Silent Hill Shattered Memories brise la tradition en substituant l'habituel univers ''sang et rouille'' par un univers glacé dans le monde altéré de la ville. La glace, le froid, la neige, sont autant d'éléments présents à la fois dans les cauchemars de Harry Mason, mais également dans sa vision réelle de Silent Hill. Il s'agira ici d'analyser cet élément et son utilisation, mais attention, la suite contient de gros spoilers. A savoir également que j'ai eu la fin (dernière séance du psy) ''Broken'' et l'épilogue (séquence vidéo juste après) ''Love Lost'', soit, il me semble, la fin la moins sombre permise, ce qui peut donc évidemment orienter l'argumentation qui suit.

 

 

 Rappelons que Harry et tout ce qu'il vit sont en réalité une illusion, un rêve imaginé par Cheryl pour s'accommoder de la mort de son père, continuer de vivre avec lui d'une certaine manière. Il convient donc de dire qu'ici, l'analyse de l'élément glace est vu sous l'angle de Cheryl. Par ailleurs, et alors qu'il aurait été probable de l'apercevoir au moins sortir de la voiture au début du jeu ; on ne voit jamais Cheryl durant toute la progression (sauf sur d'éventuelles photos). En réalité, elle se forge un rêve dans lequel elle aimerait être en présence de son père. Mais il ne s'agit pas d'un ''pays des merveilles'' dans lequel elle pourrait se plonger tout à fait et s'y confondre : la réalité lui montre bien que son père est absent de sa vie. Du coup, elle se persuade que Harry n'est pas mort, mais simplement disparu, et qu'il est donc à sa recherche (on peut imaginer cette hypothèse puisqu'on ne dit pas dans le jeu comment Harry est mort). Encore un peu rattachés à la réalité, ses rêves lui interdisent de se figurer auprès de lui ; mais sans risquer de contredire le réel, il lui est tout de même permis d'imaginer qu'elle guide les pas de son père à travers les personnages qu'elle modèle à son envie. On remarquera donc que mise à part Cybil (et encore, seulement à certains moments), aucun personnage secondaire n'est hostile, et tous sont prêts à aider Harry à retrouver sa fille.

 Seuls les cauchemars semblent faire obstacle ; mais là encore, la volonté des créatures n'est pas nécessairement de l'arrêter. En effet, il s'agirait de la manifestation de l'eros (soit l'ensemble des pulsions de vie, et symbole du désir) de Cheryl envers son père. En premier lieu, les créatures en question, si elles semblent asexuées, poussent néanmoins des cris féminins (rien d'orgasmique) lorsqu'elles détectent la présence d'Harry. De plus, elles n'attaquent pas réellement, mais s'agrippent à lui comme pour l'enlacer. C'est encore plus frappant lors d'une des dernières scènes du jeu où Harry court sur le lac gelé en direction du phare qui abriterait Cheryl. Au seuil des ''retrouvailles'' avec son père, la tension est énorme et Cheryl laisse déborder ses pulsions d'impatience : les créatures courent pas dizaines et on se retrouve vite ensevelis par elles, impuissant, jusqu'à ce que le lac dégèle.

 

 

