Depuis plusieurs années, je suis devenu assez sensible à l'utilisation de certains aspects critiques de moins en moins précis, puisant dans des concepts éculés, conformistes et souvent creux. La principale cause : des mots / phrases à l'emporte-pièce dont le sens ne présente aucune matière ainsi qu'une pertinence discutable. Parmi ce flot malencontreux de vide sémantique inintéressant (si ce n'est agaçant et nuisible à l'exercice critique), figure le concept de "daté". Et je vais m'appuyer sur la récente sortie des "tests" sur Shenmue III pour illustrer et étayer mon propos (au passage, notons que Gameblog a évité cela).
NB : Qu'importe que vous aimiez Shenmue ou que vous le conspuiez (c'est votre droit le plus légitime et respectable), ce n'est pas du tout l'enjeu de l'article.
Shenmue III poursuit la saga directement là où Shenmue II l'avait laissée. Littéralement. Shenmue III se joue donc presque comme les précédents épisodes.
"Shenmue III est daté"
Ce genre d'approche est très fréquente, pourtant, il me semble que cela ne veut absolument rien dire sur le plan de la portée critique. C'est au mieux descriptif, un simple fait. Et cela devient totalement saugrenu lorsqu'il est question d'impliciter et de véhiculer à travers cette notion une idéologie non-fondée selon laquelle "ce qui est moderne est forcément mieux".
Que Shenmue III soit "daté", je pense que c'est un fait, une évidence. Et tout cela reste bien inutile si l'on ne met pas en perspective les tenants et aboutissants d'une telle affirmation objective et bien peu pertinente en l'état.
Des exemples de jeux récents (parmi tant d'autres), salués par la presse et les joueurs, au game-design et visuels "datés".
"Shenmue III est daté, il faut donc le dévaluer"
Le véritable problème émerge lorsque l'on associe un critère négatif sur cet état de fait objectif qui ne dit rien. Megaman 11 reprend le gameplay de ses aïeux, son game-design est "daté". Blazing Chrome copie (plutôt bien) les meilleurs épisodes de Contra, son game-design est "daté", etc. Vous voyez où je veux en venir, on pourrait dire cela de nombreux jeux. Pourtant, est ce que ces titres devraient être sanctionnés pour pareille raison ? Bien évidemment que non. Car ce qui est "daté" n'est pas forcément "mauvais".
Et cela peut s'appliquer de manière plus générale à de très nombreux genres qui n'ont pas ou très peu évolué sur le plan autre que graphique (Point&Click, Digital Novel, FPS, Shoot Them Up, Versus Fighting, Beat Them All, etc.) et dont la nature même, en tant que genre, est d'avoir un game-design "daté", car créés, peaufinés, codifiés et définis à une autre époque.
"Shenmue III est daté, il n'est pas digne des standards actuels"
À ceci s'ajoute une problématique de précision. Déjà, en quoi un conformisme aux "standards actuels" est-il fondamentalement une "bonne" chose (personnellement, je n'apprécie pas de nombreux standards enseignés dans les écoles de game-design) ? Et surtout, de quels standards s'agit-il ici ?
Shenmue III est "daté" techniquement ? On peut effectivement l'affirmer en ayant recours à un abus de langage. Car il est en fait "juste" très mal fini (modélisations, animations faciales) sur un moteur Unreal Engine 4 moderne, et assez mal codé (foire aux bugs). Par manque de temps, de budget, ou de compétence, ce n'est pas le sujet. Mais déjà là, la notion de "daté" est assez vaseuse. Il serait donc plus judicieux de ne s'en tenir qu'aux soucis et manquements techniques, factuels et clairement identifiables.
