La grande réussite de la licence Hitman tient probablement au fait que depuis le début, il s'agit d'un principe de jeu à tendance réaliste, comme Splinter Cell, et qui est né à une époque où les créateurs pensaient réellement à implanter un gameplay dans les jeux au lieu de chercher à faire vivre une expérience au joueur via des séquences narratives poussives et des phases ludiques où on peut réaliser des exploits sans effort. Dernièrement, en regardant à nouveau la vidéo commentée d'Hitman Absolution, un détail m'a troublé ; l'un des commentateurs expliquait que la vue "Instinct" de ce nouvel Hitman qui permet de voir de manière surnaturelle la trajectoire des ennemis était là pour éviter au joueur de tâtonner. Pourtant le tâtonnement est au coeur de la licence Hitman, et de son chef d'oeuvre Blood Money.

Des décors vivants où on donne la mort

J'apprécie beaucoup plus qu'avant le réalisme graphique dans le jeu vidéo car il impose une discipline aux créateurs. Ça m'évite de subir les lubies créatrices des artistes qui n'ont pas souvent de bon sens et gâche mon immersion. Dans Blood Money, plus encore que dans les précédents Hitman, les décors dans lesquels nous évoluons sont calqués sur la réalité ; casino, quartier résidentiel américain, mariage chez les rednecks, etc. Rien qui ne fasse rêver, certes, mais en même temps, pas d'inventions farfelues, d'imagination déficiente, de direction artistique psychédébile. Rien qui ne soit une insulte à mon bon sens. Les décors sont fidèlement reproduits, on peut y croire facilement, et ça ne manque pas forcément d'attrait lorsqu'en se baladant sur un bateau ou dans un opéra, on tombe sur la salle des machines ou les coulisses, sur ces endroits qu'on n'a pas pour habitude de pouvoir visiter dans notre vie à nous.

Blood Money fait dans la variété ; décors ou personnages, chaque niveau a les siens propres. Le mariage au bord du Mississipi sent la grosse beaufitude texane, le carnaval arrive à reproduire sur la gen passée (il faut le souligner) une foule de carnaval, dense, grouillante, limite étouffante. Par rapport à Silent Assassin et Contracts, on perd en propreté, netteté et frame-rate ce qu'on gagne en détails qui font vrais et en personnages, surtout l'Agent 47, mieux modélisés. Graphiquement Blood Money n'a rien de génial, d'éblouissant, il fait juste son boulot, mais c'est du boulot solide, rationnel, logique. Impersonnel aussi, malheureusement, à l'instar de Splinter Cell. Il manque un parti pris, mais je préfère de loin cette petite carence de personnalité à un jeu qui nous aurait proposé (imposé ?) un tueur à gages futuriste ou d'heroic-fantasy dans un univers aux caractéristiques reposant seulement sur les épaules des créateurs. Et ce manque de personnalité reste assez loin de la fadeur des jeux Electronis Arts de l'époque.

Les décors ont une existence propre. Ce ne sont pas des ruines qui attendent patiemment d'être profanées par Nathan Drake pour exister, ou des couloirs de jeu vidéo à la Mass Effect 2 avec des PNJs immobiles. L'Agent 47 est un intrus, plus ou moins discret selon le joueur, dans un monde qui ne tourne pas autour de lui, qui a ses habitudes, ses petites routines, sa vie quotidienne ou son événement exceptionnel, ses anonymes là pour se distraire ou accomplir une tâche. Ça et là il y a de petites curiosités, de petites trouvailles qui donnent du sel aux environnements, comme ce type endormi à qui on pourra voler le costume sans le neutraliser, ou ce père noël poivrot qui déambule durant la mission du 24 décembre. La mise en scène, assez discrète, est travaillée en profondeur ; l'attitude des PNJs notamment a été pensée pour faire vivre chaque décor différemment. Graphiquement, Blood Money est tout à fait convaincant. Il ne lui manque qu'un zeste de charme, ce charme que possède notre énigmatique Agent 47 avec sa voix monocorde qui fait froid dans le dos, et ses méthodes quasi-clinique pour venir à bout de ses cibles.

Permis de tuer

Pour revenir à Hitman Absolution, je lisais dans les commentaires d'une des vidéos que ce nouvel épisode était emballant, les autres Hitman laissant trop de liberté au joueur.  Par trop de liberté, ce qu'on entend c'est que le jeu nous lâche sans aucune indication, et qu'il va falloir se débrouiller seul pour trouver une solution. C'est complètement faux, d'autant plus pour Blood Money. Et je l'affirme d'autant mieux que je ne suis pas un joueur patient, ni qui aime planifier durant des heures. Toutes les indications dont on a besoin sont fournies. D'abord la carte active où l'on voit en temps réel tous les personnages se mouvoir, et donc qui permet de localiser les cibles et d'observer leur routine, en plus de nous indiquer les endroits d'intérêts où l'on trouvera de quoi nous aider. Ensuite via une vidéo qui se déclenche de temps à autre sur la droite de l'écran pour nous montrer en temps réel un événement concernant une ou plusieurs de nos cibles, gros indice pour nous dire qu'il y a là quelque chose à faire.

Les occasions pensées par le jeu pour atteindre la cible sont multipliées par rapport aux autres Hitman, mais en plus avec le panel de possibilités offert par la jouabilité et les armes, on peut aussi fabriquer son assassinat de toutes pièces. Hitman Blood Money est en fait un jeu assez facile si on joue au minimum en normal (donc avec possibilité de sauvegarder 7 fois durant une mission, ce qui est amplement suffisant) et si on ne vise pas le meurtre parfait dès la première partie. Il n'y a pas une solution pensée, voulue par les créateurs, il n'y a que les solutions trouvées ou élaborées par les joueurs. La plus grosse difficulté du jeu, c'est surtout de trouver les bons déguisements pour pouvoir se balader dans les endroits étroitement surveillés, mais là encore ça n'a rien d'insurmontable.

