Article initialement publié le 21/12/2010 sur Numericity.fr
Sur les consoles de sixième génération, la trilogie [1] Prince of Persia, elle-même un renouveau du jeu de Jordan Mechner, avait posé les bases d'un gameplay d'une des séries les plus populaires chez l'éditeur Ubisoft. Aujourd'hui, les traces de ce gameplay tout en acrobaties se retrouve dans Assassin's Creed qui a repris le flambeau et l'héritage. Plus encore, la nouvelle licence phare de l'éditeur s'est également accaparé les lauriers du succès. C'est ainsi qu'en 2008, le sobrement intitulé Prince of Persia, qui se voulait à son tour un nouveau début pour le passage de génération de console, fut boudé. L'eau avait coulé sous les ponts, et le public préférait désormais incarner un assassin. Pourtant, cette remise à zéro de Prince of Persia s'inscrit dans les transmissions successives d'une saga à l'autre d'une certaine conception du jeu vidéo portée par son éditeur/développeur Ubisoft. Et si Assassin's Creed est un jeu qui se veut mainstream, avec tout ce que cela doit inclure comme compromis pour viser le large public (open world, variété des situations etc.), le contre son gré discret épisode Prince of Persia, lui, reprend l'essence de ce gameplay et le pousse jusqu'au bout de son concept, à savoir la recherche de fluidité, dans un jeu qui la servirait entièrement.
Ils sont bien étranges les premiers pas dans le monde de Prince of Persia, après le prologue qui présente les enjeux premiers et introduit auprès du Prince le personnage féminin d'Elika qui accompagnera le joueur pour toute l'aventure. Effectivement, lancé sur une grande plaine centrale qui servira de carrefours aux quatre mondes proposés par le jeu, le Prince donne l'impression que ce n'est pas seulement son turban rouge et bleu qui flotte, mais tout son corps, dont les animations laissent croire à une légère forme de lévitation. Pour cause, le jeu n'est pas fait pour laisser son héros sur la terre ferme, mais suspendu aux innombrables falaises ou remparts, au dessus d'un vide abyssal.
Les qualités d'animation du couple ont été ici mises en œuvre pour donner une impression de liant lors des phases d'escalade. Le gameplay, dont le but et de savoir enchaîner des séquences en requérant un sens du rythme gratifie le joueur d'animations parfaitement coulantes des personnages, que ce soit avec les difficultés variées du jeu ou entre les deux personnages. En clair, la récompense est avant tout la beauté du geste. Chorégraphiés, les mouvements s'apparentent rapidement à une danse entre deux partenaires dont le jeu perpétuel de séduction prendrait comme piste de danse le monde enchanté de la Perse.
Car ici, le monde dans lequel évolue le duo est indissociable des lieux et participe activement à soutenir le gameplay, là où dans un Assassin's Creed, la modélisation extrêmement fidèle de villes réalistes se voit doublé d'une jouabilité conçue en amont, créant des conflits ou une baisse d'intérêt. Prince of Persia n'est pas un jeu monde (il nous apparaît comme une erreur de la qualifier de monde ouvert), il est un jeu essentiel. Il possède des chemins indiqués, des orbes à collectionner qui guident nos pas, une simple pression de touche crée un fil lumineux nous ralliant à l'objectif prochain, la carte du monde, joliment dessinée, présente néanmoins un univers géométrique conçu pour ses qualités ludiques.
En revanche, pour ne jamais couper le joueur dans ses mouvements qui peuvent par instant devenir hypnotiques, le jeu crée comme une sorte de fondu progressif entre les quatre environnements. C'est-à-dire qu'aucun portail (sauf pour les boss de fin de niveau) ne viendra endiguer la progression du joueur, en le coupant d'un monde pour le projeter dans un autre, comme cela est souvent la convention dans le jeu de plate-forme. Ici, le joueur évolue en ayant toujours prise sur les murs comme à la manette, le long de couloirs ou de petits mondes intermédiaires avant d'arriver à destination presque sans s'en rendre compte. Même dans les tutoriels, le jeu ne donne aucunes explications qui se traduiraient par l'incursion d'interfaces contextuelles. Ici, le joueur est projeté dans un monde éthéré fait de bleu et de noir duquel il ne peut que sortir une fois acquis par la pratique son nouveau mouvement.
