"Je pense que certains d'entre vous sont ici aujourd'hui," commence Satoru Iwata sur la scène, "parce vous vous êtes dit : peut-être que je peux apprendre quelque chose. Eh bien j'espère que cela pourra se vérifier, mais honnêtement, la valeur de la GDC c'est que tous les développeurs peuvent y apprendre les uns des autres, et Nintendo ne fait pas exception". D'entrée, Iwata se met au niveau de son auditoire, et exprime une volonté de rassemblement derrière une même vision. Car pendant ce temps, alors qu'il prononce ces mots fédérateurs, une autre grande conférence a lieu, sur une scène différente, avec une vision différente : Apple annonce son iPad 2, à San Francisco également, en marge de la GDC. Inutile de chercher très loin pour voir lequel des deux événements a été le plus suivi, sur la toile et ailleurs, et vous l'aurez deviné : la pomme est plus courue que le plombier. Normal que ce dernier cherche ainsi à fédérer... en appliquant le vieil adage : diviser pour mieux régner.

Des développeurs inquiets

Qu'a donc Nintendo à apprendre en matière de jeu vidéo ? Probablement que certaines traditions sont en passe de se perdre. Alors que les million-sellers se multiplient sur l'App Store, et que Nintendo lance sa 3DS avec l'espoir de séduire aussi largement que la DS a pu le faire, développeurs, analystes, journalistes et joueurs s'interrogent sur les profonds changements auxquels est confrontée l'industrie du jeu vidéo. Nous les premiers, posions la question : "les consoles portables vont-elles mourir ?", et il est clair que le débat reste ouvert. Mais ce qui est sûr, semble-t-il, c'est que les créateurs, eux, ne vivent pas forcément des jours faciles. Iwata commence ainsi par citer ses pairs, ses "collègues" comme il les appelle. "Les temps sont déroutants... pas beaucoup de stabilité", dit Lorne Lanning (Oddworld Inhabitants). "Nous prenons tous de bien plus gros paris, et c'est plutôt effrayant", déclare Mike Capps (Epic Games). Et pour Chris Taylor (Gas Powered Games), "tout le monde est vulnérable". "Cela confirme," conclut Iwata, "que notre monde est bel et bien en train de changer". "Mais," ajoute-t-il, "laissez-moi en ajouter deux". Deux nouvelles citations plus porteuses d'espoir. Celle de Jeremiah Slaczka, de 5th Cell (Scribblenauts) : "Quand nous nous concentrons sur ce qui nous passionne... ça continue de marcher. Nous sommes proactifs, pas réactifs". Mais surtout la seconde, en trois petits mots, attribuée à Adel Chaveleh, de Time Gate Studios (les extensions de F.E.A.R.) : "Le contenu est roi". Car pour Iwata, si l'industrie évolue et se tranforme, autant en termes de contenus, que de machines ou de modèles de distribution ou d'économie, une constante reste : "le premier besoin reste celui du contenu". En d'autres termes : continuons à faire de bons jeux, évolués, pour contrer le snack-gaming des téléphones et tablettes ? Pourquoi ceux-ci ne pourraient-ils pas épouser les réflexions d'Iwata, d'ailleurs ?

Appâter le joueur

Le marché du jeu vidéo n'a pas cessé de croître ces dernières années. Iwata présente sur scène des graphiques révélateurs. Tous âges et tous sexes confondus, les joueurs actifs aux Etats-Unis sont passés de 45% en 2007, à 62% de la population fin 2010. Le patron de Nintendo ne manque pas de préciser que la Wii et la DS ont joué un rôle majeur dans cette croissance. Mais, démontre-t-il aisément, la croissance de la population des joueurs ces dernières années a aussi suivi l'évolution parallèle de l'aspect social des jeux. D'abord par la compétition locale, puis l'échange et le partage par câble, et plus récemment encore via les connexions sans fil, et Iwata ne s'est pas privé au passage de saluer les phénomènes Call of Duty, ou les efforts investis par Microsoft dans l'édification du Xbox Live. Car si Facebook et autres réseaux sociaux, ou Apple, ou encore les set-top box façon Freebox ou microconsole OnLive peuvent être perçus par certains comme quelque chose de différent en matière de jeu, Iwata semble vouloir montrer à tous que les trois constructeurs de console sont finalement, eux, dans le même bateau... face à des constructeurs de "devices" qui s'ouvrent au jeu mais ne sont pas spécialisées. Pour Iwata, ce qui définit le moteur principal d'attraction des joueurs, affirmés ou potentiels, c'est le terme anglo-saxon "must-have" (indispensable).

Quand nous avons commencé à faire des jeux, il n'y avait pas d'industrie. Très peu d'entre nous considéraient qu'il s'agissait d'une profession. C'était juste un hobby. Ce n'était pas forcément si bien que ça. Oui, nous nous amusions beaucoup, mais il y avait de véritables inconvénients. Nous ne faisions pratiquement pas d'argent. Et ce que nous produisions, aux standards d'aujourd'hui, était primitif. Nous étions des hommes des cavernes du jeu vidéo (...). La taille des équipes nécessaire à la réalisation des gros jeux d'aujourd'hui est bien plus grande. La planification qu'ils demandent, et les coûts pour les financer explosent. Il fut un temps, un jeu coûtant plus d'un million de dollars était inconcevable. Aujourd'hui, beaucoup de joueurs demandent des titres qui coûtent 50 millions ou plus. On s'amuse toujours ; mais aujourd'hui, il faut se soucier de bien plus de choses que de payer le loyer.

