La licence Final Fantasy gît au sol, sa jauge de HP à zéro, les traits déformés par un mélange d'horreur et de consternation au tour-par-tour. Tandis que l'agent Roberto Ferrari dessine ses contours à la craie, et que le chef de la Police Yosuke Matsuda sécurise la scène de crime, le Lieutenant Columbo interroge les deux seuls témoins du forfait, en inclinant bien la tête en biais avec le sourcil en curseur de tutoriel, pour montrer qu'il ne rigole pas.

 

 


- Voilà qui ne laisse pas beaucoup de place au doute, en effet. Eh bien, merci pour cette aide précieuse, vous rendez un fier service à la communauté. Aussi vais-je prendre congé, si vous le permettez, et procéder sans plus tarder à son arrestation.

 

- Faites donc, Lieutenant. Empêchez ce déséquilibré de recommencer.

 

Columbo opine, range son carnet dans sa poche et s'éloigne en direction de sa Regalia modèle vintage 1948, les pans de son imper flottant derrière lui comme s'il était le boss androgyne d'un J-RPG.

 

A mi-chemin, cependant, à la grande surprise générale (lol), il s'arrête net, passe la main sur son front et fait demi-tour.

 


- Excusez-moi, Madame et Monsieur le Gouverneur, je ne voudrais pas paraître insistant mais j'aurais besoin de clarifier un dernier point de détail, si vous n'y voyez pas d'inconvénient. Soyez sans craintes, ce n'est qu'une formalité, ce sera réglé en quelques minutes.


- Faites donc, Lieutenant. Nous nous ferons un devoir de répondre à toutes vos questions, si cela peut contribuer à rendre les rues de nos villes plus sûres.

 

L'intéressé acquiesce, avec un air admiratif, puis se rembrunit avec une fluidité évoquant le 60 images/seconde.

 


- Final Fantasy, c'est bien ce jeu sorti en 2001, celui qui a eu un succès énorme ?


- En effet.


- Si je ne m'abuse, son héros, c'était un surfeur, non ? Ou bien un joueur de Water Polo ? On le reconnaissait à son short et à ses bretelles, ça m'avait marqué à l'époque, je le confondais toujours avec Brice de Nice quand je passais devant le cinéma. Dans mon souvenir, pendant les trois quarts du jeu, il piétinait allègrement les croyances et les coutumes locales, en répétant que c'était son histoire alors que pas du tout, en fait.

 

 

Bref, il y avait cette histoire de pèlerinage de temple en temple pour justifier l'aventure en ligne droite, et à la fin, il s'infiltrait avec ses copains dans une baleine géante qui vole, mais qui était en fait l'armure magique d'un acarien sacré, et il y affrontait un gros lion humanoïde enflammé qui se révélait être l'esprit de son paternel, le champion de water-polo (je ne m'en lasse pas).

 

 

 

Ignorant les moues offusquées de ses interlocuteurs, il fait mine de consulter son calepin.

 

 

-  Après, ça a été le tour de ce MMO auquel personne n'a pu jouer, faute de pouvoir se payer l'abonnement.


- C'est exact.


- Et puis il y a eu cet épisode au scénario mature, qui se concentrait sur les aspects politiques du récit, plutôt que sur le merveilleux. Ça avait fait grand bruit à l'époque parce que l'éditeur avait viré le réalisateur du projet avant qu'il ait pu terminer, sous prétexte que le développement n'avançait pas assez vite.

 

 

Je me souviens aussi de cette trilogie, qu'ils ont sorti ensuite. J'avoue, c'était trop cérébral pour moi, je cherche encore à comprendre l'intrigue, au point de me demander s'il y en avait vraiment une et si tout n'était pas bricolé au fur et à mesure. Ces histoires de L'Cie, de Fal'Cie, c'était un peu le bazar, non ? Par contre, pas possible d'oublier la nana qui tirait tout le temps la tronche - on n'a jamais trop su pourquoi, quand on y songe. Et aussi le gamin qui chialait tout le temps - sauf que lui on savait bien pourquoi, par contre, il le répétait toutes les cinq minutes, j'ai même été obligé de couper le son à plusieurs reprises pour ne pas devenir dingue et coller une bastos dans mon écran. Je me disais d'ailleurs qu'il ferait un joli couple avec l'autre spice girl qui courrait comme une poupée Barbie, avant de découvrir qu'elle préférait les filles. Il y avait également ce mec rigolo, avec son poussin dans ses cheveux, et l'autre avec son bonnet qui me faisait penser à Philippe Candeloro.

 

- Venez-en au fait, Lieutenant, je vous prie. Ma femme et moi sommes attendus ailleurs.

 

 

Mais comme à son habitude, l'intéressé n'en fait qu'à sa tête.

