Une réflexion qui me trotte dans la tête depuis quelque temps, attisée récemment par un post de Fumble et un article de glauktier (je me suis fait un peu grillé sur ce coup là ^^). Voici donc mes pensées un peu en vrac.
Quand vous êtes vous perdus dans un jeu vidéo pour la dernière fois ?
Je ne parle pas du fait de ne pas savoir comment faire pour réaliser un objectif, et devoir regarder sur Gamefaqs la marche à suivre pour progresser. Mais plutôt de ne pas savoir ou vous êtes, ou encore de n'avoir pas la moindre idée de ce que l'on attend de vous.
On pourrait penser qu'avec la multitude d'expériences différentes à notre disposition, d'univers imaginaires conjurés à chaque jeu, dans chaque niveau, il serait facile d'être perdu, comme on peut l'être en débarquant dans une ville inconnue, sans savoir où trouver une bonne table ou un bar sympa, ni que visiter et par où commencer.
Loin de ce sentiment de perte qu'entraine souvent la découverte de nouveaux lieux dans la vraie vie, les jeux se donnent un mal tout particulier pour vous rassurer à chaque tournant. Le contexte et les buts sont généralement vite établis. Mario et Sonic doivent aller à droite de l'écran. Niko Bellic doit se rendre au point brillant sur la minimap. Le héros de Fable II comme celui de Dead Space peuvent compter sur leurs fils d'Ariane, celui de BioShock sur une flèche omniprésente. La carte du niveau est toujours à portée, quand elle ne fait pas partie intégrante du HUD. Un long travelling peut également vous montrer la sortie du niveau dans Uncharted ou Prince of Persia Les Sables du Temps.
Vous êtes donc à chaque moment pleinement conscients de là ou vous êtes, et là ou vous devez aller. Pas seulement en termes de déplacements, mais aussi en termes d'actions. Vos objectifs sont clairement indiqués à l'écran, avec codes couleurs renvoyant à la carte pour les GTA, soigneusement consignés dans des carnets de bord dans Shenmue ou Far Cry 2. Restez immobiles trop longtemps et un bouton d'aide apparait en gros dans Uncharted ou Tomb Raider. Un PNJ est de toute façon toujours disponible pour vous rappeler oralement votre mission quand votre personnage ne se le remémore pas à haute voix. Même Hitman vous donne, en plus d'un briefing de début de mission, une carte des lieux avec les lieux d'intérêt clairement marqués. Au pire, un fusil dans la main et vous savez que vous devez avancer et tirer sur ce qui bouge.
Du côté des indies, même combat. Le très zen flower n'échappe pas à la mise en exergue des "fleurs importantes" avec un petit halo, montrant la marche à suivre avec des mouvements de caméra très appuyés retirant tout contrôle au joueur.
The Path procure bien ce sentiment de perte. Il n'y a pour ainsi dire pas de carte, et dès qu'on s'éloigne du chemin principal, on se perd aisément. Les objectifs sont bien flous : on nous dit d'aller à la maison de Mère Grand, mais on se rend vite compte que cela mène à l'échec. On a bien une conception de l'échec donc, mais la réussite n'est absolument pas mise en avant. Cependant, comme pour rassurer les joueurs, on trouve dans le monde des objets lumineux à collectionner. Un objectif étrange dans le contexte du jeu, qui ruine selon moi une partie de l'ambiance et de l'ambition que montrait justement le jeu à s'écarter des récompenses factices.
Noby Noby Boy se rapproche lui notablement de ce sentiment de liberté. Vous êtes parachutés dans un monde aléatoire, sans aucun but apparent. Mais là encore, jouer simplement avec la grammaire simple des actions à disposition (s'allonger, ingurgiter, régurgiter, sauter) n'est pas considéré suffisant, et un objectif sous jacent est ajouté : celui de grandir le plus possible.
