La première scène est explicite.
Trois soldats américains descendent dans un canyon, le premier avec un
détecteur de mines et les deux autres en racontant des blagues sur des hommes
en burqa. C'est la task force telle
qu'on la connaît tous, avec son jargon habituel ("j'ai un visuel") et
la marche prudente en rang d'oignons qui l'accompagne. Début de film de guerre.

Brusquement, on change de plan.
Tout en vue subjective, façon Evil Dead.
Un individu est tapi dans le ravin. Il tremble, il s'agite. La scène est vue à
travers ses yeux. On comprend qu'il est traqué et qu'il doit survivre. Au sol
gît le corps d'un de ses camarades. À côté, un lance-roquettes. L'homme se
baisse pour récupérer l'arme et sauver sa peau. Vue subjective, toujours :
il relève le canon qui vient se placer dans la diagonale du plan pour viser les
trois soldats américains. On est dans un FPS.

Pendant 1h23, on ne quitte plus cet
homme qui est propulsé dans un environnement radicalement étranger, en Sibérie
ou en Alaska on ne sait pas, pour une sorte de mélange épuré entre Le Fugitif, Rambo et Gerry de Gus Van
Sant. La pulsion de survie est le seul sujet du film, avec en son centre un
personnage qui ne prononce pas le moindre mot mais qui, tel un animal traqué, émet
régulièrement des sons de douleur. On ne saura quasiment rien de lui. L'identification
est ainsi totale, à l'image de ce qu'on pouvait connaître dans le premier opus
de Dead Space.

L'intensité subjective est l'unique
mécanisme qui intéresse Skolimowski. Dès lors, tous les à-côtés sont supprimés :
absents les flashbacks explicatifs, les briefings de généraux au QG, les
personnages secondaires bons ou méchants, les salauds et les opportunistes,
tout ce qui noierait le sujet s'il était traité par - mettons - Paul Greengrass.
Ici, on se cantonne à l' "essentiel" du titre : se cacher,
fuir les poursuivants, se nourrir et se soigner. Le décor est celui d'un jeu de
guerre, mais le propos est celui d'un survival.

Si on était vicieux, on pourrait
trouver que le parcours du personnage est organisé comme un jeu. D'abord
habillé en noir dans la neige, il doit trouver un accoutrement blanc pour se
camoufler. (vous verrez comment). Entouré d'espèces animales diverses et
sauvages, il est poussé à inventer un moyen pour en tirer un avantage de
survie. (on sait, depuis Metal Gear Solid,
que l'odorat des chiens peut s'avérer utile dans ce type de situation...). Crevant
de faim, il cherche à se nourrir, mais où trouver de la nourriture vivante au
sein d'un paysage pris dans la glace ? En résumé, la nécessité d'adaptation
du personnage, associée aux instincts de survie, font du calvaire de cet homme
une sorte de course à la récompense.

Aux deux aspects précédents, war et survival, vient s'ajouter une dernière dimension : l'horror. Puissamment sensoriel, le film
promet une expérience cinématographique immersive. Du bourdonnement lourd des
pales d'hélicoptère au cahotement fatigué de l'image, en passant par d'étranges
scènes d'hallucination, on est plongé dans un sentiment permanent d'insécurité.
Les effets de mise en scène sont souvent gros mais fonctionnent idéalement car
ils ne sortent jamais du cadre subjectif. En plus d'être corporelle, la douleur
du personnage est psychologique. Encore une fois, ce sont des procédés d'immersion,
contre tout mécanisme narratif ou explicatif, qui sont employés. L'absence de compréhension
du langage par ce personnage étranger est comme une absence d'indicateur d'état
lorsqu'il est confronté aux autres : tout individu qui le repère est
potentiellement un ennemi, il n'y a pas de marqueur pour lui indiquer la
bienveillance ou la malveillance des gens qu'il croise en chemin. Et il doit
agir en conséquence, à l'instinct, comme dans un jeu sans HUD. Le sentiment d'horreur
s'en voit grandement accru.

Le pari de Skolimowski, en
réalisant Essential Killing, est d'inverser
le positionnement habituel des films de guerre, en choisissant de s'intéresser
à un taliban pourchassé par des Américains. Loin de tout manichéisme ou de
toute moralisation (on ne sait pas si ce "taliban" est innocent ou
pas), ce parti-pris sert à renforcer l'ambigüité morale pour se consacrer à la
dimension proprement humaine de l'individu. Le contexte n'est qu'un décor, mais
l'intérêt du sujet réside dans les peurs, les soubresauts, les réflexes que
peut connaître un homme quel qu'il soit dans une situation de guerre. De ce
point de vue, Essential Killing sonne
aussi comme une réponse cinglante à tous ceux qui s'offusquent, dans un jeu de
guerre, de pouvoir incarner aussi bien les Marines que les talibans.

 

Essential Killing (2010 - 1h23)                                                                                                   un film de Jerzy Skolimowski avec
Vincent Gallo, Emmanuelle Seigner