Retour sur Les Parapluies de Cherbourg (1964), film déchirant de Jacques Demy.
Geneviève, une jolie jeune fille, vit seule en compagnie de sa mère, qui tient à Rochefort un magasin de parapluies. Son unique divertissement est la fréquentation de Guy, un garagiste qui a peu près son âge et avec lequel elle forme un couple fusionnel. Mais la guerre d'Algérie le force à partir. A son retour, les choses ont bien changé...
Sous forme de comédie musicale, Les Parapluies de Cherbourg raconte donc la tournure de cette idylle que le départ de Guy, dû aux "événements" d'Algérie, va mettre à mal. De ce film, Jacques Demy, son réalisateur, a joliment déclaré qu'il était "contre la guerre, contre l'absence, contre tout ce qu'on déteste et qui brise un bonheur". On peut ainsi y voir une oeuvre de contestation, inscrite dans son époque. Mais comme l'indique cette citation, cette dimension du film est loin d'être la seule.
Car s'il dévoile des conséquences indirectes de la guerre d'Algérie, Les Parapluies de Cherbourg traite avant tout de l'absence (en l'occurrence ce qui "brise un bonheur", comme dit Demy), ce qui est d'ailleurs le titre de la seconde partie du film. La séparation due au départ de Guy, puis l'attente de son retour, sont particulièrement bien montrées. Son départ pour la guerre, annoncé soudainement alors que le couple vit une belle histoire, paraît insurmontable. Seule dans sa chambre, Geneviève (Catherine Deneuve) ne cesse de pleurer. Maintenant que Guy l'a quittée, sa vie a l'air vide de sens : à la manière de Maria dans le mythique West Side Story, autre comédie musicale sortie trois ans plus tôt, elle mène une existence ennuyeuse, dont seule la passion qu'elle éprouve semble capable de la tirer. Tout spectateur ayant connu (ou connaissant) un amour sans limite s'identifiera à ce couple qui s'est juré une fidélité éternelle, ne peut se résoudre à se quitter et se retrouve brutalement confronté à l'absence. Car leurs peurs (ne pas supporter la séparation, voir l'autre nous oublier avec le temps) sont aussi les nôtres.
Les Parapluies de Cherbourg annonce, sur de nombreux points, Les Demoiselles de Rochefort, autre comédie musicale et véritable chef-d'oeuvre de Jacques Demy, sorti sur les écrans en 1967. On retrouve ainsi, dans ces deux films, une mère qui vit seule avec sa fille (ou ses filles), le père étant absent. Le cadre est aussi le même, à savoir une petite ville de province (ici seulement esquissée). Le thème du hasard, décrit comme essentiel chez le réalisateur, est également présent : "L'amour, ça ne se rencontre pas au coin de la rue", déclare Madame Emery (Anne Vernon) à Geneviève, sa fille. De plus, le diamantaire Roland Cassard, personnage important de l'intrigue, semble sorti de nulle part. Quant à la musique, elle joue à chaque fois un rôle essentiel : ici, les dialogues sont entièrement chantés. Enfin, le thème de l'amour est omniprésent, bien qu'il soit traité sous un angle différent : Les Parapluies aborde, à travers le destin de ce couple, les conséquences du manque et la durée des sentiments, tandis que Les Demoiselles s'attarde sur la recherche de l'être idéal.
Mais des différences entre ces deux comédies musicales sont aussi visibles. Ainsi, Les Parapluies se distingue des Demoiselles dans la mesure où il s'agit d'un film triste. Même si la musique, toujours présente, apporte à l'ensemble une relative légèreté, le ton est clairement pessimiste. Malgré les similitudes évoquées, qui trahissent le style de Jacques Demy, difficile de croire que deux longs-métrages aussi opposés sont dus au même réalisateur : l'un est déchirant, l'autre donne le sourire et envie de vivre.
Les Parapluies de Cherbourg aurait pu être plus maîtrisé. Même si le niveau reste de qualité, la collaboration de Michel Legrand (pour la première fois associé à Demy) n'a pas débouché sur des mélodies aussi exceptionnelles que celle des Demoiselles. Il se dégage seulement du film une petite musique triste qui ne nous quitte pas, accompagnée d'un étrange sentiment de mélancolie. Quant au kitsch, dû à l'emploi des couleurs, il est ici plus apparent. De manière générale, Les Parapluies se révèle moins réussi que ce film merveilleux, où se mêlent les chansons et les personnages cultes. Du coup, on ne s'étonne pas que son tournage soit antérieur.
Mais l'histoire de Guy et Geneviève met en relief des peurs qui a priori nous concernent tous : être séparé de ceux qu'on aime, voir le temps et l'éloignement transformer la passion en indifférence ("Loin des yeux, loin du coeur", a-t-on coutume de dire). Outre "tout ce qui brise un bonheur", pour reprendre l'expression de Demy, elle traite donc les illusions perdues, puisqu'elle voit ces deux amants passionnés renoncer à leurs rêves. Pour ces raisons, Les Parapluies est un film déchirant, qui touchera les plus sensibles au coeur.