Sous ce titre qui peut sembler moqueur racoleur, et qui fait surtout échos à un billet de Cyril Drevet qui avait fait beaucoup jaser en début d'année, je veux remettre en perspective les crises qu'a traversées l'industrie vidéoludique. Cela va faire prochainement quarante ans que celle-ci s'est mise en place, et celle-ci, vu son jeune âge, en a traversé énormément, parfois la remettante en cause. Pour l'occasion, j'ai réalisé une petite chronologie pour mieux représenter de ce dont je vais parler. 

 

Les crises de jeunesse

Je vais donc énumérer huit crises différentes. Les deux qui sont vraiment reconnus sont les deux krachs qu'a subis l'industrie depuis ses débuts en 1971. Pourquoi 1971 d'ailleurs ? En fait, il faut considérer Computer Space comme la première tentative commerciale de produire en série une machine dédiée au jeu vidéo. Cet essai est crucial ; il aurait pu se révéler sans lendemain. Car le jeu est un échec, à cause de sa complexité et de sa difficulté. Il va rapporter seulement 500 $ à Nolan Bushnell. Celui-ci, non découragé, se lancera dans la création de Pong, avec le succès qu'on connaît. A peine né dans son processus d'industrialisation, le jeu vidéo a déjà son premier échec. 

Entre 1977 et 1978 s'est produite la première crise majeure pour ce secteur. Peu connu chez nous, ce krach est assez classique dans son déroulement. Les constructeurs de machines ont submergé par l'offre le marché, dans ce cas, essentiellement des clones de Pong, alors que la demande s'est lassée de ce genre de création. Deux entreprises, RCA et Fairchild (qui venait alors de sortir la première console à cartouche interchangeable, la Fairchild Channel F) abandonnent alors la construction des consoles. Seuls Atari et Magnavox (Philips) restent en course. Heureusement l'hémorragie va vite s'estomper grâce à l'Atari VCS et à la révolution menée par Space Invaders. Ce jeu provoque un véritable raz-de-marée, notamment en salle d'arcade (souvenez-vous qu'au Japon, il y eut une pénurie de pièces de 100 yens à cause de ce jeu !). Bref, le secteur est tranquille jusqu'en 1983.

Space invaders

La révolution de 1978 avait quand même un drôle de visage...

A la fin de cette année débute la plus grave crise qu'a connue à ce jour l'industrie. Véritable cas d'école et d'études pour les économistes, elle lamine littéralement l'industrie américaine du jeu vidéo et affecte aussi le marché européen. Les racines de cette crise proviennent des années passées. En 1982, un grand nombre de consoles existe sur le marché (une bonne dizaine), à un point tel que la saturation est proche. S'ajoute à cela la production en masse de jeux, la plupart du temps médiocre, dont les symboles sont la mauvaise conversion de Pac Man sur Atari 2600 (mars 1982) et ET, sorti au moment des fêtes de 1983. Un trop grand nombre de cartouches ne trouvant pas preneur, les distributeurs les retournaient aux éditeurs. Au bout d'un moment, les retours furent si grands que les éditeurs ne purent rembourser les distributeurs des sommes avancées. Il fallut remettre les invendus en vente et les solder, en espérant qu'ils partent, ou encore enterrer les cartouches dans le désert comme l'aurait fait Atari. Ceux qui ne pouvaient se le permettre allaient droit à la faillite.

Pac man 2600

C'est moche... mais c'est Pac-Man sur VCS.

Les éditeurs tombèrent un à un, ébranlant l'industrie et la confiance des investisseurs qui virent dès lors la fin d'une industrie qui n'aura été tout au plus qu'un effet de mode bien lucratif. Ceux qui survécurent ont soit arrêté leur activité vidéoludique comme pour Mattel ou Coleco, soit se sont tournés vers le marché plus rentable de l'arcade et des ordinateurs comme le fit Atari. Le sauvetage du marché des consoles vint de l'Extrême-Orient, là où Nintendo connaissait un immense succès avec la Famicom. L'arrivée de la NES en 1986 aux Etats-Unis et en 1987 en Europe, grâce à un marketing ingénieux, parvint à relancer la machine, qui malgré quelques soubresauts, ne connaîtra plus d'arrêt aussi flagrant que celui qu'elle a connu entre 1984 et 1986.

