Car oui, il faut bien que cette chronique en ait une, de fin. Et tant qu’à faire, je vais rebondir sur les articles de KdK et G0rdi (« Joyeux anniversaire l’ESport ! » et « Mémoire effacée ») sur la mémoire du jeu vidéo de haut niveau. Le jeu Retro ne fait pas exception à la règle : conserver une trace de records du monde sur des titres parfois vieux de 30 ans n’a rien de facile. Mais quelques associations de bienfaiteurs s’emploient à préserver cette masse de connaissances et de performances diverses et variées. C’est l’heure pour moi de vous présenter la plus importante en la matière : Twin Galaxies.

(Si vous avez atteint cet écran, bravo, vous n’êtes que six dans le monde.)

En fait, je ne vais pas faire que la présenter. D’une parce que ça ne serait pas très passionnant de ne vous faire qu’une présentation magistrale. Et de deux parce que je considère que cette entité, ainsi que beaucoup d’autres (qu’ils s’agissent d’évènements comme le Caravan, où d’autres organisations comme SpeedDemosArchive) représentent à leur manière des phénomènes passés ou présents qui correspondent à la notion que je me fais du « sport électronique ». Pour moi, n’importe quel jeu vidéo, tant qu’il est pratiqué à haut niveau par une communauté de joueurs et peu importe son importance possède la même légitimité que Starcraft ou LoL. Réaliser un Kill Screen [1] sur Pac-Man est certes moins démonstratif que de gagner les WCS devant des millions de personnes, mais la recherche de performance et la masse de travail nécessaire pour y parvenir sont les mêmes. Du coup, c’est aussi à tous ces acharnés œuvrant dans l’ombre, à coup d’optimisation à la frame et de RNG bienveillante que j’ai envie de rendre hommage. Un quart d’heure de gloire relative, en quelque sorte.

 

Twin Galaxies, le culte du High Score et l’âge d’Or du jeu d’arcade

Contrairement aux cas Atari et Hudson dont j’ai parlé dans les deux premiers chapitres, l’histoire de Twin Galaxies a démarré en 1981, tout en bas de l’échelle, avec l’idée d’un seul homme : Walter Day, dirigeant de la société et de la salle d’arcade du même nom. Son projet était de faire le tour d’un maximum de salles d’arcade afin de recenser dans chacune d’entre elles les meilleurs scores pour chaque jeu, et d’établir le premier « National Scoreboard » afin d’officialiser ces fameux records.  La méthode pour faire part d’un record est simple, un courrier de la salle d’arcade ou la performance a eu lieu suffit pour authentifier un score, sous réserve qu’il ne s’agisse pas d’un fake. Une fois le travail de recensement terminé, un grand poster récapitulant les records majeurs était envoyé aux salles en faisant la demande, entre 500 et 1000 exemplaires chacun. Il fallait bien trouver un moyen de diffuser l’information, sans Internet... Et personnellement, je trouve l’ensemble de cette initiative génial.

 

(Un exemple de poster, qui permettait aussi aux salles d’inscrire leurs records locaux.)

Parce qu’il faut bien se replacer dans le contexte de l’époque pour comprendre. Avant le Krach de 83, si les consoles commençaient à évoluer techniquement et à se vendre en nombre (non seulement l’Atari 2600, mais aussi l’Intellivision de Mattel ou la Colecovision de CBS), les bornes d’arcade étaient, elles, à leur apogée. Après tout, comment faire rivaliser techniquement une console censée tenir plusieurs années, avec un marché de l’arcade qui propose de nouveaux concepts et évolutions tous les mois ? Les adaptations sur consoles et micros existaient déjà, mais pour reproduire l’adrénaline et le charisme des bornes, il valait mieux compter sur un miracle... Mais tout cela n’aurait pas suffi sans des créations pour la plupart devenues cultes. Qu’il s’agisse de Shoot’Em Ups, de jeux de plate-forme ou de « Dot Games » (des Pac-Man-like, si vous préférez), la quantité était de pair avec la qualité, si bien que la plupart de ces jeux ont traversé sans peine les âges. Les compilations à petit prix, les adaptations sur mobiles et l’émulation y ont fortement contribué.

 

 (A gauche, Star Wars en Arcade, à droite, la "conversion" sur Atari 2600.  Et c'est encore pire en mouvement...)

