Parce qu'il poursuivit la démarche intimiste et humaine entamée par Heavy Rain mais en faisant un effort bien plus conséquent pour veiller à la cohérence de son propos, The Walking Dead fut, sans que personne ne l'ait anticipé, l'un des jeux narratifs les plus importants de la dernière génération. L'un des récits interactifs qui prit le parti de délaisser l'habituel sentiment de puissance réconfortant des jeux vidéo pour privilégier la sensation de vulnérabilité et la responsabilisation des actes du joueur, ouvrant la porte vers une nouvelle forme de choix moraux où le joueur répondrait naturellement, instinctivement sans réfléchir à l'image qu'il veut se donner dans un monde interactif.
Après un tel impact créatif, il était logique d'attendre impatiemment la deuxième saison annoncée mais également compréhensible d'avoir des doutes à son sujet étant donné la rapidité de son développement laissant craindre la vulgarisation du concept. Mais fort heureusement les scénaristes de The Walking Dead savaient visiblement depuis longtemps la direction que leur récit allait prendre et en dépit de la popularité de la première saison, ils ont eu le mérite de rester fidèle à leur démarche narrative, quitte à froisser les attentes du public.
Car pour apprécier à sa juste valeur ce nouveau récit amer sur la monstruosité des vivants, il faudra cesser la comparaison systématique avec la première saison, ce que visiblement beaucoup de joueurs semblent avoir du mal à faire. Une comparaison légitime puisque cette suite est dans la continuité de son prédécesseur en termes de direction artistique et de gameplay mais une comparaison trompeuse car la démarche narrative de cette deuxième saison, moelle épinière de son impact émotionnel, est sensiblement différente de la première.
En effet la deuxième saison de The Walking Dead a perdu en coeur ce qu'elle y a gagnée en tripes, délaissant l'émotion touchante de ces personnages pour faire ressentir en permanence au joueur un instinct viscéral de survie. Tous les éléments narratifs de la première saison n'étaient là que pour amplifier l'émouvante relation paternaliste du joueur avec Clémentine, ici la volonté est de nous faire éprouver l'endurcissement moral de cette enfant sacrifiant, comme les adultes qui l'entourent, son humanité au profit de sa survie. Ce n'est ainsi plus une histoire d'émotions attendrissantes confrontées à la folie meurtrière du monde mais un sanglant récit incitant en permanence le joueur à outrepasser ses barrières morales pour privilégier la survie de son personnage. Une approche narrative déjà expérimentée dans le deuxième épisode de la première saison mais amplifiée ici à l'intégralité du récit grâce à l'incarnation fragile de Clémentine dont l'évidente faiblesse, renforçant déjà la sensation de vulnérabilité pour le joueur, sera confrontée en toute logique à un périple beaucoup plus violent et sanglant que dans la précédente saison, forçant ainsi le joueur à réagir davantage dans une logique instinctive de survie.
Une orientation déroutante pour ceux qui espéraient retrouver la sensibilité affective de la première saison mais une évolution cohérente avec la dégradation progressive du monde et la déshumanisation inéluctable des survivants, y compris la pauvre enfant que le joueur avait tout fait pour protéger auparavant. Le personnage de Sarah, seule enfant du même âge que Clémentine dans la deuxième saison, est un exemple frappant de ce procédé. La naïveté exaspérante de l'adolescente bloque rapidement l'empathie du joueur dans le contexte apocalyptique du jeu et pourrait passer pour une erreur d'écriture. Mais en réalité les scénaristes ne souhaitent pas que le joueur s'attache trop à ce personnage mais au contraire le rendent frustrant pour mieux interpeler le joueur sur sa survie personnelle. Comme d'autres protagonistes dans le récit, le joueur est-il prêt à mettre de côté tout ce qui entraverait sa survie? Même ses compagnons d’infortunes trop faibles ou manquant d'une volonté ferme pour continuer à vivre dans ce monde agonisant?
Et c'est dans cette démarche que cette deuxième saison atteint sa réelle émancipation vis à vis de son prédécesseur. Car même si la première saison de The Walking Dead offrait déjà plusieurs dilemmes moraux interpellant le joueur sur leur ambiguïté morale, le récit pouvait toujours remettre son humanité au premier plan en ramenant le joueur à son rôle de protecteur envers Clémentine, rôle que la majorité des joueurs acceptaient bien naturellement. C'est un luxe que cette deuxième saison ne se permet pas en posant en permanence les questions morales auxquelles nous ne voulons pas répondre et dont vous ne serez certainement pas heureux de vos réponses. Je n'étais en tout cas pas heureux des miennes.
Pourtant j'en ai joué à des RPG Occidentaux et des jeux narratifs où je pensais agir naturellement de manière héroïque et amicale. Malgré tout c'est bien la première fois dans mon expérience de joueur que l’ambiguïté morale d'un récit interactif m'a amené à me conduire instinctivement, naturellement comme un véritable enfoiré, quitte à éprouver une honte sincère face à mes choix moraux par la suite. Et c'est bien cette remarquable réussite morale qui constitue l'exploit narratif de cette deuxième saison donnant envie d'outrepasser ces regrettables lacunes. Et oui hélas, tout n'est pas parfait dans ce nouveau récit de Clémentine à commencer par l'écriture perfectible de plusieurs personnages, victimes d'une exploitation grossière. A ce sujet, on regrettera en premier lieu le traitement réservé au principal antagoniste de cette deuxième saison, faisant pourtant écho à des passages cultes du comic originel et porteur potentiel de choix moraux intéressants, mais traité de manière trop expéditive pour convaincre réellement. Quelques écueils largement compensés par l'évolution appréciable de cette saison avec une influence plus concrète des choix moraux sur le fil du récit même si cette démarche ramène au sempiternel débat The Stanley Parable sur la cohérence du récit malmené par la liberté narrative, seuls quelques dénouements de cette deuxième saison étant véritablement cohérents avec l'ensemble de l'intrigue.
Au bout du compte, l’évolution narrative de The Walking Dead : Saison 2 est à l’image de la maturité morale de son héroïne, délaissant son héritage affectif pour affronter de plein fouet l’impitoyable réalité d’un monde agonisant. A l’image de cette séquence hallucinatoire où durant l’espace d’un rêve, le joueur revit la tranquillité paisible de la première saison qui appartient désormais au passé. Une évolution prenant à contresens de nombreuses attentes émotionnelles mais qui offre à cette deuxième saison le renouvellement narratif dont elle avait besoin pour garantir la pertinence de son existence indépendamment de son illustre prédécesseur. Beaucoup auraient certainement préféré une continuité plus sereine avec la démarche sentimentale de la première saison mais l’exceptionnelle tension viscérale que cette deuxième saison est parvenue à susciter lui confère une empreinte aussi durablement ancrée dans mon expérience de joueur que le périple initial de Lee. Avec cette nouvelle réussite remarquable, Telltale Games s’impose de plus belle comme l’un des meilleurs auteurs de récits interactifs de notre génération et il ne reste qu’à espérer qu’ils continueront pendant longtemps à démontrer avec autant de superbe que la vulnérabilité des héros de jeux vidéo est bien décidément l’avenir de la narration interactive.
PS : la traduction non officielle de cette deuxième saison est maintenant disponible intégralement à cette adresse : https://ttgtradteam.olympe.in/