Utilitaires, nous aurions pu penser les décors sans âme. C'est tout le contraire. S'ils sont effectivement tout destinés à nos héros, il demeure néanmoins que le tour de force est d'avoir donné un aspect esthétique au cachet singulier. Prince of Persia prend place dans le monde des Mille et une nuits (voir le dossier passionné de notre camarade bokurano) : les mondes reflètent les quatre figures qui jouent le rôle de gardien : forteresses gardés par un roi chasseur, loisir royal, laboratoire d'un alchimiste, maître en élixirs et en poisons, riche palais d'une courtisane et le fantasme des nuits torrides, harem et Kâma-Sûtra, sans oublier le monde puissant et brutal du guerrier, en écho à l'empire perse. De ces thématiques qui sont plus le fruit de nos fantasmes d'Orient que de réalités, les artistes d'Ubisoft développent un univers splendide qui, se confrontant à aucune contrainte réaliste, peut s'exprimer dans son entièreté. C'est d'ailleurs ici qu'on devine le choix du cel shading, prenant par la même occasion ses distances avec le réalisme graphique d'Assassin's Creed : la volonté d'approcher au plus près des visions esthétiques des artworks servant à établir l'univers du jeu.
Ces artworks motivent une recherche des panoramas que l'on retrouvait jadis notamment dans les jeux de la French Touch. Comme une emphase des mouvements gracieux, les environnements thématisés et improbables expriment des visions esthétisées, la fameuse piste de danse à laquelle nous faisions allusion. En effet, il n'est pas rare de traverser des lieux dont la disposition n'a que pour autre but que le plaisir désintéressé des yeux. Le jeu alloue même des endroits qui forment comme des balcons naturels pour observer le niveau dans son entier, allant jusqu'à attribuer deux succès, la vue Titanic et ô hasard, la vue Assassin [2], comme objectifs secondaires.
De cet écrin graphique et du positionnement public, le jeu ne coupe pas à une mise en scène cinématographique dans les cut-scenes. Néanmoins, si elles s'imposent au joueur pour présenter un ensemble irréductible de situations à exposer (ennemis, lieux, articulations principales du scénario), elles se montrent discrètes par la suite via un procédé intelligent pour exprimer le rapprochement progressif et l'interaction entre les deux personnages en plus de leur parade aérienne. C'est le lien de parole. En effet, de courts dialogues sont énoncés lors des phases d'escalades à la suite de certains enchainements pour exprimer la considération de l'un pour l'autre. Mais mieux encore, en s'inspirant du lien qui unissait le jeune garçon à Yorda dans ICO par la pression d'une touche similaire, il est possible de déclencher de nouveaux dialogues qui tantôt informe le joueur du lieu qu'il explore ou interroge le passé d'Elika, sans passer par une mise en pause du jeu, c'est-à-dire une cinématique, dans le souci permanent de laisser le joueur en prise. Cependant, au joueur s'obstinant de presser cette touche, c'est-à-dire au joueur demandeur de s'arrêter un instant, le jeu bascule après insistance dans un classique champ contre-champ des deux protagonistes. Cette manière de faire permet au joueur de ne jamais être bloqué ou bouté hors du jeu, sauf lorsqu'il le désire. Et d'ailleurs, cette insistance du joueur peut même se traduire par la découverte de dialogues amusants ou cocasses.
Enfin, bien sûr, la recherche de fluidité se retrouve intégrée au plus profond des choix de game design. Il est reproché à Prince of Persia d'être sans aucun challenge. S'il nous faut concéder que le jeu est loin de représenter un monstre de difficulté, il ne faut cependant pas s'y méprendre sur les arguments visant à le prouver. Comme à peu près tous les jeux contemporains, le game over est devenu un leurre, puisqu'une partie perdue se traduit simplement par la réapparition du personnage au dernier check-point. Sauf qu'au lieu de se plier au protocole habituel, soit signifier au joueur sa défaite par un écran et en lui imposant un rechargement de la partie, le jeu balaie ces conventions d'un autre âge, et avec, le sentiment d'échec qui fait sans doute défaut aux gamers.
