Le 13 mars 2011 :

Deuxième garde à Bry. Levé en retard, métro en retard, RER en retard : une heure de décalage. Sans compter l'interminable ascension de dix minutes.
Je pose mes affaires dans un lit aux draps encore chauds, puis je mets les voiles vers les urgences.


09h50 : Je me présente à Lilya, l'infirmière intérimaire de journée. Elle me présente rapidement les patients arrivés : une agression, une chute, une entorse de cheville. La dernière n'ayant pas encore été vue, je m'y rends de suite.
La patiente, d'une trentaine d'année, semble moins préoccupée par son articulation que par ses vertiges. Le chirurgien de garde débarque et me dit en coup de vent de demander une radio cheville + pied, par précaution.

10h10 : Les radios ne révèlent rien. Lilya se charge de transmettre aux médecins de garde et profite du temps mort pour me raconter sa vie d'infirmière de clinique de chirurgie esthétique, dans l'ouest parisien. Un autre monde...

10h45 : Le chirurgien a besoin de moi pour poser une attelle plâtrée sur un patient qui s'est fracturé la malléole interne. Il espère le transférer en vitesse vers un hôpital plus proche du domicile.

11h30 : L'interne de médecine me donne la raison des vertiges de la patiente évoquée plus haut : un vertige paroxystique bénin.

Pour expliquer brièvement, c'est une pathologie du système vestibulaire ; ce système, constitué de deux canaux, est situé dans l'oreille interne et est à la base de l'équilibre.
Dans le cas du vertige paroxystique bénin, de petits cailloux microscopiques situés dans un des canaux se détachent pour migrer dans l'autre, ce qui provoque une dilatation de ce dernier lors d'un mouvement de tête bien précis et entraîne le vertige.

Cela se traite facilement avec quelques séances de kinésithérapie.

12h35 : Je vais voir un jeune homme travaillant chez Ikéa, qui a eu un accident de transpalette [NDL : il ne connaissait même pas le nom de la machine sur laquelle il travaillait... Heureusement que j'ai Shenmue...] : il s'est encastré dans une structure qui porte les meubles et a été un peu écrasé sur le flanc droit. A noter une petite plaie sur le poignet droit, des douleurs à point de départ lombaire et sacro-iliaque (il a mal aux fesses, quoi.)
Bon, à première vue, on ne voit rien, mais on lui prescrit des radiographies pour y voir plus clair.

12h50 : Firass (pas le même que la garde précédente) m'emmène manger au self, avec l'interne de garde, qui se révèle être un de mes anciens camarades.
Le chef nous raconte toutes les expériences qui lui ont donné des sueurs froides.

Par exemple, un gamin d'un peu moins de dix ans, qui a fait une chute dans les escaliers. Il a une petite bosse, s'exprime correctement, va globalement bien, examen clinique normal...
Il était à deux doigts de le laisser partir, mais il pousse l'examen un peu plus loin, et retrouve une faiblesse de la jambe droite. Le scanner révèlera qu'un morceau fracturé du crâne était pénétré dans le cerveau...

Et une patiente d'une soixantaine d'année, hospitalisée pour une fatigue générale ; examen clinique normal. Il s'apprête à la laisser partir avant de remarquer que son pouls était à 30 bpm (la normale est proche des 60bpm) : elle a fini en réanimation dans l'heure qui a suivi.

Ou bien un collègue qui opère une adolescente de 16 ans avec une appendicite simple. Ce qui ne l'a pas empêché de mourir sur table parce que le trocart, qui sert à insuffler un peu d'air dans le ventre, a perforé la veine iliaque...

Bref, tout ça pour me faire comprendre de ne jamais rien négliger. Je crois que je saurais m'en souvenir...

13h34 : Retour du repas, des patients à voir ! Firass me demande d'aller voir un ado de 17 ans qui a eu un accident de moto-cross dans la rue (...). Il a la cheville enflée. Radio !

14h10 : Même chose : entorse de la cheville droite en faisant un match de foot. Même examen complémentaire.

15h00 : Une dame qui s'est prise une table à repasser sur l'épaule gauche. Elle dit avoir mal à tout le bras gauche et souffrir de vertiges. Bon, rien n'est apparent.
Firass me demande une radio du défilé claviculaire, une épaule gauche face/profil, une radio de l'articulation de l'articulation acromio-claviculaire et un poignet gauche. On ratisse large...

15h14 : Je croyais voir une fracture au niveau de la malléole externe sur les radios du motard, mais il s'agissait en fait de cartilage de croissance.
Un nouveau patient entre pour un coup de pied au visage : il a des plaies à l'arcade et à la paupière inférieure. C'est tellement proche de l'œil que je laisse volontiers Firass s'en occuper.
C'est d'ailleurs une chance qu'il en ait encore un...

15h30 : Après cette démonstration, je me mets en mode rédaction d'ordonnance. Pour le footballeur (et un coureur du marathon du Val de Marne arrivé entre temps), du paracétamol et une attelle.
La femme attaquée par la planche à repasser n'a rien. Firass sait qu'un arrêt de travail n'est pas justifié, mais il lui donne trois jours.
Des ordonnances pour l'ablation des fils de sutures et une demande de radio d'os propres du nez pour le bagarreur.

