Article initialement publié le 16/06/2011 sur Numericity.fr

Le professeur Tenenbaum se tient perchée à un balcon, inatteignable, habillée d'un accoutrement violet défraîchi éclairé par la pâle lumière de lustres du hall. Elle me met en garde, après avoir abattu un chrosome mâle, jadis un homme, sur ce que je compte faire de la petite fille, recroquevillée sur elle-même, ses yeux luisant et jaunâtres transperçant la pénombre, son souffle haletant se mêlant à des irrépressibles sanglots. Elle ne me laissera pas la toucher, munie de son revolver. Atlas, l'homme à qui je dois ma survie dans cette ville après mon crash d'avion et avec lequel je tiens un contact radio, tente de la raisonner. Pour survivre dans Rapture, cette ville sous-marine, une utopie qui porte si bien son nom, Atlas m'incite à récolter de l'Adam sur l'enfant, cette substance désirée par tous, qui pourrait me faire muter en prédateur pour survivre dans ce monde déréglé. Ces petites filles, dénommées petites sœurs, chaperonnées par un Protecteur, lui-même appelé Big Daddy, sont la clé pour gravir l'échelle de la chaîne de domination. Pour Atlas, l'enfance n'est qu'un masque qui cache une abomination digne du Dr. Frankenstein.

 

Le professeur Tenenbaum passe de la menace à la supplication et fait appel à mon cœur. Atlas aussi, me demandant si j'ai le droit moral, en refusant l'Adam, de mettre en péril lui, sa femme et leur enfant, qui désirent s'échapper de Rapture. La petite sœur se traîne dans un recoin et attire mon attention. Tenenbaum me promet qu'une autre solution existe, et me lance un objet qui permettrait de libérer la petite sœur de son état, avant de disparaître. Je me dirige vers la petite sœur qui recule, encore et encore, jusqu'à se heurter le dos contre une malle, faisant vaciller les bouteilles posées dessus. Elle est éclairée par la forte lumière blanche d'un spot et passe une main devant son visage comme pour se défendre, craintive, vulnérable, attendant le sort que je lui réserve. Un choix, simple et limpide, binaire, mais que je suis le seul à pouvoir prendre, dans mon âme et conscience : la récolter ou la sauver.

Le pouvoir m'attire parce qu'il serait la condition sine qua none de ma sécurité. Pourtant, la question tactique pour ma survie ne me fait pas douter. Qu'importe mon avenir, je ne peux pas récolter cette enfant, c'est-à-dire la tuer. Je la prends dans mes bras, elle se débat comme elle le peut, et je m'évertue à la libérer comme si je libérais quelqu'un d'un mauvais sort, en passant ma main droite sur son front. Un choc m'étreint soudainement, floute ma vue et dédouble ce que je perçois avant que tout s'apaise à nouveau, comme si de rien n'était. Un détail cependant, un léger changement : le regard de la petite ne lance plus une lueur, mais est bien celui de n'importe quelle petite fille... Elle me remercie avec la candeur propre à son âge, et disparaît dans les fins réseaux de canalisations de cette ville aux nombreuses ramifications.

 

Je me retrouve seul, livré à moi-même. Seul le professeur Tenenbaum entre en contact avec moi et commente mon choix, sans doute parce que j'ai penché de son côté, elle qui m'est encore inconnue. En utilisant presque une métaphore christique, elle m'annonce que le chemin que j'ai choisi, celui du bien, est plus ardu et moins séduisant que celui du mal, mais que la récompense, une fois acquise, rétribuera ma moralité au-delà de l'immédiateté d'un nouveau pouvoir. Ici, le pouvoir s'appelle plasmide et s'acquiert par intraveineuse, glissant dans nos veines et changeant notre ADN, notre être. En effet, l'Adam me permettrait d'acquérir des plasmides variés, comme enflammer des objets, les manipuler à distance, les geler, sécréter une hormone capable de brouiller les récepteurs d'un Big Daddy pour qu'il me protège, dérégler les systèmes de sécurité. Suite au sauvetage la petite sœur cependant, ce ne sont que quelques gouttes qui glissent dans mon flacon. Je les garde avec le plus grand soin et je les contemple avec le regard ahuri d'un junkie qui salive déjà d'impatience à l'idée de se faire un shoot.