Mais il y a aussi un autre phénomène majeur des années 80 qui pourrait expliquer cet engouement pour le jeu d’arcade, venant de l’informatique en général ce coup-ci. Cette période voit aussi arriver la démocratisation des ordinateurs personnels, entre les Apple II et Atari 400 américains, ou encore le ZX81 de Sinclair sur le vieux continent. Du coup, l’idée d’interagir avec une machine (ou de s’y opposer, dans le cas du jeu d’arcade), qui relevait du fantasme quelques années auparavant, devenait une réalité. Le jeu vidéo en général en a bien sûr profité, mais d’autres réminiscences plus « curieuses » ont aussi existé. Je pourrais vous parler du cinéma avec des films comme Wargames ou The Last Starfighter (et vous conseiller les excellents épisodes de Crossed consacrés à ces deux long-métrages, , et puis ), ou encore des parties d’échecs contre des super-ordinateurs, qui auront fait la renommée  de Garry Kasparov. Ce dernier a d’ailleurs manifesté récemment sur Twitter son intérêt grandissant pour l’ESport, qu’il considère aussi riche en possibilités que la discipline qui l’a rendu célèbre. Un ambassadeur de son calibre, ça ne se refuse pas...

 

 

 

 Bref, revenons à ce brave Walter. Son projet marche fort en peu de temps, les demandes de certification de records arrivent très vite (parfois plus de trente par jour !), et les compétitions qu’il organise à travers les USA, entre 82 et 85, suscitent un certain intérêt. Et chose improbable de nos jours, même les médias généralistes s’intéressent au phénomène. Certainement par curiosité envers un marché en plein essor [2], où des teenagers rivalisent de talent pour faire exploser les compteurs, et aussi pour les raisons que j’ai évoqué plus haut. Ce sera le cas du Guiness Book, qui reconnut Twin Galaxies comme arbitre officiel pour ses records en jeu vidéo, et aussi du magazine Life, qui proposa un article complet sur la société et les recordmans de l’époque en Janvier 83, rassemblant tout ce petit monde dans l’Iowa le temps d’un weekend. L’occasion aussi pour tous ces joueurs de haut niveau de se mettre joyeusement sur la gueule, en mettant au défi les records des autres, tant qu’à faire... Pour la petite histoire, Billy Mitchell y réalisa sur Donkey Kong un WR longtemps invaincu (874300 points), et surtout ce qui considéré comme le premier Kill Screen jamais réalisé.

 

(Le cliché immortalisant l’évènement, avec entre autres Billy Mitchell sur la borne Centipede et Ned Troide sur celle de Defender. Ce dernier aurait d’ailleurs obtenu son record mondial au bout de... 62 heures de jeu consécutives, avec un seul crédit !)

 

Aujourd’hui, l’histoire de Twin Galaxies s’est perdue dans l’Histoire du jeu vidéo, comme celle de ces bornes poussiéreuses qui hantent les bars et autres lieux de débauche... Quoique. Grâce à l’acharnement et à la passion de quelques bandes de passionnés, certaines salles françaises résistent au temps, voire même ouvrent leurs portes depuis quelques temps. Bien sûr, elles doivent s’adapter à la demande des joueurs d’aujourd’hui pour survivre, mais entre deux parties de Street Fighter IV, quoi de mieux que de se faire un petit plaisir coupable devant un Windjammers ou un Metal Slug ? Et si vous voulez en savoir plus sur cette glorieuse période, je n’ai qu’un conseil à vous donner, regardez The King of Kong. Je ferais bien un bon gros Bonus dessus pour vous le présenter en long et en large, mais ce film-documentaire est tellement génial et touchant que je refuse de vous en spoiler la moindre miette. Sinon, vous pouvez aussi choper MAME et vous remettre à quelques-unes de ces gloires passées, ou encore mater quelques streamers qui s’évertuent à perfectionner leur maîtrise sur ces mêmes gloires.

 

Voilà donc ce qui sera la conclusion de cette chronique, que j’ai eu un grand plaisir à produire : ne vous bornez pas à l’âge, à l’absence de communauté ou de renommée, JOUEZ, tout simplement. Il y a potentiellement autant d’ESports qu’il y a de jeux vidéo, et ce serait dommage de passer à côté d’un tel potentiel. Pour preuve, je vous conseille vivement de regarder l’Awesome Games Done Quick 2014 [3], un grand marathon de speedrun pour la lutte contre la Cancer, qui débute à partir de Dimanche prochain (le 5, donc). Quant à moi, je vous souhaite une bonne année 2014, puisque c’est la période, et j’espère vous revoir très vite sur IEWT. Parce que l’ESport à ma sauce, je n’ai  pas fini d’en parler. ;)

 

[1] Beaucoup de jeux de cette époque ne sont pas censés avoir de fin, mais arrivé à un niveau bien précis, la programmation « coince » et crée une situation « impossible » à résoudre, où le personnage contrôlé par le joueur peut même mourir sans être touché. Et comme les niveaux de ces jeux sont composés d’un unique tableau fixe, le terme « Kill Screen » coule de source.

[2] Il pesait environ 6 Milliards de Dollars à l’époque. Ca fait peu de GTA 5 en un an, quand même.

[3] Le programme, c’est ici : https://marathon.speeddemosarchive.com/upcoming