17h32 : Firass est parti à la sieste depuis. A moi de voir le prochain blessé.
Un homme d'un certain âge s'est ouvert le doigt en jardinant. Son escabeau [NDL : à moins qu'il ne s'agisse d'une échelle ?] s'est dérobé sous ses pieds et le pauvre a eu le malheur d'avoir eu le réflexe de s'agripper à son grillage.
Résultat : une belle entaille en encoche de 3 cm qui a l'air assez profonde.
J'appelle vite le chef, qui explore la plaie : la gaine articulaire est ouverte et les deux paquets vasculo-nerveux sont à l'air. Impossible de simplement suturer aux urgences. Il faut qu'il aille au bloc.

Schéma du majeur droit du patient tel que je le voyais.
A noter que le majeur est le seul doigt à abriter ces deux nerfs en parallèle.

Le monsieur préfère rentrer chez lui pour revenir le lendemain matin.
Un bandage et dehors !

19h14 : Je vaquais tranquillement à mes occupations quand la chef de médecine nous appelle, Firass et moi, pour une suture d'une de leurs patientes, souffrante d'une plaie sur l'avant-bras.
Petit détail : c'est une patiente séropositive.
Mon chef me demande si je veux m'en occuper, et je réponds oui sans réfléchir.
Nous allons donc la voir et nous voyons une énorme plaie en encoche d'une dizaine de centimètres de long pour cinq de large, le tout baignant dans une belle mare de sang.

Lorsque je préparais mon plateau, n'ayons pas peur des mots : j'étais complètement terrorisé.

Et ça ne s'est pas arrangé quand j'ai commencé à suturer. Les premiers points se montrèrent extrêmement difficiles à faire. Je tremble, je sue à grosses gouttes, j'ai du mal à me concentrer tellement je sens la mort suinter de ce bras.

Mais petit à petit, je me ressaisis et je me souviens que je suis en train de suturer un être humain et pas l'incarnation d'une maladie. Je commence, à discuter le porte-aiguille à la main. Elle a deux enfants de 21 et 29 ans. M'avoue être entrée en grave dépression à l'annonce du diagnostic, mais qu'elle a retrouvé un peu d'espoir grâce au traitement.

Le temps passe et j'ai de moins en moins de mal à faire mes points. Firass jette de temps à autre quelques coups d'œil par-dessus mon épaule et m'encourage régulièrement.

Onze points de suture en tout. Un pansement, un appel d'ambulance, et au revoir.

20h43 : Bon, il est l'heure de manger ! Avant cela, Firass me dit d'aller voir deux jeunes gens qui se sont foulés la cheville. Deux interrogatoires express, deux bons de radios et direction le bâtiment des internes pour se sustenter !

21H40 : Je mange en compagnie de Firass, deux de ses confrères et l'interne - ancien de ma fac.
Sa promotion avait fini quatrième à l'Examen National Classant. Alors que je le félicitais sur son classement passé, il en est venu à affirmer que les externes actuels sont bien plus mauvais qu'à son époque, que la génération dont je fais partie (qu'il appelle « génération télé-réalité ») veut tout sans faire le moindre effort.
Si jeune et déjà si vieux (con).

22h00 : Firass le demande d'aller voir une femme qui a hématome de la main droite. Pas besoin de passer par la case bon, l'infirmière de nuit s'en est occupée. La radio est normale.
La patiente nous raconte s'être énervé après son frère et avoir donné un coup de poing dans l'armoire de ce dernier. Elle mime le coup avec tellement de conviction que nous prenons peur. On hésite à délivrer l'arrêt de travail à son frère et pas à elle...

22h26 : Un homme qui s'est foulé la cheville en ratant une marche. Bon, ça y est, j'en ai marre !

23h00 : Mon chef me demande de faire un pansement à une autre plaie de l'avant-bras : un homme qui s'est pris un mur alors qu'il entrait dans une pièce sans lumière. Pas bien grave. Il préfère parler de sa joie d'être un futur grand-père que de sa douleur. Et j'ai appris à faire des pansements rien qu'en regardant Firass... Une bonne chose de faite ! Lui va dormir, je reste à mon poste.

23h47 : L'interne de médecine m'interpelle alors que je ne fais rien.
« Hé l'externoïde [NDL : terme que je ne croyais plus usité depuis le début du siècle.] ! Tu sais faire un streptotest ? »
« ?... A peu près... »

Et hop, elle m'emmène avec le kit de test, vérifiant si un patient qui consultait pour maux de gorge (... venir à cette heure-ci pour ça...) avait une angine bactérienne. Bien sûr, nous n'avons rien trouvé. Mais j'ai appris à faire un streptotest !

00h15 : Un nouveau patient en salle de suture. Je m'y rends ; je vois sur le brancard un homme ventripotent, à moitié comateux, rouge telle une écrevisse avec des plaies non suturable à l'arcade, à la lèvre et au doigt. Il ne me manquait plus qu'un intoxiqué alcoolique...
Un examen clinique qui ne révèle rien, un appel à Firass par acquit de conscience, et je le laisse dans le box cuver son alcool...

01h15 : Du côté médecine, un homme se met à fumer dans son box. L'une des infirmières tempête : « Fumer, c'est mal ! Fumer tue !».

01h40 : Rien depuis. Je vais me coucher.

07h45 : Mon réveil sonne. Hein ? Aucun appel ? Cette nuit fut réellement calme !
Sur ce, on prend ses cliques et ses claques : ma séance de sauna dans le RER A du lundi matin m'attend !