelia poursuivait son chant merveilleux alors qu’une sensation curieuse envahissait maintenant l’assistance. N’entendait-elle pas les hurlements des musiciens contre ce qu’ils qualifiaient d’actes de vandalisme ? Ou les réprimandes de l’agent du guet leur sommant de se calmer vite fait ? Ou le bruissement du public qui ne cessait de monter, entre consternations et applaudissements hésitants?

Madame Jude-Raizin ne sachant plus que faire finit par monter sur scène pour rejoindre sa progéniture. Jadelia sortant enfin de son état second stoppera immédiatement de chanter en constatant que visiblement quelque chose cloche tout autour d’elle. Quelque chose qu’elle aurait dû entendre…
Portant les mains à son visage pour masquer la peur et la honte qui monte en elle, la demoiselle se réfugiera dans les bras de sa mère qui tout en la drapant de son long manteau l’attirera avec compassion vers les coulisses.
Toute la salle semble comprendre au même instant dans une stupeur générale ce qui vient de se révéler alors que Théo lui est soufflé par la nouvelle. Jadelia n’a rien entendu du chaos pour une raison simple: elle est sourde.

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