Quelles émotions ?

Il y a je pense trois types d'émotions dans le jeu vidéo. Les émotions liées aux séquences de narration et à la direction artistique, l'ambiance, ou la beauté des graphismes. Joie, tristesse, nostalgie, ce sont généralement ces émotions-là dont les joueurs sont friands quand ils réclament des émotions.

Il y a ensuite les émotions liées au gameplay ; tension, stress, impatience face à une énigme retorse, jubilation lorsque les morts s'enchaînent dans un jeu à scoring. Bien qu'elles soient d'après moi les émotions les plus spécifiques au jeu vidéo, elles sont plus rarement citées dans les grands moments de jeu vidéo des joueurs, peut-être parce qu'elles ne nous marquent pas de la même manière.

Il y a ensuite les émotions parasites ; frustration, colère, indignation. Ces émotions-là naissent des défauts du jeu, d'une jouabilité approximative ou d'une difficulté injuste, bien que ces défauts puissent n'exister que dans la tête du joueur. Nous connaissons tous le fameux :"Ce n'est pas de ma faute, c'est la manette !"

Des émotions arbitraires

Je n'aime pas beaucoup me fier aux émotions, parce qu'elles ne sont pas toujours fiables. Il y a des gens qui font très confiance à leurs émotions, et leurs impressions (ce qui est un peu la même chose). La tête de quelqu'un ne leur revient pas, et jamais ils ne se remettent en question. Ça porte un nom ; l'imbécilité.

Les émotions font partie d'un ensemble très complexe d'appréhension du monde, c'est un outil parmi d'autres, avec notamment la raison, la logique, le bons sens. Selon les personnes, ces outils n'ont pas tous la même précision ; certains peuvent se fier plus que d'autres à leurs émotions, d'autres sont plus cérébraux. On trouve aussi des gens qui se trompent tout le temps, mais qui continuent à se fier à leur instrument de prédilection. L'un théorise toujours trop et perd pied avec la réalité ? L'autre ressent très fort, mais aussi très à côté de ce qui est ?

Avec l'âge, et peut-être même avant, on apprend en somme qu'on ne peut pas se faire confiance, du moins pas toujours, pas dans tous les domaines. Ainsi on cherche un équilibre entre les différents outils qui sont à notre disposition, ou encore se fie-t-on à l'avis d'une personne de confiance. J'ai remarqué aussi à quelques reprises des gens qui réagissent très fort émotionnellement, par la colère souvent, pour être très mal à l'aise ensuite de s'être trompé. Mais même sans se tromper, il y a toujours l'embarras de la perte de contrôle.

Évaluer un jeu vidéo

Évidemment, avec un jeu vidéo, on se fiche un peu de se tromper ou non. Quoique... Plus un avis est basé sur l'émotion, mieux il est enraciné. Se fier à ses émotions pour évaluer un jeu reste une entreprise arbitraire, et je dirai même qu'elle déforme notre perception, parfois de manière assez hallucinante. Parlez d'incohérences scénaristiques avec un fan pur et dur, il trouvera les explications les plus tarabiscotées pour que tout concorde, car son amour n'accepte pas l'imperfection. Pourquoi ? Parce que ce n'est pas le jeu qui l'intéresse véritablement, mais les émotions que le jeu lui procure. Ainsi la vérité, même indéniable, il la déforme.

Il y a quantité de choses qu'on ne voit pas juste avec nos émotions. Permettez un petit détour par l'humour. Certains humoristes me faisaient beaucoup rire, donc je trouvais leur spectacle de qualité. Mais au bout de quelques visionnements du DVD, connaissant les numéros, je commence à mieux écouter, ou plutôt mieux entendre les textes. Et là je me rends compte d'une chose ; certains humoristes ne sont pas vraiment drôles, ils nous communiquent une énergie qui rend une blague nulle amusante. Mais le texte est nul quand même, et sur la longueur, le charme ou l'énergie de l'humoriste s'estompent, et d'autant plus quand on se rend compte de la supercherie. Il y a aussi des humoristes qu'on pourrait qualifier de plus calmes et donc moins drôles, mais dont l'humour est constant, parfaitement calibré.

Dans le jeu vidéo (et même ailleurs), ça fonctionne de la même façon. Certains passages procurent une émotion, mais si on gratte un peu on se rend compte que le jeu ne le mérite peut-être pas. D'autres nous indiffèrent, mais pareil, en y revenant on se rend compte qu'on est peut-être passé à côté la première fois.

Pourquoi ? Parce qu'on ne voit pas tout, parce qu'on n'est pas toujours réceptif. Parfois on sera touché par un passage complètement con parce que notre cerveau n'est pas en alerte. Des fois on boude et donc même un beau passage ne nous touchera pas. Rajoutons à cela les défauts qui brouillent notre perception ; borné, esprit réducteur, maniaque qui ne supporte pas l'aliasing,  partisan du moindre effort cérébral, etc. Ou encore des qualités exacerbées ; imagination débridée qui transforme un jeu arty bidon en oeuvre d'art, partisan du gros bon gameplay qui voit un chef d'oeuvre dans un jeu japonais à la direction artistique vomitive.

Le sens (ici ça spoile)

Personnellement je me fie beaucoup plus au sens d'un jeu. Une des scènes à la fin de Red Dead Redemption, magnifique pour certains, rattrapant même un jeu décevant pour les autres, n'a pour moi aucun sens. À partir de là j'ai beaucoup de mal à avoir une émotion, parce que ça ne veut rien dire. On envoie John Martson tout seul capturer ses anciens camarades, tout seul quoi... et à la fin, pour le tuer lui, juste lui, on envoie toute la cavalerie... C'est quoi, l'idée ? Pour moi cette scène est juste débile, et elle l'est d'autant plus que je sais parfaitement qu'elle a été pensée juste pour créer de l'émotion. La logique, la raison, le bon sens, la cohérence ? à la poubelle ! C'est l'émotion qui prime. Arrête de te prendre la tête, éteins ton cerveau... On connait la chanson. D'ailleus ces répliques sont assez parlantes d'elles-mêmes ; avec ton cerveau au plus bas, là oui on devient capable d'apprécier toutes les conneries du monde.