Les crises intermédiaires

L'industrie vidéoludique a réussi à se tirer de la dernière crise grâce à un sauveur providentiel, Nintendo. Et les choses s'enchaînèrent assez bien avec la Super Nintendo, mais aussi avec SEGA et plus accessoirement NEC qui ont créé avec leurs machines respectives une concurrence bénéfique.

Pourtant les choses se tassent à partir de 1994. Le grand public attend de la nouveauté et considère le jeu vidéo comme un loisir réservé aux enfants. On le lui promet avec des films interactifs, les FMV qui ne rencontrent pas tant de succès, et surtout des jeux en 3D. On assiste durant la période 1994-1996 à la multiplication des consoles de jeux. Les évènements de 1983 pourraient alors être reconduits, sauf que la qualité des jeux est quand même meilleure, évitant de fait des retours massifs, et la procédure obligatoire d'acquérir une licence (mise au point par Nintendo peu après la sortie de la Famicom) pour une console limite les quantités. Cela ne va pas empêcher l'arrêt de la production dans le domaine des consoles pour certains fabricants, voire leur disparition : Atari, Commodore, 3DO, NEC, Amstrad pour ne pas les citer. A ceux-ci, on peut ajouter SEGA qui multiplie les systèmes et les add-ons autour de la Mega Drive, ce qui crée à la fois une confusion aux yeux des consommateurs, mais aussi commence à mettre en difficulté la société, chose que la Saturn ne fera qu'accentuer malheureusement. Quant à Nintendo, la firme de Kyoto prend du retard pour sa nouvelle machine. Cette crise, assez peu étudiée finalement dans ses mécanismes, et qui paraît plus comme une difficile transition du marché qu'un krach en bonne et due forme, sera stoppé net par le succès foudroyant de la PlayStation de Sony qui va ouvrir le marché du jeu vidéo vers les jeunes adultes, ce qui était loin d'être gagné pour ce qui était encore considéré comme des jouets. 

Night Trap sur Mega CD, un joyeux nanar vidéoludique, représentant type du jeu FMV. Et ce ne sont pas les séquences filmées qui arrangent les choses !

Cette crise va provoquer en 2001 un séisme pour l'industrie et une réplique. Commençons par le séisme. Il s'agit bien entendu de la transformation de SEGA en éditeur tiers. L'arrêt de la Dreamcast n'est qu'une conséquence des erreurs passées que la dernière console de la société d'Haneda, malgré toutes les énormes qualités qu'elle porte, n'a su effacer (en particulier la dette de SEGA). Une façon de dire aussi que le hard n'est pas très rentable comparé au soft et que la première activité est un luxe que seuls des groupes avec de solides capacités financières peuvent relever. Genre Microsoft par exemple. 

L'autre contrecoup, plus symbolique, est la disparition de SNK. En réalité, si je le cite, c'est une façon de dire que la 3D a définitivement pris le pas à cette époque sur la 2D. Or SNK était tout de même l'égérie de cette forme de graphisme avec sa Rolls-Royce, la Neo Geo. Même si on arrive à avoir des jeux dans un style 2D aujourd'hui, très rares sont les jeux contemporains (je ne parle pas des remakes!) sans qu'un petit polygone se soit immiscé ici ou là. 

Samouraï Shodown 64 aura été l'une des rares tentatives de SNK de faire de la 3D. Sans succès malheureusement.

Enfin la dernière crise est assez originale dans le domaine du jeu vidéo, puisqu'il s'agit d'une crise monopolistique dans le domaine des portables. Nous pouvons l'appeler crise Pokémon, car sans la sortie de ce fameux jeu, sans doute rien de tout ceci ne se serait produit.

