Plongée dans le laboratoire de psychoacoustique appliquée d'Aperture Science.
Du punk psychédélique à l'effet de horde
Chercheur en chef du labo, Mike Morasky tient plus d'Emett Brown que de Marie Curie. Un insatiable touche-à-tout qui a supervisé les effets spéciaux de la trilogie Matrix et du Seigneur des Anneaux et plus particulièrement les effets de hordes et de foules. Mais quel rapport avec la musique? Aucun, mais Docteur Jekyll possédait son Mr Hyde. Un groupe de punk noisy, le Steel Pole Bathtub. Et ce n'était pas le mec au fond qui jouait du triangle. Non. C'était le frontman, posture de rock star et voix criarde. Outre des guitares totalement bordéliques et une batterie tribale, on découvre une forme d'obsession pour le collage sonore, et le patchwork déglingué avec des références aux films de série Z.
Le groupe meurt de sa belle mort en 2002, et Mike se fait embaucher quelques années plus tard chez Valve. La description de l'artiste sur le site de Valve résume bien le personnage : "La vie de Morasky et sa carrière ressemble beaucoup à ses collages audios post-modernes qu'il adore créer. Il était guitariste dans un groupe dans le Montana adolescent, un compositeur expérimental récompensé à Tokyo, un programmeur audio à la Silicon Valley, rockeur arty et underground en tournée autour du monde, un animateur et artistes 3D sur Le Seigneur des Anneaux et Matrix. Actuellement, il combine tout cela et l'applique au jeu vidéo, chez Valve."
L'OST de Portal premier du nom a été composée par Kelly Bailey et Morasky. Mais la partition n'a pas été écrite à quatre mains. Bailey est à la baguette jusqu'à la fameuse séquence des flammes, tandis que Morasky s'est occupé de la partie "envers du décor d'Aperture Science" à la fin du jeu. Pour Portal 2, Morasky seul est aux commandes. Et l'engin qu'il dirige est plutôt une machine prodigieuse.
Faire un jeu musical
Un système de musique dynamique tout neuf, qui réagit aux actions du joueur avec des mélodies qui se complexifient peu à peu. "Nous voulions une forme d'humour musical, de la surprise et de l'interactivité, mais nous ne savions pas exactement à quoi cela pourrait ressembler. Nous avons discuté de beaucoup d'approches, dont celle de faire du jeu un puzzle musical. Nous avons beaucoup expérimenté, mais comme toujours avec Valve, cela a été développé d'une manière très organique." L'idée d'un puzzle game basé sur le rythme et le millefeuille mélodique a rapidement été abandonnée. Un peu trop radicale. Mais l'outil a vite révélé une flexibilité et des usages inattendus.
"Le système est ouvert et facile à customiser. Le type d'interactivité musicale que nous avons développé est très varié et destiné à des gameplays pointus. Globalement, l'expérience de musique interactive tend à devenir une des explorations, comme si la musique émanait d'un équipement d'Aperture Science en lui-même." Il s'agit d'imaginer et de concevoir des synchronisations entre le fond sonore et un nouveau bout de musique qui vient s'ajouter en premier plan. Une musique quasiment contextuelle, qui va dépendre de l'action du joueur. Ce sont des couches successives qui s'additionnent comme un patchwork.
Il y a plusieurs cas où la musique ajoute des canaux et de la complexité alors que l'on résout des portions de puzzle. Chaque bout de musique additionnel provient d'un dispositif qui participe à la mécanique de gameplay. La source sonore en elle-même n'est pas identifiable physiquement dans l'espace de Aperture Science, mais son déclenchement est relié à une mécanique de jeu.
"Bien évidemment, cela peut augmenter le sens d'achevé quand on complète les puzzle, mais cela permet aussi de transformer les mécaniques du puzzle dans une sorte d'instrument de musique interactive. Vous pouvez explorer en déclenchant différent canaux de musique en changeant les timings et les configurations. La plus grosse partie de la musique interactive est positionnée de sorte que lorsque vous vous déplacez dans l'espace, vous changez le mixage et le volume de la musique que vous entendez."
Le centaure sonore
Le jeu entretient un rapport très particuliers avec la diégèse. On parle de sons diégétiques pour designer un son qui peut être entendu par les personnages dans un film, ou dans un jeu. C'est un son qui fait parti de la narration, qui provient d'un objet présent dans la réalité du film. Par exemple, le bruit d'un sabre laser dans Star Wars. Existent aussi des sons extradiégétiques, situés en dehors de la narration comme la musique et les voix off. Généralement, la frontière entre sons diégétiques et musique est bien marquée. Mais la soundtrack de Portal 2, vise à estomper cette franche démarcation. "L'idée a été de créer un narration nébuleuse, et une musique qui l'est tout autant. On a l'impression que les appareils d'Aperture Science chantent, mais le son ne semble pas provenir d'un endroit précis de l'espace mais d'Aperture en lui-même.
Même Glados à l'habilité de parler dans votre tête. " Le blog de Cruise Elroy développe une théorie très complète sur ce rapport à laquelle je vous renvoie. Sans rentrer dans des explications trop complexes sur la mécanique linguistique, il s'appuie sur les travaux du sound designer Walter Murch pour déterminer un nouveau type de sons, situés entre la musique et le son diététique, des "centaures sonores". Des effets, proche du bruitage mais considérés comme des événements musicaux, car il ne cherchent d'aucune manière à reproduire fidèlement le son d'une catapulte ou d'un laser.
