Derrière son apparence naïve et attendrissante, le Hobbit est pourtant le fruit d'un perpétuel paradoxe. Un paradoxe déjà ancré dès sa fabrication où entre le tournage maintes fois reporté, le désistement inattendu de Guillermo Del Toro et le retour inespéré de Peter Jackson, le projet semblait déjà de ne plus savoir sur quel pied danser. Un paradoxe considérablement aggravé avec la décision tardive de scinder cette adaptation cinématographique en trois parties, affirmant en parallèle la volonté d'offrir une fresque épique digne du Seigneur des Anneaux quitte à dénaturer la portée intimiste du conte initial. Et un paradoxe définitivement ancré dans l’œuvre finale, témoignant pourtant d'une affection toujours sincère envers ses personnages mais diluant avec une telle démesure le récit initial de Tolkien qu'il parvient à lui faire perdre son essence.
Ce troisième opus ne fera malheureusement pas exception et témoigne du même contraste permanent tant en terme d'écriture que de fabrication visuelle dont seule votre potentielle affection pour le cinéma de Peter Jackson pourra vous permettre de l'outrepasser. Récit bien trop court pour être transposé en trois films distincts, l'émouvant conte initiatique du Hobbit se voit à nouveau confronté à une surcharge de nouveaux protagonistes et d'enjeux dramatiques, censés apporter de la densité à l’œuvre originelle. Si comme dans les précédents volets, ces apports ne sont pas tous condamnables dans leur exécution, ils provoquent malheureusement un effet pervers dans leur adaptation de Tolkien : celle d'omettre complètement que l'impact émotionnel du roman provenait du point de vue intimiste de Bilbon, personnage fragile et apeuré perdu dans l'immensité du monde.
Et un éparpillement narratif qui trouve dans cet ultime chapitre son paroxysme en commettant l'irréparable pour les fans du roman: faire de Bilbon un personnage secondaire de l'histoire. Figure bien fragile au milieu des armées démesurées qui s'entrechoquent autour de lui, le Hobbit est hélas délaissé par Peter Jackson qui ne juge pas primordial de jouer sur le contraste attachant de ce petit être évoluant courageusement dans une guerre apocalyptique pour lui privilégier les figures guerrières qui dominent sur le champ de bataille. Un peu comme si le Seigneur des Anneaux avait focalisé son attention sur Aragorn en oubliant que le cœur de son récit était le périple désespéré de Frodon et Sam.
Ces multiples personnages qui volent la vedette à Bilbon ne sont pourtant pas inintéressants au demeurant et bénéficient d'un développement personnel qui leur confère une originalité voir un caractère attachant dans le meilleur des cas. Mais le problème de Bilbon s'applique également à eux aussi, le film alterne tellement de points de vues différents que les héros n'ont jamais le temps d'exister réellement à tel point qu'il est difficile de déterminer quels sont les rôles véritablement importants dans le récit (et ceux vraiment empathiques pour le spectateur), à l'exception du toujours incroyable Gandalf qui semble incarner le seul lien consistant dans toute cette confusion narrative.
Quant au fameux découpage du récit en trois films, son erreur n'a jamais été aussi explicite qu'à présent. L'incompréhensible cliffhanger grossier du second volet était déjà une aberration en soit mais l'introduction de ce troisième film ne parvient pas à adoucir ce jugement tant elle avait davantage sa place en conclusion du deuxième opus. Un constat d'autant plus frustrant que son exécution visuelle est superbe mais comme de nombreuses autres scènes du film, c'est son placement narratif qui la dénature. Enfin la fameuse Bataille des Cinq Armées, qui donne son titre au film, souffre de la même confusion structurelle, débutant de manière formidablement épique elle suit un décrescendo constant au lieu du crescendo attendu pour s'achever de manière moins épique que son commencement, étant ainsi loin de rivaliser avec la tension maitrisée du Gouffre de Helm.