Et c'est bien là un des éléments perturbants de cette conférence : alors que ses précédentes keynotes étaient plutôt teintées d'enthousiasme, c'est un Iwata posant des questions et se montrant préoccupé qui sévissait sur scène cette année à la GDC, même s'il souhaitait rassurer son audience sur les perspectives de croissance du média. "Qu'est-ce qui se vendra assez pour contre-balancer mon investissement ? Qu'est-ce qui permettra de préserver les emplois ? Qu'est-ce qui maintiendra mon business en vie ?", lâche-t-il après avoir parlé des 12 millions de joueurs payant toujours leur accès à World of Warcraft. Sortir des must-have, répond-il. Et pour ce faire, il faut une amélioration constante, y compris dans les licences les plus populaires, ne pas sous-estimer le pouvoir des rapprochements sociaux, attirer de nouveaux joueurs, et le courage de questionner les notions existantes de ce qu'est un jeu vidéo. Et une fois encore, ce n'est facile pour personne explique-t-il, pas plus pour Nintendo que pour qui que ce soit d'autre, car le processus de développement des jeux est le même pour tous. "S'il existe un moyen de faciliter les choses, nous ne l'avons pas encore découvert". Tout ce qu'Iwata explique, c'est bien beau, mais en quoi cela distingue le jeu "traditionnel" des nouveaux arrivants ? L'iPhone n'est-il pas un must-have ? Ne questionne-t-il pas les notions existantes de ce qu'est une plate-forme de jeu ?

Trop de jeux ?

Après quelques annonces de Reggie sur la 3DS, retour d'Iwata sur scène pour le final. Un final toujours placé sous le signe des préoccupations. Tout d'abord, le luxe de pouvoir faire, et refaire, et soigner un jeu jusqu'à ce qu'il atteigne le meilleur niveau de finition possible, est de plus en plus difficile à obtenir à mesure que les jeux se compliquent et que les larges équipes perdent en flexibilité. Ensuite, la spécialisation de chaque département, qui rend plus difficile la compréhension globale d'un projet par ceux qui le dirigent, comparativement à une époque reculée où chacun touchait un peu à tout. Et pour finir, nous y voilà enfin, les jeux pour réseaux sociaux et appareils mobiles. Car Iwata dit craindre que le business ne se divise ainsi en deux visions distinctes, menaçant la stabilité des emplois pour beaucoup. "Oui, les heures que font les développeurs sont toujours trop longues, et le stress trop élevé, mais jusqu'à maintenant il a toujours été possible de gagner sa vie. Est-ce que ce sera toujours le cas dans le futur ?", demande-t-il. A l'écran, un nouveau graphique montre le nombre astronomique de jeux commercialisés sur les différentes plates-formes actuelles. Du coup, la visibilité pour chacun de ces titres s'en trouve d'autant plus difficile à atteindre. Et à la manière de certains processus d'enrichissements personnels à Wall Street en 2008, le schisme se creuse entre les quelques titres qui deviennent de méga-hits, et l'immense majorité qui échoue à se rentabiliser. Même avec des investissements conséquents, sortir du lot devient de plus en plus difficile. "Et considérez ceci," ajoute-t-il, "le nombre de jeux disponibles sur les différents App Store se compte en dizaines de milliers. Le développement de jeu vidéo est en train de se noyer". Certes, beaucoup de ces jeux coûtent considérablement moins cher à produire, concède Iwata, "mais quel revenu réussissent-ils à générer ?" rétorque-t-il. A la conférence Apple, avant que les 5 premières minutes ne furent écoulées, Steve Jobs annoncait, lui, qu'Apple avait reversé plus de 2 milliards de dollars de chiffre d'affaires cumulé aux développeurs via l'App Store... Iwata, de plus en plus, ressemble à un général en difficulté tentant de rassembler des troupes qui ont très envie de passer dans le camp d'en face. Et il sort le grand jeu pour les convaincre.

Apple se fout de la qualité des jeux ?