En 1996, lorsque le titre de Game Freaks est publié au Japon, deux jeux sur la portable monochrome de Nintendo sont en développement. La console semble être en fin de vie. Pourtant, le jeu remporte un succès aussi incroyable qu'inespéré. Nintendo doit alors relancer en catastrophe la production de machines. Pourtant le fabricant préparait bien la succession de sa console monochrome. Ce succès, même s'il a été bénéfique pour Nintendo et a permis de remplir les tiroirs-caisses, il ne l'a pas été pour le marché globalement. Il a empêché l'entrée de la concurrence (WonderSwan, Neo Geo Pocket, N-Cage) qui ne pouvait lutter sans un jeu aussi preneur que Pokémon. Il a aussi, à mon humble avis, ralentit le développement technologique des consoles portables (par technologique, j'entends aussi bien la puissance brute que les innovations qui tournent autour des systèmes). Il faudra attendre 2004 pour que ce monopole soit vraiment contesté par Sony et sa PSP et une véritable relance de ce marché particulier.  

Si vous n'avez pas eu de nouvelles consoles portables autre que Nintendo à la fin des années 90 et début 2000, plaignez-vous à cette souris. Nous ne garantissons pas que vous recevrez une décharge électrique.

Les malaises actuels

Même si l'industrie vidéoludique a dû pâtir comme tous les secteurs de la crise globalisée dont les prémices remontent à 2007, je crois qu'elle est prise aujourd'hui d'un malaise que subit le joueur habitué à jouer depuis au moins une dizaine d'années de façon régulière et qui sent une certaine lassitude dans sa façon de jouer. Plutôt que crise du casu qui a la trentaine et qui n'arrive plus à jouer aux jeux vidéo (parce que pour moi, le mot casual, qui signifie rappelons-le occasionnel, n'a aucun sens, sauf à être comparé à Hardcore pour savoir qui a la plus grosse et créé de segmentations de marché à l'intention des branleurs mercaticiens), je préfère lui attribuer le doux nom de syndrome Léa Passion, en hommage aux types de logiciels qui ont envahi les linéaires et plus particulièrement entre 2008 et 2009, à un point tel qu'il devenait dur pour une nouveauté comme Chrono Trigger de se faire une place.

A l'origine de ce phénomène, il y eut le changement de stratégie de Nintendo qui s'est tourné vers le grand public, et un carton (encore!) pour le moins inattendu en 2006 : Dr. Kawashima. Bien qu'il ait la forme d'un jeu, le programme d'entraînement cérébral se rapproche plus d'un logiciel que d'un jeu vidéo. D'habitude, avant cette parution, cette forme était extrêmement peu courante sur consoles, avec quelques logiciels de créations artistiques dont les illustres représentants étaient les Mario Paint (Super Nintendo, DD 64) et Music 2000 (PlayStation). On a eu droit à une véritable invasion de ce genre de logiciels, qui s'est conjugué à un ensemble de softs aux qualités ludiques discutables et limitées (bizarrement destinés aux filles et/ou la famille). De fait, les éditeurs pensaient vu les ventes de la Wii et de la DS et le faible coût de développement par rapport aux autres machines plus puissantes que sont la Xbox 360 et la PlayStation 3, qu'il suffisait de sortir un soft ciblé pour espérer engranger du gain. Or, au final, on a eu encombrement et des softs qui à la fois se sont vendus bon an mal an et ont aussi gâché la visibilité de certains très bons produits. Je pourrais encore disserter sur ce syndrome pendant des heures, mais je voudrais terminer sur le Japon.

Une sale tronche, avec des polygones même pas lissés. Et ça s'est vendu à des dizaines de millions d'exemplaires!

La mort du jeu vidéo au Japon ?

L'étude du secteur vidéoludique japonais révèle certaines tendances qui peuvent avoir des conséquences en Europe dans les prochains mois et années. Il me semble bien que le Japon subit une quadruple crise en matière vidéoludique actuellement :

- Une crise de la consommation due aux changements des habitudes de la consommation et au vieillissement de la population : les Japonais ayant plus pris l'habitude de jouer sur portable, les jeux sur salons sont devenus minoritaires dans les ventes (y a qu'à voir les derniers tableaux pour s'en convaincre, seuls les gros titres émergent). Ca c'était pour le conjoncturel. Mais structurellement, la population vieillit assez rapidement. Globalement, plus on vieillit, moins on a tendance à consacrer de temps aux jeux vidéo (travail, famille, etc...). De fait, si une population ne va pas vers le rajeunissement, celle-ci consacrera moins de temps aux jeux.