 

 


 Il a fallu que les équipes bossent dessus une année supplémentaire pour le rendre jouable.


- Mais encore ? Je vous l'ai dit, nous sommes pressés !


- Eh bien je me demandais, justement... c'est quoi, pour vous, un temps de développement acceptable, pour un jeu vidéo ?


- Pourquoi voudriez-vous que nous répondions cette question ? Ce n'est pas notre métier, que je sache.


- Un an ? Deux ans ? Trois ans ? Non parce que moi non plus, je n'y connais pas grand chose, mais je suis presque sûr que la bonne réponse n'est pas "sept ans, à cheval sur deux gen' de consoles", vous voyez ? Parce que j'ai entendu des histoires intéressantes, au sujet d'un des collègues du coupable, un certain Nomura. Il y a eu des tensions entre eux, non ? Ça pourrait faire un bon mobile pour un coup monté.

 

 

- On parle bien du même Nomura dont l'oeuvre la "plus d4rk" à ce jour, pour vous citer, est un film appelé Advent Children ? Non parce qu'il ne m'a pas paru si d4rk que ça, à moi. Gris, oui. Mais pas d4rk. Si vous trouvez ça d4rk, vous devriez voir ma femme quand elle est en colère.


- Que vient faire votre femme là-dedans ?


- Eh bien justement, elle ne joue pas beaucoup aux jeux vidéo, la pauvre, elle n'est pas très douée de ses mains (elle s'est essayée au point de croix, une fois, il a fallu appeler une ambulance), mais vous connaissez peut-être son épisode préféré. Type 0, qu'il s'appelle. Elle me fait peur, quand elle joue à ça. Faut voir l'intro, déjà, une vraie boucherie. En dix minutes, le jeu est plus « d4rk » que tous les précédents réunis. Et vous savez qui l'a réalisé ? Hajime Tabata.

 

 


Mais soyez tranquille, j'ai bientôt terminé. J'aimerais juste que vous m'expliquiez pourquoi le grand public a accusé Tabata de ne pas avoir pu boucler en trois ans ce que Nomura n'avait pas été fichu de terminer en sept. Ça me paraît un peu contradictoire, comme position.

 

 

Il n'en faut pas plus pour que la femme en face de lui s'emporte.

 


- Ce n'est pas le problème et vous le savez ! Tabata est un vendu, un commercial, il ne s'intéresse qu'aux bénéfices et se moque complètement de la licence !


- Ce sont des accusations graves que vous portez là, Madame. Avez-vous des preuves tangibles de ce que vous avancez ?

 

 

Alors qu'elle se rengorge, son mari vole à sa rescousse, renforçant par-là même des clichés sexistes d'un autre âge.

 


- Mais enfin, Columbo ! Faites preuve d'un peu de bon sens, pour changer ! Ça crève les yeux ! J'ai montré l'épisode XV au juge Ignis Scientia et de son propre aveu, ça a complètement changé sa façon de voir les choses !


- J'entends bien, j'entends bien, mais ça me semble un peu léger, comme pièce à conviction, si vous souhaitez présenter cette affaire devant une cour de justice.

 

 


- Tabata n'a aucune vision artistique !


- J'ai pourtant lu dans la presse qu'il souhaitait développer un jeu sur le thème du voyage et de la camaraderie, qui proposerait une véritable expérience ludique dans ce sens. Et pour ma part, je trouve ces aspects de son travail plutôt réussis.

 

A ces mots, le Gouverneur s'esclaffe, avant de reprendre avec morgue :

 


- Parce que vous y croyez ? Décidément, vous êtes bien naïf, pour un inspecteur de la criminelle. Vous n'avez jamais entendu parler de "damage control" ?


- Ha si, je sais. J'ai déjà entendu cette expression quand le doubleur américain de Tidus a expliqué que la scène du rire était censée être ridicule, que c'était volontaire. Ça, pour le coup, ça m'avait bien fait rigoler.

 

 

Après, je suis peut-être naïf, pour un lieutenant (il insiste sur le terme), mais en l'absence de preuves matérielles du contraire - car j'insiste, vous n'avez pas de preuves, vos accusations ne se fondent que sur vos ressentis -, est-ce qu'il ne vous est pas venu à l'esprit que le suspect pourrait être sincère, qu'il pourrait vraiment avoir une vision artistique personnelle, mais que vous refuseriez de la reconnaître comme telle parce qu'elle ne correspondrait pas à ce que vous attendiez du jeu ?

 

 

Reniflement de mépris du côté de son interlocutrice, qui sonne un peu comme un « tchhhh, whatever ».

 

 

- Si c'était le cas, il s'y tiendrait, au lieu de dire amen à toutes les demandes des joueurs et de passer son temps à patcher le jeu !