Dans Chains of Olympus, dont le scénario n'a aucun sens non plus, il y a une jolie scène à la fin où le joueur martelant une touche, Kratos essaye de repousser sa fille. Qu'est-ce que fait sa fille dans le jeu ? Je n'en sais rien. Je trouve la scène réussie pour elle-même. Quand on a joué à God of War 1, on connaît l'histoire de Kratos, et donc le voir là face à un choix cornélien, je trouve l'idée jolie. Elle a du sens, elle illustre très bien le drame de Kratos. La trame du jeu ne vaut rien, mais ce passage-là se détache de l'ensemble.

La myopie et le brouillard

Évidemment, nous n'avons pas toujours le contrôle sur nos émotions, et parfois un support débile peut nous permettre de ressentir des choses car nous y associons des souvenirs ou des pensées. Mais c'est alors à nous de faire la part des choses entre une émotion qui prend vie à partir du sens, et une émotion arbitraire qui obscurcie notre jugement, de manière positive ou négative.

Car on se trompe souvent, car non ce n'est pas toujours la faute du jeu si j'échoue, c'est peut-être aussi parce que je suis nul ou que je m'y prends mal. Ce n'est pas toujours le scénario qui est chiant, c'est peut-être moi qui manque de maturité. Comment le savoir avec nos seules émotions qui croient tout savor, sans aucune modestie ?

Nous sommes dans le jeu vidéo dans le culte de l'émotion et du ressenti. Au cinéma c'est d'ailleurs pareil. On veut des émotions fortes, on veut un film viscéral. Drive est parfait. Très beau, et très vide, c'est un peu comme une ravissante idiote dont les garçons qui en tombent amoureux la parent de toutes les qualités du monde. Quand elle parle, on n'entend que le son de sa voix pleine de poésie, et donc on s'imagine facilement qu'elle ne raconte que de belles choses. Quand elle se tait, elle est tellement spirituelle, profonde, avec une vraie beauté intérieure... Quand elle rit, elle est tellement vraie, pleine de joie de vivre... Au bout de cinq ans de mariage, on demande le divorce.

Splinter Cell

Je ne suis pas un fan de Splinter Cell, et pour les mêmes raisons que pas mal de joueurs ; c'est lent. Pour moi c'était un jeu moyen et surestimé. Les trouvant pour 1 dollar chacun sur XBox, je les ai repris. Je trouve ça toujours aussi lent et chiant, mais parce que ce n'est pas trop mon type de jeu. Par contre je me suis rendu compte que cette licence fait partie des rares jeux vraiment novateurs, et vraiment bien écrits. Il y a quantité d'automatisations intelligentes dans le gameplay. On monte naturellement à une échelle sans appuyer sur une touche par exemple, un menu de défilement permet d'associer plusieurs actions à une seule touche, notamment pour ce qui concerne les portes. Le jeu a une vue à l'épaule, bien avant Resident Evil 4. Aujourd'hui ça n'a l'air de rien, mais il a inventé, je crois, les jeux d'ombres et de lumières, les voiles de tissu qui bougent quand on passe à travers, et qu'on peut même découper à partir du 2 je crois.

Le premier Splinter Cell pose les bases de la current-gen, bien plus que Gears of War. C'est assez stupéfiant. Encore aujourd'hui, malgré quelques rigidités, le jeu se fait encore très bien. À côté de cela, c'est un jeu qui tente le mieux possible de faire coïncider scénario, univers et gameplay. On ne tuera pas 600 personnes par campagne solo, on ne courera pas partout comme un furieux. Trois balles, t'es mort ! On crochète des serrures, on marche lentement et accroupi, on observe les tours de garde. On joue à un jeu d'espion qui ne vend pas son cul à l'émotion forte et au tout-action.

Ce qui d'après moi fait de Splinter Cell une série austère, car elle l'est, c'est son avant-gardisme. Arrivée trop tôt pour que des décors et personnages réalistes soient attrayants visuellement sur le plan artistique (même si techniquement ça reste solide), trop tôt pour que la jouabilité jouisse d'une souplesse bienvenue. C'est d'ailleurs pareil pour les Ghost Recon. Des jeux novateurs, sur lesquels de nombreux jeux actuels se reposent de près ou de loin.

Les émotions dans le jeu vidéo (ou ailleurs) sont un véritable boost dans l'appréciation d'un titre. Mais d'où viennent-elles ? Sont-elles toujours légitimes ? Ont-elles du sens ? Personnellement, je n'aimerais pas savoir que je passe à côté d'un bon jeu parce que je n'ai pas fait l'effort de m'y connecter plus que ça. Je suis assez content aussi de ne pas trop tenir à mes avis ; cela me permet de redonner sa chance à un titre, ou encore d'apprécier la critique d'un autre joueur. Les émotions qui sont nées d'une scène qui avait du sens perdurent en moi, elles reviennent régulièrement. Elles me sont plus précieuses que les émotions arbitraires qui ne résistent pas à la rigueur de ma logique, de ma cohérence ou de ma raison. Le coeur a ses raisons que la raison ignore ? Je ne crois pas. Au contraire. Lorsque les deux sont de concert, c'est souvent parce qu'on est sur une des routes qui mènent au vrai.