Un perpétuel contraste narratif qui trouve logiquement écho dans la construction visuelle du film. D'un côté, Richard Taylor et son équipe parviennent à offrir une nouvelle fois un pur émerveillement d'Heroic Fantasy dont certains designs influenceront certainement les futurs choix de customisation des joueurs de RPG Occidentaux. Mais comme d'habitude avec Weta Digital, le revers de la médaille s'illustre dans l'inégalité des effets spéciaux où les principales créatures impressionnantes sont accompagnées de sbires bien plus médiocres sur le plan visuel, inégalité évidemment renforcée par la surenchère numérique du Hobbit, déjà largement décriée depuis le premier volet.
Et qu’en est-il de ce brave Peter Jackson dans tout ça ?
L’un des grands rois du blockbuster de cette génération voit également son trône vaciller tant sa mise en scène se retrouve légitimement en panne d’inspiration après six voyages en Terre du Milieu. D’une part, le cinéaste témoigne toujours d’une générosité décomplexée et d’une folle inventivité dans ses cadres aériens improbables et ses péripéties surréalistes dont il ne cesse de mettre l’accent sur leur improbabilité. Mais ce plaisir enfantin et pur du cinéma se voit lui aussi confronté à son manque de cohésion où à force d’accumuler les ralentis dramatiques et les gros plans hypnotiques, le réalisateur parvient à rendre son œuvre indigeste.
Bref, tout cet ensemble matérialise une sacrée confusion créative dans laquelle le spectateur ne sait jamais sur quel pied danser vis-à-vis d’un récit qui tente d’exploiter tellement de protagonistes en même temps, étire tellement d’enjeux narratifs différents pour finalement s’achever sur un dernier paradoxe en donnant le sentiment d’offrir un dénouement expéditif. Et dans un tel contexte, les nombreuses critiques adressées au Hobbit sont légitimes.
Les fans râleront encore pendant des années sur l’abandon du projet par Guillermo Del Toro, qui aurait d’une part permis à Peter Jackson de consacrer son immense talent à des projets diversifiés où il aurait retrouvé une créativité visuelle tandis que l’ami Del Toro aurait apporter la nouvelle sensibilité dont la Terre du Milieu avait besoin pour son retour cinématographique. Le mercantile montage en trois films sera maudit encore longtemps et nul doute que des passionnés entreprendront d’offrir le montage initialement prévu en deux parties qui sera d’ailleurs intéressant à analyser. Enfin, il est hélas probable que le Hobbit sera retenu dans l’imaginaire collectif comme la GeorgesLucasition du cinéma de Peter Jackson où la surenchère numérique empiète sur l’humanité des personnages, ce chapitre final allant même jusqu’à offrir son propre Jar Jar Binks absolument insupportable.
Mais pourtant, à titre personnel, je ne peux pas m’empêcher d’apprécier ce film.
Peut-être qu’à l’image d’Interstellar, il s’agit d’une certaine affection par dépit vis à vis de la médiocrité généralisée des blockbusters. Ces derniers versent en effet tellement dans la facilité stylistique et le cynisme complaisant qu’il m’est difficile de ne pas apprécier un film, aussi imparfait soit-il, où la notion de divertissement n’est pas vulgarisée à des effets de mode passagers, où le récit ne met pas en place un abrutissement des personnages pour que le spectateur se moque de leur ridicule en délaissant tout potentiel dramatique. Parce qu’au milieu de ce fourmillement créatif, il subsiste malgré tout quelques éclairs de génie où l’épique démesuré n’est pas dissocié d’une émotion attendrissante, rappelant que la réputation de Peter Jackson en la matière n’était pas usurpée. Parce que même si l’ensemble structurel est chaotique, plusieurs scènes individuelles laissent un agréable souvenir à l’image de cette touchante image de deux personnages, portés par de formidables acteurs, qui trouvent enfin un calme mérité après une harassante bataille.
Alors certes, les adieux finaux du Hobbit sont loin de prétendre égaler l’émotion sincère du Seigneur des Anneaux et finalement je ne garderais une véritable affection qu’envers le premier Hobbit qui, en dépit de son manque d’originalité, était le seul à se focaliser véritablement sur les empathiques héros de son histoire plutôt que les intrigues épiques qui gravitent autour d’eux. Mais j’ai finalement fait le choix d’outrepasser tous ces défauts persistants pour me concentrer sur ses qualités réelles qui restent discernables derrière ce perpétuel paradoxe. Un choix que je pourrais difficilement vous reprocher de ne pas avoir fait.