Aperture parle et chante surtout
On ressent dans Portal 2, un immense sentiment de gâchis d'une machinerie dont la chaîne de production serait brutalement mise en sommeil. Tant de moyens, de machines, de procédés, de mécaniques, de petites manufactures pour simplement faire des tests. Aperture Science tourne en vase clos. Rien n'en sort. Et surtout aucune production. Glados n' a qu'une tâche à accomplir, réaliser des tests. Et l'armée de petites mains qui est sous sont commandement trouve le temps long.
"Dans Portal 2, la musique est plus une expansion de l'univers d'Aperture que n'importe quoi d'autre. L'un des problèmes que nous avons rencontré tôt dans nos playtesting était la fatigue et l'ennui dû aux puzzles. La solution musicale était d'essayer de rendre les puzzles musicaux fun et étranges, comme si dans un environnement menaçant, les machines étaient contentes que vous jouiez avec elles. Elles chantent pour vous, parce que leur boulot et le test, et vous êtes là pour le test. On veut faire en sorte que les machines construites fournissent la musique. Ces machines s'ennuient, et communiquent par la musique. Je ne sais pas si c'est vraiment le récit, mais c'est ce que je voulais montrer. Cette solution nous a aidé à énergiser et à éclairer l'espace du puzzle sans trop forcer la musique à distraire le joueur."
Ici, la machine a été toute-puissante par le passé. Mais ses rouages sont encrassés, son fonctionnement est hiératique, désarticulé et non fonctionnel. Le comble pour tout système binaire. En témoigne visuellement ces tourelles détraquées, incapables d'effectuer la tache qui leur a été assignée, ou ces plaques qui n'arrivent plus à se rétracter. Sans aucun rendement, elle sont profondément inutiles, et donc parfaitement dispensables. Elle respirent d'une tragique humanité. On imagine facilement les entendre discuter entre elles, pour passer le temps. "La musique vient vous récompenser d'avoir résolu le puzzle. C'est un moment pour se relaxer, apprécier l'espace. Le puzzle est heureux d'avoir été résolu."
Musique procédurale et minimalisme
Portal 2 continue le design du "futur du passé" établi dans Portal premier du nom. Il y a du piano électrique, du minimalisme avec des synthés contemporains, du chiptunes, et même de l'opérette via des samples 80's. Le "vieux futur" est en rapport avec le design général d'Aperture Science comme une institution centenaire.
"Mes fils sont très branchés électro super moderne. Moi, je cherchais différent moyens de refaire le futur du passé. Le but d'Aperture est en quelque sorte de concevoir le futur. Je cherchais à générer des sensations particulières, et j'y suis parvenu en allant chercher dans le minimalisme dont Steve Reich est le précurseur. Le minimalisme pourrait presque être générer aléatoirement par une IA. Il y a cette impression mécanique."
Mike Moraski compose ou plutôt programme une électro hallucinée, organique, pas très opérationnelle... Comme une conversation. Mais une conversation sans queue ni tête, un peu anarchique, où tout le monde se coupe la parole. Un vaste quiproquo chaotique dans les rayons d'informatique d'un supermarché. Les titres de la soundrack valent d'ailleurs leur pesant de tourelles robotiques : I saw a deer Today, Almost at fifty percent, (defun botsbuildbots () (botsbuildbots)). "Il y a beaucoup d'éléments conceptuels dans la soundtrack de Portal 2, mais un des éléments clé et cette "artificialité", et la transition de l'organique au synthétique. Ainsi, le score est une transition du son d'un instrument acoustique vers des instruments purement électroniques. Il y a aussi eu une tentative de garder toutes les compositions avec un son artificiel, comme si elles avait été créées procéduralement par Aperture Science. Il y a beaucoup d'arpeggios, de voix mathématiques, de patterns rythmiques étranges sur l' intégralité de l'échelle tonale." Cette artificialité est synthétisée dès la séquence d'intro par le réveil de Chell et de Glados.
"Je pensais à Jacques Cousteau"
La séquence d'intro a été difficile à monter car elle devait être représentative du ton du jeu. "J'avais l'idée que ce soit effrayant et magnifique. Je pensais à Jacques Cousteau et le monde sous-marin. Quelque chose d'effrayant mais de tellement excitant. J'ai pensé à des échelles qui se répètent, sur toutes les notes. La harpe et la flute représente vraiment ça. Je voulais un aperggio, qui augmentait pour symboliser ça dans une clé mineure. J'ai exploré ça comme une augmentation. C'est un vocabulaire, un all tone scale. quelque chose qui vient vous hanter." Il y a une science de l'organique, que ce soit dans la végétation ou dans le son. Quelque chose d'une l'intelligence artificielle qui se désagrège. Preuve qu'au coeur du plus froid des systèmes cartésien et de l'électronique antiseptique peut grouiller une vitalité fourmillante.
Cet article s'appuie sur un podcast entretien de deux heures avec Mike Morasky sur Podcast 17.