L'un des principaux intérêts d'avoir une vie sociale est de rencontrer des gens qui n'ont pas forcément les mêmes goûts que vous, de discuter un peu avec eux puis d'essayer des heures durant de se convaincre mutuellement des extraordinaires qualités de *son* univers.

Pourquoi est-ce que je vous parle de ça ? Eh bien parce que j'ai justement passé quelques heures le week-end dernier à parler jeux vidéo, et surtout du sujet que je vais développer ici, la différence culturelle entre jeux occidentaux et japonais : pour cela, je m'appuierai sur l'exemple très parlant du genre des rpgs, ou jeux de rôle façon jeux vidéo (ou l'inverse).

Commençons par deux faits à la fois évidents et surprenants : la série des Halo est et reste l'un des titres les plus vendus et les plus populaires aux Etats-Unis et en Europe. Bizarrement, cette même série n'a eu aucun succès au Japon, a priori trop "occidentale" pour le public japonais. Vous allez me dire que c'est aussi lié au marketing initial désatreux de la Xbox par Microsoft au Japon mais comme cela a déjà beaucoup été débattu par ailleurs, je me limiterai ici à mon sujet - la différence culturelle. A l'inverse donc, la série des Dragon Quest, véritable icone nationale au Japon, n'a eu qu'assez peu de succès en Occident (du moins jusqu'à l'opus 8 sorti sur PS2). Peut-être est-ce parce que là aussi, la série était trop "japonaise" ?

En fait, je préfère vous donner ma thèse d'entrée : malgré le fort accent que l'on entend mettre partout sur les différences entre les deux, les marchés occidentaux et japonais du jeu vidéo sont en réalité beaucoup plus similaires structurellement que ce que l'on ne croit, avec les mêmes segmentations entre casuels et hardcore, entre jeux de masse et jeux de niche. Dans ce cadre, les éditeurs y font donc des jeux adaptés pour chaque segment. Dans ce cas, d'où vient alors cette différence de perception, ces idées reçues comme quoi le Japon serait par exemple le paradis des extra-core-gamers ? Mon avis : les deux marchés ont en fait développé peu ou prou les mêmes choses mais c'est en les traitant au travers de leur propre sensibilité que les résultats finissent par être perçus si différemment.

A ce titre, je pense que le genre des rpgs est la meilleure illustration possible pour mettre en valeur et expliquer ces différences. En voici quelques unes.


Kawaaaaïïïïïïï!!!!!


Bon, vous l'avez sûrement déjà remarqué mais la totalité des jeux venant du Japon comportent une composante, un personnage ou une mascotte, dite "kawaï", que l'on traduirait en français par le terme "mignon". En général, ce sont des personnages à l'apparence ronde, colorée et aux grands yeux, et généralement prétexte à l'édition de peluches vendues en masse sur les étals de supermarchés. Leur rôle est habituellement comique, et permet le plus souvent d'alléger une atmosphère sinon trop lourde.

Cela dit, cette invasion du kawaï au Japon n'est pas aussi ancienne que l'on croit et remonte à peine aux années 70 (bon, ok, c'était quand même le siècle dernier avant même votre naissance, je parie), sans doute avec la vague de Hello Kitty. Depuis, il suffit de jeter un simple regard sur n'importe quelle collection d'animes, de mangas ou de jeux vidéos japonais pour en observer l'extraordinaire prévalence.

Cependant, le kawaï n'est pas qu'une spécialité japonaise : Star wars a bien ses Ewoks, n'est-ce pas ? Dans ce cas, où est la différence ? Et bien elle réside dans le fait que pour un public occidental, les Ewoks sont et restent une création pour les gamins. Beaucoup de fans de l'époque (et beaucoup d'autres depuis avec l'apparition de Jar Jar Binks - maudit soit son nom !) avait hurlé à l'horreur scénaristique en voyant apparaître ces oursons dans le paysage autrement plus mature de Star Wars. Pour ces gens, les Ewoks étaient des création destinées aux enfants - et non aux adultes dont ils faisaient partie : dans ce cas, pourquoi les avoir ajouté ?