- Une crise de la création : les éditeurs et les développeurs rentrent plus difficilement dans leur frais. Or le marché japonais est particulier dans le sens où il est assez imperméable à l'étranger. Les éditeurs produisent avant tout pour le marché intérieur. Or ce qui rapportent le plus sont les jeux portables, mais ceux dégagent moins en valeur absolue qu'un jeu sur console de salon et le développement sur ces dernières est devenu au fur et mesure du temps beaucoup plus onéreux, avec un retour sur investissement de plus en plus incertain. Deux solutions se présentent pour continuer à exister : soit on développe pour l'étranger, en s'adaptant aux goûts occidentaux, soit on se met à développer pour les portables, téléphones compris. Système vicieux, n'est-ce pas ?

- Une crise structurelle au niveau des salles d'arcades : le réseau des salles a toujours été une bonne rente pour certains éditeurs, comme Namco ou SEGA. Mais depuis quelques années, l'arcade connaît sur l'Archipel une crise qui l'affaiblit considérablement. Je remets sur la table le vieillissement de la population, mais aussi il faut comprendre le système de l'arcade. Celui-ci a été créé à l'origine pour permettre à des joueurs qui ne pouvaient pas posséder de console de jeux chez eux de jouer et en plus de jouer à des jeux qu'ils ne trouveraient pas forcément sur console. Cela n'est plus du tout vrai aujourd'hui. De fait, les salles sont moins fréquentées et si les éditeurs veulent survivre, ça sera certainement sur les marchés émergents qu'ils trouveront leur bonheur. 

- Une crise conjoncturelle due aux tremblements de terre de mars dernier et dont je pense les conséquences ne sont pas encore mesurables pour le long terme. On a eu quelques annulations de jeux, mais je pose la question sur les approvisionnements et comment les choses vont être gérées dans les prochains mois...

D'un autre côté, on ne peut nier les particularités du Japon qui en font une sorte de Galapagos et beaucoup de particularités du marché ne se retrouve pas forcément ailleurs dans le monde. Mais il ne faut pas négliger l'impact des décisions stratégiques des éditeurs et des constructeurs japonais. On leur doit quand même le sauvetage d'une industrie ! 

Le Japon en matière de jeu vidéo, c'est un peu l'iguane marin sur ces rochers. Ils ressemblent aux autres iguanes, sauf qu'ils sont végétariens et peuvent faire trempette.  Pas comme les autres qui vivent dans les jungles et ont un régime plutôt carnivore.

Le jeu vidéo est... innovant !

Qu'est-ce que nous pouvons tirer de cette chronologie des crises qu'ont subies le jeu vidéo et son industrie depuis quarante ans ? Je ne crierai surtout pas que le jeu vidéo est mort (ou même que des formes sont mortes), contrairement à ce qui est dit et répété de façon pessimiste depuis trop longtemps, j'affirme haut et fort que le jeu vidéo a toujours été innovant ! Sinon, comment l'industrie se serait sortie de toutes ces impasses, de ces embûches qui lui ont été dressées depuis sa création ? Si ça avait été le cas, elle aurait été au mieux atone ou au pire elle aurait simplement disparu. Ce sont les lois du marché. En bougeant, certains constructeurs de matériel et des éditeurs de contenu font avancer les lignes pour proposer des expériences différentes (même si le toujours plus trouve ses limites) et faire en sorte que l'industrie demeure en croissance. Le jeu vidéo doit évoluer pour exister, que cela plaise ou non. 

Le fait de dire ceci ne m'empêche pas de penser à demain. Même s'il est toujours hasardeux de faire des pronostiques sur l'avenir, je pense qu'un troisième krach pourrait intervenir dans un horizon de moins de cinq ans : celui du dématérialisé. Les ingrédients se réunissent à mon avis, entre une trop forte offre par rapport à la demande et une crise de confiance qui peut se dérouler et faire en sorte que les gens ne veulent pas l'utiliser. Ce qui se passe actuellement avec le PSN donne un avant-goût. Mais imaginez un instant si cela s'était produit sur l'App Store : quel cataclysme que cela aurait été !