Quelques minutes plus tard, faites de déambulations hasardeuses dans le pavillon médical de la ville, j'entends un râle grave, comme un homme à l'agonie criant dans un grand tube en cuivre, couvrir les autres sons des ruines, comme le clapotis de fils d'eau qui s'immisce inexorablement, les étincelles qui s'évadent des disjoncteurs ou les mécanismes automatiques qui continuent leur office en dépit des évènements. Derrière les barres tordues qui sortent de gravats en béton, j'aperçois la silhouette d'un Big Daddy, chevalier servant en armure de scaphandrier, écumer les bas fonds de la cité perdue, de son pas lourd. Devant lui, la silhouette d'une Petite Sœur, qui s'affaire voletant de cadavres en cadavres et butinant telle une abeille leur Adam à l'aide d'une longue seringue, précieux nectar. Je m'approche quelque peu, le duo apparaît au grès d'une lumière fonctionnant par intermittence. Ils me voient tous les deux, mais m'ignorent. Tant que je ne m'en prends pas à aucun des deux, un pacte tacite de non agression est passé. Mais je me prends à cœur la libération des Petites Sœurs. Je décide de détruire leur union et passe à l'attaque, espérant bénéficier d'un effet de surprise.

 

Le combat est terminé, une nouvelle petite sœur est sauvée. J'ai encaissé quelques ruades, mais la satisfaction de bien faire l'emporte. J'agis toujours dans mon orthodoxie à plusieurs reprises. Mais à Rapture, le béton, le marbre, le fer, le verre ne sont pas les seuls à subir la corrosion lente mais inéluctable conduisant à sa chute. L'esprit aussi est rongé par le sel du doute. Arrivé au dans les factices décors bucoliques d'Arcadie, faits de bancs donnant sur des panoramas des abysses, une précipitation m'est fatale. Et voilà que je suis au bord de la mort quand le nouveau Big Daddy rend l'âme. A chaque fois, la même question, simple, binaire. Jusque là, mes principes avaient le dessus et la question me paraissait simple à résoudre. Pourtant, si bas sous l'eau, dans ce monde sans foi ni loi, où la loi du plus fort s'exprime dans son expression la plus littérale, pourquoi devrais-je me référer à des principes d'un monde qui n'existe pas ici bas ? Qui m'en voudrait ? Personne ne peut me voir en ce lieu, personne ne le saura jamais. J'ai besoin de cet Adam pour espérer ne pas mourir dès que je me serais rendu dans une autre pièce. A Rapture, l'agonie est cet état conscient où l'on réalise que l'on est mort. Pourtant, in extremis, refoulant ce puissant instinct de survie, défiant la pure rationalité, décidant en signe de protestation de ne pas jouer les règles d'un jeu déréglé, mais qui pourtant décide de tout à mon insu, je libère la petite sœur de son fardeau. Elle s'enfuit et disparaît. Je reste seul, étourdi.

Chaque pas est mesuré, chaque action calculée, chaque choix réfléchi. Telle une proie sans défense dans un musée d'horreurs, j'avance. Puis je réalise que je viens de passer le cap le plus difficile. La rétribution tombe enfin. Un peu timidement d'abord, puis avec plus de franchise. Les petites sœurs me lèguent des cadeaux : de l'Adam. Tout un arsenal de déploie. Je dois faire des choix, certes, mais la courbe de puissance apparaît enfin. Je prends confiance, et je passe prédateur, devenant l'une des créatures les plus redoutables, sentant ces douces décharges de plaisir à prendre revanche. Puis Atlas se dévoile, révèle qu'il s'est joué de moi, et que ma puissance n'était qu'illusoire, moi qui pensait avoir atteint le sommet de la cité. Dans ma chute, je suis secouru par une petite fille qui me glisse dans le dédale tout en tuyaux qui sillonne l'utopie. Je me retrouve abasourdi dans le lit, reprenant à peine connaissance. Le professeur Tenenbaum se cloisonne derrière une baie vitrée que l'on devine blindée. Elle se méfie, mais laisse ses créatures dont j'ai épargné la vie m'approcher. Il y a bien quelque chose d'étranges en elles, oscillant entre le vivant et le mort, traversée parce qu'elles ont vécu. Mais en les quittant à nouveau pour affronter Rapture en homme libre, un dernier regard en arrière nous fait presque avoir eu honte d'avoir pu hésiter.

 

Numerimaniac(Alexis)