92% des applications téléchargées l'année dernière étaient gratuites d'après ScreenDigest. Le reste à de très bas prix. L'attaque sur la culture du snack-gaming et de l'avalanche de jeux sur App Store et autres Android Market n'échappe à personne dans l'audience, composée pour beaucoup de développeurs qui se sont mis sinon à développer pour les réseaux sociaux et l'App Store, du moins à y réfléchir. Le Président de Nintendo rassemble dans un même panier les constructeurs, développeurs et éditeurs "traditionnels" pour mieux les mettre en opposition face à l'anarchie du développement iPhone, en partageant leurs préoccupations sur scène. Si la DS s'est écoulée à près de 150 millions d'exemplaires depuis son lancement en 2004, Apple a déjà dépassé les 100 millions d'iPhones depuis 2007, et les 15 millions d'iPads depuis 2010. Si la 3DS se mettra à l'eShop, Iwata est le premier à concéder que Nintendo est au ras des pâquerettes en matière de distribution numérique, surtout comparé au fameux App Store. Enfin, Apple sort un nouvel iPhone ou un nouvel iPad à une vitesse que Nintendo ou tout autre constructeur ne peut pas égaler. Plus de 30% des adultes anglais et américains jouent sur leurs appareils mobiles. 83% des joueurs admettaient avoir joué sur leur téléphone mobile dans la semaine précédant l'étude qui leur posait la question. Bref, la suprématie de Nintendo sur le jeu mobile n'est déjà plus si claire, et le prix des jeux y est sans doute pour beaucoup également. Le constat d'Iwata résonne d'amertume : "Ces plates-formes n'ont aucune motivation à maintenir une forte qualité des jeux", accuse-t-il, "c'est par la quantité qu'ils font du profit. La valeur des logiciels de jeu leur est égale. Il y a donc deux facettes différentes dans le business du jeu vidéo [aujourd'hui]". Mais encore une fois, l'accusation d'Iwata semble bancale : Apple empêche-t-il vraiment les développeurs de jeu de lui proposer des contenus de qualité ? Non. Nintendo n'a-t-il pas lui-même accordé sa licence à une quantité astronomique de titres de piètre qualité sur DS et sur Wii ? Bien sûr que si.

Quelle est la clef de la survie ?

Qui dit deux visions contradictoires, dit conflit ; c'est en tout cas ce que ce discours semble vouloir implanter dans les cerveaux de ses auditeurs. Iwata n'a jamais caché son sentiment vis à vis d'Apple (et par extension de son modèle, repris par d'autres avec moins de succès) : c'est bien "l'ennemi du futur". Cette keynote le montre à nouveau, mais va un pas plus loin, puisqu'elle appelle tous, développeurs, mais aussi constructeurs "concurrents", à se regrouper sous la bannière du jeu vidéo "de qualité", en désignant ce nouvel ennemi comme commun. Et il lance également, en conclusion, des pistes sur ce qu'il conviendrait de garder à l'esprit pour réussir à être remarqué dans la jungle du jeu vidéo, et donc pour prétendre au succès. D'abord, capturer l'attention immédiatement : aujourd'hui, juge Iwata, si un joueur doit consacrer plus de 10 minutes à un jeu pour en comprendre l'éventuel intérêt, "il sera peut-être déjà trop tard". Deuxièmement, les gens doivent être en mesure d'expliquer à d'autres le caractère unique d'un jeu facilement et rapidement. La réunion de ces deux éléments constituerait "la solution idéale que nous recherchons tous". Soit, en un seul mot, affiché en grand sur l'écran : l'innovation. Malheureusement, même dans le camp d'en face, l'innovation existe, comme l'ont montré d'ailleurs des jeux à la Cut the Rope (pour ne citer que l'un de mes préférés). Et ces nouvelles plates-formes restent immensément séduisantes pour les développeurs, comme en témoigne par exemple Gameloft, qui retient en premier de la GDC 2011, en interview avec L'Expansion, que "la grosse annonce c'est l'iPad 2". De même, Mark Rein, le patron d'Epic Games, était-il à la Keynote d'Iwata ? Non. Il était à l'annonce de l'iPad 2. Infinity Blade, qu'il a produit pour l'iOS, a dépassé toutes les ventes de Shadow Complex, autre titre du studio distribué sur XBLA. "C'est fantastique pour le jeu", dit-il du prochain iPad.

Comme le disait le designer star Cliff Blezsinksi (Gears of War) à Eurogamer (à 12'55) Jeudi dernier, "c'est comme le retour au putain de far west, en ce moment. Personne ne sait ce qui se passe. Il y a tellement de plates-formes, entre le mobile, le social, le contrôle de mouvements, le jeu hardcore, online, MMO ; ça va dans tous les sens. Je n'ai pas la réponse, mais celui qui trouvera comment rassembler tout ça sera le grand gagnant". Sauf qu'Iwata ne veut pas "rassembler tout ça", il veut rassembler les développeurs sous sa bannière du jeu traditionnel. Il faut selon lui "faire confiance à sa passion, croire en son rêve", pour faire ce que les développeurs font depuis 25 ans : "rendre l'impossible... possible". Le problème de ce discours, c'est que tout cela peut tout à fait s'appliquer aux jeux sociaux et aux jeux sur téléphones et tablettes. Est-ce vraiment là une clef de la survie du modèle traditionnel que poursuivent Nintendo, Sony, et Microsoft face à ces grands changements que sont Apple, OnLive, et tout ceux que nous ne connaissons pas encore aujourd'hui car ils ne sont pas nés ? Cette clef ne rentre-t-elle finalement pas dans toutes les autres serrures ? Iwata a-t-il vraiment raison de vouloir créer une opposition entre deux "visions" ? Si personnellement, je ne devais retenir qu'une chose de cette intéressante keynote, c'est qu'Iwata , comme tant d'autres, a très peur de Steve Jobs. Et il a bien raison.