A l'inverse, pour les Japonais, une telle intrusion ne choque pas. Le kawaï y est de façon générale beaucoup mieux perçu auprès de tous les publics, enfant comme adulte. Là-bas, tout le monde aime Pikachu (et pas Kirby /private joke inside). Je ne vous ferai pas de cours de culture japonaise (j'en suis bien incapable), mais à ce que j'ai pu lire ici et là, le Japon intègrerait de mieux en mieux le kawaï en tant que phénomène culturel et comme composante de l'identité nationale. L'une des principales raisons à cela viendrait du fait que l'identité japonaise met d'abord en avant la recherche et l'amour de l'harmonie. Enfantin et donc inoffensif, innocent et donc non aggressif, le personnage kawaï y devient le parangon de cet idéal.

La présence de personnage kawaï dans les jeux et notamment les rpgs n'est donc que l'illustration de cette vision du monde. Là où un rpg occidental ira servir des personnages profonds et matures, les rpgs japonais proposent donc toujours un ou plusieurs personnages mignons, du chocobo et des mogs de Final Fantasy à l'universel Pikachu des Pokemons. Alors qu'un rpg occidental tendra à proposer un ton plus sérieux et adulte, un rpg japonais préfèrera juxtaposer à cette tonalité sombre des personnages kawaï, qui permettront de relâcher la pression.


Je veux être liiiiiiibre !


Les rpgs japonais tendent à proposer une trame scénaristique extrêmement linéaire, recyclant encore et encore les mêmes formules et clichés. Ils proposent de longues séquences de dialogues, généralement très fouillées, qui s'inscrivent de plus en plus dans les désormais traditionnelles cinématiques dites de 'cutscenes' qui ont fait la célébrité de Square-Enix.

Rien que pour cela, l'appellation qui leur est donnée de rpg, ou jeu de rôle, est donc abusive puisque contrairement à un vrai jeu de rôle, ils ne proposent pas d'embranchements scénaristiques. Cependant, ils conservent ce nom du fait de la longueur des scénarios qu'ils proposent et du temps de jeu qui en découle (un argument marketing propre au genre est en effet de se vanter du nombre d'heures nécessaires pour finir toute l'histoire).

A l'inverse, la tradition des rpgs occidentaux s'oriente beaucoup plus vers l'exploration d'environnements libres accompagnée de scénarios non-linéaires : ces jeux permettent au joueur un plus grand contrôle sur les personnages et leur destin, ce qui se fait souvent aux dépens des dialogues et des situations, du coup moins ciselées que dans leurs équivalents japonais.

De fait, les rpgs japonais ont donc tendance à beaucoup plus se concentrer sur l'expérience du combat et proposent souvent des gameplays très riches en la matière (même si le système le plus simple connu actuellement consiste simplement à appuyer sans arrêt sur le même bouton jusqu'à ce que tous les ennemis soient morts - genre, Dragon Quest) : Final Fantasy et Xenosaga sont connus à ce titre pour le soin accordé, à chaque nouvel opus, au système de combat, souvent très original et demandant l'utilisation de stratégies avancées et d'un bon sens du timing. De leur côté, les rpgs occidentaux se focaliseront plus sur les règles sous-jacentes au système de combat plutôt qu'à sa dynamique en tant que telle. Bref, un jeu japonais cherchera à faire des combats la meilleure activité du jeu, tandis qu'un jeu occidental cherchera plutôt à vous impliquer profondément dans son univers.


Je suis un déiciiiiiiiiide !!!!


Chaque civilisation tendant à développer ses propres mythes, il est normal que ces derniers viennent influencer l'imaginaire et donc les produits créatifs qu'elles engendrent. Dans le cas du Japon, l'un de ces thèmes récurrents est celui du cycle déicide.