 Au vu de ce que nous venons de dire, il est probable que la glace symbolise ici l'illusion, ce qui provient des rêves de Cheryl. Le froid frigorifie à plusieurs reprises les personnages secondaires pendant le jeu, souvent lorsque les émotions de Harry s'emballent : détresse dans la voiture avec Dahlia, découverte de sa femme, mort de Lisa, acte sexuel sur le bateau avec Dahlia... Comme le jeu se déroule dans les rêves de sa fille, il est évident que ces glaciations s'opèrent, à travers Harry, sous l'effet de l'inconscient de Cheryl. Inconscient, car si elle ne se l'avoue peut-être pas, elle est jalouse de Dahlia, la femme de Harry, dans laquelle elle projette sa propre image (les deux femmes se ressemblent). Lorsque Harry s'attache à un personnage féminin, elle commande aussitôt son gel dans la glace si elle estime que son père est sur le point de lui échapper. C'est ainsi que Michelle ne subit jamais ce sort, car Cheryl sait qu'elle est déjà amoureuse d'un autre homme. A la lumière de ce que nous venons de dire, le phénomène de transformation en glace pourrait ainsi représenter, cette fois, le thanatos (pulsions de mort) de Cheryl. Dans ce cas, à la toute fin du jeu, est-il possible que dans un autre degré d'inconscience, elle sache que son père soit réellement mort ? Harry entre chez le psy et s'approche d'elle pour la rassurer, lui dire que de toute manière il était toujours avec elle. Cheryl semble le comprendre, et son inconscient balaie les illusions avec lesquelles elle s'était bercée en provoquant la congélation de son père. La thérapie du psy semble avoir été efficace, elle est prête à se détacher de Harry, et est susceptible de guérir.

 

 Si la glace est ici utilisée pour représenter la jalousie, la haine, les côtés sombres de Cheryl, et plus largement, la manifestation de son inconscient, il est pourtant possible d'y voir une autre symbolique, celle de l'amour.

 

 Non pas un amour malsain comme celui de James pour Mary, dans Silent Hill 2, qui donne naissance à des environnements sombres et des monstres glauques ; mais un amour véritable, sincère, de Cheryl pour son père.

 En premier lieu, interrogeons-nous. Qu'est-ce qu'aimer, je veux dire, au sens le plus large ? Je peux aimer une personne pour son physique, parce qu'elle est belle. Dans un certain sens, en étant proche d'une personne belle, j'essaie de m'approprier sa beauté. Mais je ne pense pas qu'on puisse appeler ça un amour véritable, puisqu'en vieillissant, tout le monde peut perdre son éclat et son charme. Dans ce cas, puis-je aimer une personne pour sa personnalité, son intellect, simplement parce que je m'entends bien avec elle ? Possible, mais là encore, ce sont autant d'éléments qui sont amenés, au cours des situations d'une vie, à évoluer. On pourrait affirmer enfin que l'amour d'une fille pour son père dépasse le cadre physique et intellectuel. Mais la vérité, c'est qu'il peut suffire d'un changement radical de comportement de l'un ou l'autre pour que la relation se brise. On le voit bien dans l'une des fins du jeu, où Cheryl voit une vidéo de Harry dans une sorte d'orgie sexuelle, ce qui provoque son dégoût, sa haine, puis sa jalousie. Alors quoi ? Est-ce à dire que l'on n'aime jamais réellement une personne pour ce qu'elle est vraiment ? Sommes-nous condamnés à ne nous attacher qu'à des artifices éphémères ? Il faut croire que oui. D'où la métaphore de la glace : dans ce rêve, le froid recouvre d'un manteau de neige ou d'un bloc de glace la réalité de la ville ; tout comme on n'aime jamais une personne pour ce qu'elle est vraiment, mais seulement pour ses valeurs, ses qualités. La glace se trouve être ici une frontière, qu'on ne peut jamais traverser, et qui symbolise l'incapacité, en l'occurrence, de Cheryl à aimer son père pour ce qu'il est. Pour preuve, la première apparition des créatures qui, nous l'avons vu plus haut, représentent les pulsions de Cheryl : Harry marche d'un côté de la glace, et les monstres en question surviennent de l'autre côté. Ces deux mondes ne communiquent pas entre eux, sauf lors de séquences de jeu appelées ''cauchemars''.

 

 

 Voilà à quoi peut faire référence l'élément de la glace dans Shattered Memories, qui, malgré quelques erreurs de gameplay, est à mon sens un excellent successeur de Silent Hill 2 en matière de scénario psychologique. Car au-delà même du twist final, très surprenant, c'est toute la ville de Silent Hill qui transpire l'amour de Cheryl pour son père, qui n'existe plus, mais qu'elle aimait pourtant encore d'un amour aveugle.