- Vous vous emportez, Madame. Comme vous m'êtes sympathique, je vais vous donner un conseil d'ami : lorsque mes collègues prendront votre déposition, évitez de paraître si personnellement impliquée, ils pourraient penser que vous avez quelque chose à voir avec le crime. J'avais un chien un peu comme vous, dans le temps, sans vouloir vous offenser ni rien : dès qu'il voyait sa gamelle, il se jetait dessus, sans vérifier si elle était vide ou pleine.

 

 

Non parce que l'idée ne vous a pas effleuré, j'imagine, que cet épisode XV était le premier gros jeu de l'intéressé et que - peut-être - Square Enix avait pu le mettre à sa tête pour s'assurer de garder le contrôle, cette fois, sachant que le bonhomme ne serait pas en position de contester les ordres qui lui seraient donnés, et que la moindre insubordination pourrait lui coûter sa carrière ? Cette hypothèse ne vous paraît-elle pas autrement plus plausible que celle d'un homme seul, en totale autonomie, à la tête d'un gouffre financier doublé d'une Arlésienne, alors qu'il n'a jusqu'ici travaillé que sur des productions de second ordre ?


- Peuh. Vous n'avez pas davantage de preuves que nous.


- Oh mais vous avez raison, vous avez raison, Monsieur, j'en conviens. Mais je n'en ai pas moins non plus. Et contrairement à vous, je n'accuse personne. Ça me semble faire une vraie différence, d'un point de vue pénal.

 

Il n'en faut pas plus pour que la colère du Gouverneur éclate au grand jour.

 


- Vous n'allez pas arrêtez Tabata, alors, je suppose !


- Attendez voir... est-ce que je vais arrêter le réalisateur de ça :

 

 

sous prétexte qu'il aurait tué ça :

 

 

 

Je ne pense pas, en effet. Au contraire, même, j'irai lui présenter vos excuses.


- Mes excuses, mais pourquoi ? Et qu'est-ce que vous faites ? Lâchez-moi, enfin ! Vous me faites mal !


- Je vous arrête, vous et votre femme, pour conspiration et association de malfaiteurs.

 

 

Je m'en doutais depuis le début mais vous venez de me le confirmer. Tabata n'a pas tué la licence : celle-ci est morte depuis des années et vous avez conservé son cadavre dans le bac à glaçon de votre congélateur, au cas où quelqu'un essaierait de la ressusciter un jour, histoire de lui faire porter le chapeau s'il n'y mettait pas les formes que vous escomptiez.

 

- Je... j'exige qu'on appelle mon avocat ! C'est un scandale ! Une hérésie !

 

- Allons, allons. Détendez-vous, monsieur le Gouverneur. Vous ne devriez pas faire plus de trois ans de prison.

 

 

 

 

Oh, et j'oubliais :

 

 

 

 

Les vrais sauront.

 

 

*

 

 

A toutes fins utiles, je précise que « les rumeurs concernant ma haine de Nomura sont très exagérées » : j'apprécie son travail (j'ose même clâmer que je suis un fan forcené d'Advent Children, ce qui n'est pas rien), même si je trouve que les représentations 3D photoréalistes ne s'accordent guère à son univers visuel, alors qu'il excelle dans les univers cartoonesques sophistiqués (Kingdom Hearts, The World Ends With You, Musashiden II).

 

De la même façon, au risque d'en traumatiser plus d'un (qui, semble-t-il, assimilent le second degré à un creepy pasta), j'aime beaucoup Final Fantasy X, bien que ce ne soit pas l'un de mes épisodes préférés, et je finirais bien par m'atteler au XIII qui dort dans ma bibliothèque Steam. Etre critique vis-à-vis des œuvres qu'on apprécie n'a jamais empêché qui que ce soit d'y trouver de l'intérêt.

 

Les râleurs devraient essayer, un jour.

 

Ça pourrait leur changer la vie.

 

 

*

 

 

Pour prolonger :

 

- Ma réponse aux critiques, sous forme de remise des prix rigolote (attention toutefois, risques de redondances – parce qu'il y a des trucs, franchement, je-ne-m'en-lasse-pas !) :

Final Fantasy XV Awards 2016 : les Résultats

 

- De Versus XIII à FFXV, par Jérémie : dossier vertigineux racontant de manière détaillée le développement chaotique du jeu. Un travail journalistique d'une qualité exceptionnelle, à lire ABSOLUMENT (et qui répond également de manière indirecte à la brûlante question posée dans le présent article).

Partie 1 : la certitude que tout irait bien.

Partie 2 : le fragile édifice

Partie 3 :  une séparation et des concessions

Partie 4 : à venir.

Les détracteurs de Tabata apprécieront à coup sûr la partie où Nomura, après des années de développement, se demande s'il ne va pas reprendre Versus XIII du début pour en faire une comédie musicale...

 

*

 

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