Je m'explique. Je ne sais pas si vous avez beaucoup joué à des rpgs japonais mais dans 90% des cas, leur histoire met en scène un quelconque culte religieux comme antagoniste, le scénario débouchant le plus souvent sur une confrontation cataclysmique et prométhéenne contre une divinité ou quasi-divinité tentant de contrôler ou de détruire le monde/l'univers. Des jeux comme Breath of Fire 2, Shining Force 3, Grandia 2, Final Fantasy Tactics, Xenogears, la série des Tales Of ainsi que celle des Shin Megami, tous se finissent sur un combat dantesque contre une divinité maléfique, voire le Dieu Créateur Lui-même.

Oui, Dieu.

La plupart des Japonais partageant les croyances Shinto ou Bouddhistes, le nombre de Chrétiens au Japon est de fait minime, ce qui y explique le faible attachement général à l'Eglise et, par suite, à l'idée de clergé qui en découle - du moins si on les compare aux occidentaux. Par suite, cela explique aussi pourquoi ils n'hésitent pas à développer des scénarios déicides au thème après tout assez blasphématoire : pour un Japonais, la structure rigide d'un clergé maléfique ne le différencie guère d'une entreprise multinationale diabolique telle que la Shinra de Final Fantasy VII. Le dieu chrétien n'y est finalement qu'un dieu parmi une multitude d'autres (d'ailleurs, les souvenirs laissés au Japonais par les premiers missionnaires chrétiens jusqu'à leur expulsion du territoire par l'Empereur lui-même n'étaient guère sympathiques...).

Cependant le seul statut des églises chrétiennes au Japon n'explique pas tout, et il faut pousser un peu plus loin dans les croyances religieuses japonaises pour saisir la notion de "cycle déicide" dont je vous parlais. Tout d'abord, comme je viens de le signaler, pour les Japonais, le dieu chrétien n'est qu'un dieu parmi des centaines d'autres dieux mineurs et esprits de la nature. Ajoutez à cela la croyance, d'origine bouddhiste, dans le cycle des réincarnations, dans la renaissance après la mort, et on comprend alors pourquoi le côté déicide n'est qu'une expression simple de cette croyance - le Japon pense en effet en terme de cycle de civilisations, d'ères qui se sont succédées et qui se succèderont encore : l'époque féodale, l'ouverture à l'occident, les bombes atomiques puis la reconstruction, tout cela n'est qu'une série de cycles. A contrario, puisque les civilisations occidentales n'ont elles qu'un dieu unique, il leur est impossible (ou du moins, très difficile) d'imaginer la mort de Dieu, alors que la culture asiatique et sa croyance dans le karma pose au contraire une vision cyclique capable d'appréhender cette idée.

Bref, on voit ici que la culture religieuse a une influence sur le type même d'opposition qui vous sera proposée dans un rpg : les jeux occidentaux préférant des adversaires plus mondains tels que dragons, sorciers et vampires, alors que les jeux japonais vous proposeront l'activité un peu plus métaphysique de tuer un dieu.


Je suis un hardcore, j'aime les jeux duuuuuuuuuuuuuurrs !


Enfin, laissez-moi aborder une dernière différence, sans doute la plus connue : les jeux japonais serait soit-disant plus difficiles.

Pendant longtemps, on a gardé du Japon l'image qu'il s'agissait du paradis des gamers, avec des images d'Epinal du type d'Akihabara, le quartier commerçant d'électronique de Tokyo. Laissez-moi vous détromper : en réalité, c'est tout le contraire. Le marché des jeux vidéo japonais est tout aussi segmenté que les marchés américains et européens, et les hardcore gamers y ont la même position de niche que partout ailleurs.

Vous voulez une preuve de la prédominance du segment des casuels dans le marché japonais ? Regardez la Nintendo DS. Regardez la Wii. Dites-vous que ce sont ces consoles-là qui font la majeure partie du marché japonais. Et non la PS3 ou la PSP, et encore moins la XBox360.

Tout comme chez nous donc, vous y trouverez d'un côté une minorité de gamers qui aiment leurs jeux remplis de quêtes interminables, de formules mathématiques compliquées et affublés d'une difficulté à vous briser la mâchoire, et de l'autre côté, vous trouverez la vaste majorité des joueurs casuels, qui prennent plaisir dans des jeux au gameplay pas surcompliqué.