En gros, il faut jouer le jeu, ne pas avoir peur de... tâtonner. Moi je joue plus ou moins en trois étapes. Je visite les lieux pour me familiariser avec, pour découvrir les endroits où ça coince, les déguisement que ça prend. J'essaye de suivre les cibles, de découvrir les points d'intérêt. Avec ça, on a déjà une bonne idée des possibilités offertes, et une solution s'élabore peu à peu d'elle-même. Deuxième étape, je planifie, j'essaye plus méthodiquement d'arriver à mes fins, de tuer les cibles, et même parfois, montée d'adrénaline, ça fonctionne mieux que prévu et j'ai peur de me faire repérer. Troisième étape ; on fait la mission. Ça prend entre 40 minutes et 2h30 par mission si, comme je le disais plus haut, on ne vise pas la perfection du premier coup.

Ce n'est aucunement un jeu réservé à une quelconque élite. Le jeu est facile à prendre en mains, le gameplay principalement constitué d'actions contextuelles, les solutions se dessinent en cours de jeu pour peu qu'on s'y investisse un minimum. À part si on se met dans les problèmes, rien ne demande de réflexes extraordinaires, ni même de skill à la manette. C'est un jeu simple, mais pas simpliste. C'est surtout un jeu qui se mérite, un jeu qui s'adresse à tous, qui n'exclut personne, mais qui n'est pas fait pour tout le monde. Il ne demande même pas une expérience approfondie du jeu vidéo. Ses codes sortent du cadre ordinaire de la logique vidéoludique pour épouser le mieux possible ceux de la réalité. On crée des accidents en piègeant des lustres, on empoisonne des gâteaux, on ne cache pas un fusil à pompe dans une poche magique. Le gameplay a une sacrée profondeur, car si on l'on peut résoudre les situations avec juste les commandes de base, on peut également s'ouvrir un tas de possibilités nouvelles en explorant la jouabilité ou les combinaisons possibles.

Hitman, c'est la licence qui ne peut qu'évoluer de gen en gen, qui peut toujours trouver de nouveaux terrains de jeu, affiner l'IA, décupler les possibilités. C'est un peu la licence ultime. La répétition n'existe pas dans Blood Money, chaque mission semble unique même si on procède de la même façon pour trouver une solution. Et même en n'évoluant que graphiquement, elle resterait d'actualité. Le principe de base est tout simplement fabuleux, car il ne repose pas sur des codes de jeu vidéo, il tend de plus en plus à offrir la liberté d'action du réel.

Le point faible

Eh ouais, Hitman a un point faible. Pas Blood Money en particulier, mais la licence au complet. Son background sent le jeu vidéo à plein nez. Une histoire d'agence secrète qui crée des clones tueurs super insensibles, avec forcément un qui sort du lot, comme par hasard l'agent 47 qui ressent des émotions et chatouille des petits oiseaux. Poignant. L'enrobage scénaristique de Blood Money n'est ni plaisant ni déplaisant ; il est transparent, on s'en fout complètement. Ce qui peut poser des problèmes à certains.

Pour ma part, je trouve que Blood Money permet facilement de faire abstraction du scénario, car jamais le jeu n'a besoin de nous motiver. On joue un tueur à gages, donc l'objectif est assez clair, et durant les contrats une histoire se fabrique d'elle-même, un peu à la manière de Splinter Cell. On doit faire un job, et tout l'enrobage participe à nous le faire sentir sans nous l'imposer. Finies les missions où on tue des colonels et des terroristes au quatre coins du globe et où notre agent américain arrive à se faire passer pour un japonais juste en se déguisant, finies les ambiances bizarres comme dans Contracts avec une boucherie qui sert de boîte de nuit sado-maso à tendance serial-killer. Les missions sentent beaucoup plus le contrat type mafia que le pseudo-espionnage militaire, et avant la mission, un loading se charge de nous présenter en images les cibles qui nous attendent pour mieux nous les approprier. Certes un reboot scénaristique de la licence ne serait pas une mauvaise chose selon moi, en tout cas moins mauvaise qu'un reboot du gameplay.

Au fond Hitman Blood Money me fait penser à ces grands films ou ces grands romans qui s'adressent à tous sans aucune complication intellectuelle, que tous peuvent comprendre, mais qui sont peu lus ou vus car les réponses ne sont pas simplistes, binaires, offertes sur un plateau, car il y a des non-dits, car ils expriment des choses par l'image, par l'écriture, par leur art en somme, au lieu de l'expliquer platement sans aucun génie ni talent. Car ils laissent de la place au lecteur, au spectateur. Au joueur. Certains préfèrent lire Stephen King ou Marc Lévy que Maupassant et Steinbeck en se plaisant à imaginer que ces derniers sont chiant à lire, quand en fait c'est tout le contraire. Rien n'est moins stimulant que la médiocrité et la platitude. C'est vrai, les grandes oeuvres ne sont pas forcément faciles à aborder, mais comme tout ce qui est passionnant, ça demande un minimum d'efforts de notre part pour nous le rendre au centuple. De mon expérience non-exhaustive de joueur, avec Final Fantasy Tactics, Blood Money fait partie du cercle très fermé de la quintessence du jeu vidéo. Une oeuvre d'art ? Je ne sais pas. Un jeu vidéo qui a tout compris au jeu vidéo, ça c'est indéniable.