De fait, dans l'immense majorité des jeux vidéo, tout donne lieu à objectifs. L'exploration est ainsi récompensée par des trésors cachés dans les décors dans Assassin's Creed II, par de la nourriture et de la boisson dans Bioshock, des informations dans les trophées de l'homme mystère dans Batman Arkham Asylum. Au delà même des bonus intrinsèques (argent, santé, "mana", narration), leur simple découverte est une récompense. L'esprit du joueur, complétiste par nature, sera content d'avoir trouvé quelque chose, quelle que soit sa valeur, son utilité, à l'intérieur comme à l'extérieur du jeu.
Les jeux vidéo se reposent de plus en plus sur ce genre de mécaniques de l'objectif et de la récompense, au dépens du jeu pur, simple divertissement (là, je pense par exemple au fait de jouer aux petites voitures ou avec une poupée Barbie : pas de règles explicites, pas d'objectifs, juste notre initiative et notre imagination).
Il n'y a rien de mal à se fixer ou suivre des objectifs et les atteindre. Cela peut être très divertissant, et avec le contexte approprié, transmettre une histoire intéressante, qui nous fasse réfléchir ou simplement voyager, et ainsi nous gratifier d'une expérience réellement satisfaisante et enrichissante. Mais cela peut aussi tout simplement confiner au labeur, à la tache pénible. Devenir un travail, une activité qu'on accomplit non plus pour se divertir, mais pour le profit qu'on en retire, en l'occurrence une gratification factice et éphémère. Et quand les développeurs suivent des études sur la psychologie humaine pour entretenir le côté compulsif de leurs jeux, les dérives sont toutes proches.
Même les actions les plus insignifiantes donnent lieu à gratification. Que ce soit cueillir 5 fleurs dans Red Dead Redemption, passer le tutorial d'un jeu, voire l'écran titre dans Soul Calibur, tuer 5 rats dans Diablo ou Torchlight, tuer 3 ennemis à la suite dans le multi de Call of Duty, tout donne lieu à récompense, que ce soit un nouveau titre, un trophée/succès, du loot, un bonus de killstreak, en s'accompagnant d'un petit jingle et de grosses lettres brillantes à l'écran pour bien vous faire passer le message. Vous êtes exceptionnel, il se passe toujours quelque chose de notable. C'est pourquoi Killzone 3 va multiplier par 3 le nombre de grades dans son multi, pour augmenter leur fréquence.
C'est pourquoi on voit apparaitre de plus en plus de composantes RPG dans les jeux vidéo. Le déblocage au fur et à mesure de nouvelles armes, skins, perks dans Call of Duty assure d'avoir son lot de récompenses à chaque partie. La barre d'"xp" (même si elle récompense moins le skill que le zèle, puisqu'elle ne peut descendre), s'assure de garder trace de la "progression". Ces dérives sont particulièrement notables dans les derniers Fifa. Les jeux de sport ont toujours bien satisfait leur part de ce que j'appelle le "Stat Porn" (qui correspond bien aux RPG). Il y a tant de statistiques prises en compte, qu'on peut perdre un temps considérable juste à se féliciter de voir ses très bons résultats, son poulain monter petit à petit au classement des buteurs, son équipe à la tête de la ligue. Le mode Be A Pro pousse cela encore plus loin. Non content de vous laisser apprécier tranquillement une victoire, il ajoute à chaque match, ainsi qu'à chaque saison, des objectifs chiffrés (tant de tirs cadrés, une victoire avec tant de buts, etc), qui vous permettront alors de "réussir", de "progresser" encore plus. Il y a aussi l'xp que le joueur gagne au fil des matchs pour améliorer ses stats. On vit alors sur le bonheur de voir des petites barres se remplir, en nous donnant l'assurance qu'on progresse, qu'on est bon, qu'on a bien fait. Suprême ajout : la note de fin de match. Non content de pouvoir encore juger de la réussite, de la progression, celle ci est mise à jour en temps réel. Une passe réussie est ainsi récompensée par un boost de la barre, d'une belle couleur verte positive, quand un échec est sanctionné de rouge.