Pour en revenir au sujet de la difficulté des jeux, il est en réalité trompeur de croire que le joueur japonais moyen préfère ses jeux avec une difficulté plus élevée. Contrairement à ce qu'ont pu croire les joueurs occidentaux, les jeux japonais ne sont généralement pas simplifiés pendant leur localisation, bien au contraire. Cette fausse idée est sans doute venue de la mauvaise localisation de rpgs justement au début des années 90, et d'un en particulier : Final Fantasy IV (numéroté II sur le marché US), dont la version proposée était volontairement simplifiée pour toucher un public plus large. Depuis, à l'inverse, c'est un bon nombre de jeux qui au contraire, ont vu leur difficulté augmentée avant d'arriver à l'Ouest, l'un des exemples les plus récents étant Resident Evil ou même plus récemment, Devil May Cry 3. Konami est même allé jusqu'à ajouter un niveau de difficulté extrême pour le marché européen dans ses Metal Gear Solid !

Pourquoi une telle situation ? D'abord il y a le facteur du marché de l'occasion, très présent en Occident : or, un jeu, s'il est trop facile, aura tendance à atterir plus vite sur ce marché de l'occasion, contrairement au Japon.

Ensuite, je pense plus profondément qu'elle vient d'une différence d'appréhension du jeu vidéo en tant que loisir : là où les occidentaux ont plus volontiers tendance à voir le jeu comme un challenge, un défi à surmonter, les Japonais y verront plus volontiers une activité de détente, sans enjeu. Dans le cadre du rpg, cela se traduit d'un côté par une certaine difficulté avouée - un exemple récent étant Dragon Age : Origins, dont les premiers niveaux se révèlent impitoyable sans une équipe suffisamment équilibrée (comprenez : dotée d'un personnage soigneur). A contrario, un joueur japonais aura tendance à arrêter de jouer s'il trouve le jeu trop dur. Il préfèrera un rpg où, dans des conditions de jeux normal, on ne meurt pas - parce que si vous jouez au rpg correctement, vous ne devriez pas avoir à mourir. C'est tout le principe (du moins pour lui).

Final Fantasy XIII est à ce titre emblématique de cette caractérisation à outrance du genre du rpg japonais : un scénario strictement linéaire au point que le jeu n'est plus qu'un vaste couloir, entrecoupé de combats cataclysmiques et de cinématiques ultra-chiadées...


Conclusiiiiiioooooooon !!! (faut que j'arrête de crier)


Bon, il est grandement temps d'en finir parce que ce texte commence à être un peu long. Si vous ne l'avez pas encore compris, tout mon laïus précédent visait à vous montrer deux choses :

D'abord que les marchés du jeu vidéo occidentaux et japonais sont en réalité très proches, avec les mêmes segmentations entre harcore gamers et joueurs occasionnels. La Wii se vend autant dans les deux marchés, n'est-ce pas ? Et pourtant, contrairement à ce qu'on croit, le Japon dispose aussi d'une petite communauté de fans forcénés de la x-box. Si en Occident, vous aurez des hordes de fans pour se plaindre de la mauvaise qualité de l'adaptation de tel ou tel titre japonais, à l'inverse vous aurez tout autant de fans japonais qui hurleront du fait que les jeux occidentaux importés chez eux seront soit mal traduits, soit pas traduit du tout.

Et finalement, que ces deux marchés auront tendance à déboucher naturellement sur les mêmes choses, mais avec la petite touche de couleur locale. Par exemple, le grinding version occident, c'est Diablo et World of Warcraft. Sa version asiatique serait Dragon Quest et Aion (ce dernier titre est d'ailleurs emblématique de la façon dont un MMORPG asiatique a pu être lifté pour plaire à un public occidental). Dans les deux cas, nous avons du grinding, c'est juste qu'il est proposé à la sauce locale.

Et c'est cela que je souhaite finalement mettre en avant : les joueurs japonais et occidentaux finalement se ressemblent beaucoup plus que ce l'on croit.