Super Mario : la nouvelle Joconde ? 

 

Le mot « art » a deux sens : il peut s'agir de l'art au
sens de savoir faire, d'habileté ou de l'art au sens d'objet qu'un
groupe considérera beau et producteur de sens. Le jeu vidéo est
assurément un savoir-faire, puisqu'il résulte de la maîtrise d'une
technique nouvelle, la programmation informatique et de l'association
de différentes techniques existantes : le dessin (d'univers ou de
personnages), l'écriture de scénario ou encore la conception de
musiques. Etre capable d'associer ces divers savoir-faire en une
oeuvre qui doit être aussi captivante - et donc dirigiste -
qu'un roman ou un film tout en ne négligeant pas la part
d'interactivité nécessaire à la notion de jeu, parvenir à ce
dosage subtil pour ne pas produire qu'un film vaguement interactif ou
un jeu sans aucune ambiance ne peut qu'être considéré comme un
savoir-faire, et donc un art, au sens premier du terme.

Cependant, pour être considéré comme art au sens le plus « noble »
du terme, l'activité concernée doit produire des objets dits
« beaux ». Or, la notion de beauté est universelle ; si
l'on déclare un objet « beau » on ne dit pas « il
est beau uniquement pour moi », car sinon il ne serait pas beau
mais agréable. Or pour qu'un objet soit beau, comme l'explique Kant
dans la Critique de la faculté de juger (1790), il doit
provoquer « le libre jeu des facultés », c'est à dire
stimuler à la fois ma sensibilité, mon imagination et mon
intellect. Est-ce ce que font des jeux comme Super Mario Bros.
Ou Sonic ? Non. Ils procurent un défi stimulant pour le
joueur et donc un sentiment grisant d'avoir accompli une sorte
d'exploit, lorsqu'on relève le défi proposé. C'est agréable, mais
pas beau. Il faut cependant nuancer en disant qu'il était sûrement
très dur de provoquer un quelconque lien entre le joueur et un
personnage tel que Mario du fait des limitations techniques de
l'époque. Comment émouvoir lorsqu'on ne peut afficher que quelques
pixels à l'écran ? Cela semble très dur.

Qui plus est, pendant très longtemps, les jeux ne sont vus que comme
un moyen de faire des profits par les compagnies qui les éditent. Le
jeu vidéo a beau être, aux yeux de Nolan Bushnell, le fondateur
d'Atari, une révolution intellectuelle qui lui permet de s'opposer à
la société de l'époque, il finit bien vite par n'être qu'une
façon aisée de gagner de l'argent, comme l'ont montré le rachat
d'Atari par Warner et la crise de 1983 (cf première partie chapitre
I). Le jeu vidéo ne pourra être un art tant qu'on ne le considérera
que sous un angle purement commercial économique, ou pire, comme
uniquement destiné aux enfants. C'est pourtant ainsi qu'il est vu
des années 70 à 90, par de grands hommes tels que Hiroshi Yamauchi
lui-même, qui pourtant feront une carrière remarquable dans cette
industrie.

Cette donnée explique pourquoi les premiers jeux plus
« artistiques » sont apparus sur PC : le public visé
était plus âgé et le CDROM permettait des graphismes plus
élaborés, ce qui impliquait plus de moyens d'émouvoir le joueur.Alone in the Dark, en permettant de recréer l'ambiance des
livres de Lovecraft et l'atmosphère d'un manoir hanté, a permis de
véhiculer une émotion forte et primaire : la peur. Myst, en
offrant aux joueurs des galeries de paysages splendides et des
énigmes souvent compliquées permettant de découvrir un univers où
les mots créent des mondes, laissant ainsi le joueur réfléchir au
pouvoir des mots. On a d'ailleurs pu constater entre la fin des
années 80 et le début des années 90 une vague de jeux français -
dont Alone in the dark fait parti - à l'impact mondial se
caractérisant par des scénarios fouillés, des graphismes soignés
mais des mécaniques de jeux souvent sommaires fut connue sous le nom
de French Touch, donnant ainsi lieu à une sorte de mouvement
artistique semblable à ce que l'on connaît dans les autres arts.
Aujourd'hui encore, Heavy Rain, un jeu du français David Cage
se rapprochant plus de film interactif que du véritable jeu vidéo,
peut être considéré comme le digne descendant de ce mouvement.

On peut également citer certains « jeux d'auteur » qui
portent à croire que le jeu vidéo est un art. Certaines séries
comme les Metal Gear Solid ont des caractéristiques typiques propres
à leur créateur. Ainsi, dans cette série, les scénarios sont
souvent très alambiqués et profonds et le joueur passe souvent plus
de temps à lire des dialogues ou à regarder des vidéos qu'à
véritablement jouer. Néanmoins, le créateur de ces jeux, Hideo
Kojima, tente vraiment de faire passer des messages profonds aux
joueurs via un scénario de science fiction très riche. Il se paye
même le luxe de mettre en abyme le joueur : dans Metal Gear Solid
2,
votre supérieur hiérarchique vous ordonne soudain d'éteindre
la console, ce qui correspond à un point fort du scénario où vous
découvrez qu'il semble impliqué dans la conspiration dont vous
subissez les effets ! Le joueur est soudain ramené à sa condition,
et ce genre de procédé se rapproche de ceux utilisés en
littérature, et tire donc le jeu vidéo vers le côté d'art plutôt
que vers le divertissement. De même, les productions de Fumito Ueda
telles qu'Ico ou Shadow of the Colossus se
caractérisent par le lyrisme dont elles sont empreintes et par le
côté très contemplatif et touchant qu'elles font ressortir.

 

Il semblerait donc que le jeu vidéo ait un avenir en tant qu'art
véritable, mais que la façon dont le perçoivent certaines
compagnies, qui n'y voient qu'une façon de gagner de l'argent, ou
certains joueurs, qui veulent être divertis mais pas transportés
par une oeuvre, l'empêche de véritablement développer son
potentiel artistique.