Les joueurs ont besoin qu'ont leur dise à tout moment qu'ils réussissent. De savoir ou ils sont, ou ils vont, comment y aller. De savoir comment leur progression avance. D'avoir des récompenses régulièrement. Diablo est le maitre du genre, avec une attribution semi aléatoire, résultant d'une approche scientifique de la psychologie humaine, de loot pour entretenir une dépendance du joueur, comme un joueur de machine à sous. Les récompenses sont toujours à portée, incitant le joueur à poursuivre toujours un peu plus sa partie.
Les tableaux de fin de mission d'un Gay Tony tapent aussi dans cet inconscient de la progression, de la récompense. Les trophées, World of Warcraft, Red Dead Redemption, multiplient les challenges plus ou moins légitimes qui donnent droit à des "titres". FarmVille et de nombreux jeux Facebook font miroiter la progression économique d'une ferme, à grands coup de barres qui se remplissent, de monnaie virtuelle qui s'accumule, de propriétés qui s'agrandissent, en ne demandant que de cliquer de temps en temps (à intervalles réguliers de préférence).
Je ne dis pas que ces pratiques d'objectifs n'ont aucun avantage ou que je suis bien au dessus d'elles (au contraire, je tombe dedans à chaque fois malheureusement), mais je les trouve conceptuellement dérangeantes. Le jeu vidéo ne devrait pas se contenter de nous donner des points pour nous satisfaire. Une avalanche d'objectifs futiles, quand bien même on serait libres de les poursuivre ou non ne remplace pas la liberté de choix et d'initiative.
Pour moi, le succès de Red Dead Redemption doit en grande partie, en solo comme en multi, à ces nombreux meta-challenges, comme autant de trophées supplémentaires qui détournent le joueur du contexte de l'histoire, et même du jeu (ie l'expérimentation, l'initiative, édicter ses propres objectifs). Pareil pour Batman Arkham Asylum et les trophées d'Edward Nigma, pour les nombreuses missions expéditives et autres diversions d'un Assassin's Creed II. On est noyé sous une avalanche de challenges et de récompenses qui perdent leur signification. Ils aident peut être à former une expérience plus riche, plus diverse, plus complète (montrer la variété des missions d'un assassin, étoffer le personnage de l'Homme Mystère et les capacités d'enquêteur de Batman), mais j'en retiendrais aussi les petits messages clinquants à l'écran, les Mission Complete et autres compteurs évaluant le succès de votre collection de plumes, de peaux de bêtes ou de dentiers du Joker.
Les meilleurs ambassadeurs (et parodies) de ces dérives sont Progress Quest et Cow Clicker. Le premier n'est qu'une barre de progression qui fait survenir d'un clic des événements, et leur résolution, vous récompensant à chaque fois de nouveaux items, vous attribuant des hauts faits, terrassant d'innombrables ennemis. Le second montre l'attrait compulsif de telles mécaniques de jeu, qui ne demandent rien si ce n'est du temps, et n'offrent que des récompenses factices et dénuées de sens, en s'appuyant sur la psychologie de l'environnement social (volonté de montrer la réussite, compétition, entraide).
Pour finir, j'ai bien plus de respect pour les objectifs que le joueur se fixe librement, indépendamment de ceux créés par les développeurs. Penser à une stratégie dans MGS4, jouer réellement avec les outils à disposition, avec l'IA, avec la configuration des lieux pour passer un obstacle d'une certaine manière est bien plus gratifiant à mon sens que de se conformer à une figure imposée qui serait énoncée par un objectif détaillé ou un trophée. Cela favorise l'expérimentation, l'initiative, le jeu tout simplement. La récompense est alors bien plus marquante que n'importe quelle mise en scène scripté.