Lors d'une inévitable chute, le jeu trouve dans les pouvoirs magiques d'Elika une justification pour récupérer le joueur avant sa mort par une très courte cut-scene, en le relançant immédiatement le Prince dans l'action, mais toujours avant la difficulté (ce qui fait que le joueur ne parviendra à progresser que par sa maîtrise, contrairement à ce qui peut être affirmé ici ou là). Pareillement, lors des combats, Elika viendra quoiqu'il arrive sauver son partenaire pour le remettre sur la piste, ce qui n'est d'ailleurs pas sans poser de problèmes de crédibilité sur le plan scénaristique (car même prisonnière d'un sortilège par exemple, elle trouvera curieusement la force de vous sauver). Ainsi, critiquer le jeu sur la disparition du game over peut se révéler, paradoxalement, le plus beau compliment que l'on puisse faire au jeu, dans sa quête de l'instantanéité.
Le jeu n'échappe cependant pas à des ratés entre idéal visé et réalité jouée. Il faut bien avouer que par moment, le jeu en apparence plus simple à prendre en main est parfois moins simple à appréhender qu'un classique jeu de plate-forme, parce qu'attribuer plusieurs actions à une seule touche est aussi un moyen de s'emmêler les pinceaux. Pareillement, les quatre pouvoirs que le joueur gagne durant son aventure - outre le fait qu'ils auraient pu être réduits à trois tant deux se ressemblent - vont malheureusement à l'encontre de ce que le jeu souhaite faire, notamment en soumettant au joueur des phases rigides, où il faut deviner ce que les développeurs attendent de nous pour réussir. Les échecs, sans conséquences, sont néanmoins trop nombreux et créent une sorte de barrière qui le tempo du jeu.
En plus de ces accrocs, le jeu poursuit à ce point sa recherche de liant que le scandale du DLC peut lui être en partie raccroché. En effet, outre l'habituel débat du jeu sciemment divisé pour aller chercher quelques deniers supplémentaires au consommateur, sur un strict plan de game design, le jeu propose au joueur l'habituel donjon final ainsi que le boss terminal, qui clôt l'aventure. Mais c'est en voulant créer justement un effet de transition que le joueur s'est senti lésé. En effet, le jeu, au lieu de se terminer par un générique succédant au triomphe, laisse le joueur entamer une nouvelle étape inattendue et se termine par un cliffhanger surprise censé lancer le DLC.
Que ce soit en termes d'animation, de décors, de gameplay, de mise en scène, l'équipe en charge de Prince of Persia a voulu utiliser tous ces compartiments et les placer sous le signe de la fluidité, sous diverses formes. Résonnant chacun avec les autres, il en ressort un jeu uni, imbriqué (une qualité première d'un autre jeu Ubisoft, Beyond Good & Evil). Cette conception du jeu que soutient Ubisoft, tellement critiquée, avec il faut bien l'avouer, des raisons valables, trouve ici son épanouissement dans sa radicalité. Et c'est sans doute en cela qu'il nous convainc.
[1] La "première" trilogie d'Ubisoft a été complétée en 2010 par un quatrième jeu intitulé Sands of Time, pour cadrer avec une adaptation cinématographique.
[2] Comme si cela ne suffisait pas, en plus d'attribuer un succès en hommage direct à la nouvelle série phare, il est possible pour le joueur, une fois terminé l'aventure et en créant un compte chez Ubisoft, de rejouer l'aventure au complet avec la tenue d'Altair, le héros du premier Assassin's Creed. Décidément, deux séries sœurs. On nous fera remarquer en plus qu'il est également possible de jouer avec la tenue de Jade de Beyond Good & Evil pour Elika. Devons nous étonner, alors, que le teaser ayant fuité sur le net se présente curieusement sous une forme rappelant Assassin's Creed ? Ou est-ce la preuve tangible qu'il existe des communications et des échanges entre les studios de l'éditeur ?
Numerimaniac (Alexis)