Shenmue III est "daté" niveau gameplay ? Oui, c'est une évidence encore une fois, étant donné qu'il reprend à peu de choses près la formule de Shenmue I et II, mais en quoi est-ce une mauvaise chose ? C'est le coeur de ma réflexion. Si l'on veut creuser, on peut se demander s'il aurait bénéficié d'un moteur physique "comme dans les Open World actuels" ? Aurait-il bénéficié de larges et vides étendues "comme dans les Open World actuels" ? Aurait-il bénéficié d'une liberté totale d'action et de mouvement "comme dans les Open World actuels" ? Rien n'est moins sûr ! Il n'y a aucune forme d'évidence là dedans. Au nom de quoi une oeuvre vidéoludique devrait se "conformer" à des "façons de faire modernes" (souvent juste des "modes" de surcroit) ? Cette imposition tacite véhiculée et admise sans la moindre réflexion par une partie de la presse et des joueurs galvanisés par la seule actualité frémissante me perturbe énormément (car je la conteste formellement !). Depuis quand la "standardisation" (litt.) au sein d'un média de création est-elle une bonne chose ?
Et je dirais même qu'ironiquement (mais surtout paradoxalement), les tares les plus pertinentes formulées à l'encontre du gameplay de Shenmue III (le système d'endurance, le farming, etc.) seraient plutôt à ranger dans la catégorie des standards dits "modernes".
Shenmue, c'est Shenmue. Pas vraiment un open world (même s'il a posé quelques bases), pas vraiment un RPG, pas vraiment un jeu de combat, pas totalement un jeu d'aventure, pas si loin de la simulation à certains moments, pas si éloigné que ça du point&click dans sa structure. Bref. C'est aussi et surtout une alchimie entre exploration, enquête, dialogues et flânerie, scénario riche en intrications, mise en valeur du quotidien, rythme langoureux délicieusement ponctué par des sursauts martiaux, ambiance intimiste chapeautée via une vision d'auteur, etc. Il est donc naturel pour qui aurait apprécié Shenmue I et II (osef s'il y a 15 ans ou l'année dernière via les remasters), de vouloir retrouver cette alchimie particulière, qu'aucun Open World actuel ne prétend fournir. Personnellement, c'est ce que je souhaiterais précisément retrouver (très légitimement) dans Shenmue III, et justement sans "pollution" de "standards modernes" (physique bac à sable, vastes étendues, liberté totale) complètement hors de propos dans la nature initiale et les intentions de l’oeuvre.
En outre, tout remettre sur le dos du biais nostalgique est d'une superficialité navrante et d'une improductivité d'analyse effarante (même si dans l'ère du temps, formaté par le marketing des éditeurs surfant à fond dessus, nous sommes nombreux à suivre malheureusement la logique, rédactions comme joueurs). Cela rejoint ma (piètre) considération de la notion de nostalgie dans les médias, qui dévalorise (voire nie) plus qu'autre chose les qualités réelles des oeuvres du passé.
C'est là où la lecture de certaines critiques en devient pénible et finalement peu informative, car polluée par ce genre de concepts dénués de véritable sens critique. Regrettables énoncés postiches et frivoles qui ne disent rien, et implicitent même des notions fumeuses sophistiques avec lesquelles je suis en total désaccord (daté = pas bien) !
Et en aucun cas je ne cherche à défendre Shenmue III, je ferai le jeu l'année prochaine (ce n'est pas le bon moment pour moi en ce moment), tranquillement, distant du tourbillon de la mise en avant médiatique et en bénéficiant des mises à jour futures (dont il a manifestement besoin).
J'ai beau être ce que l'on pourrait appeler un "fan" de Shenmue, je suis intransigeant sur mon expérience de jeu. J'aime sincèrement Shenmue I et II, non pas par nostalgie passéiste et aveuglante, mais pour leurs qualités intemporelles qui me parlent malgré une technique fatalement "datée" (je leur ai consacré 2 analyses Pixel Dreamers ici et ici, et un article témoignant de mon grand intérêt pour son scénario rempli de mystères passionnants). Il est hors de question que j'aborde la question critique de Shenmue III sous un angle "c'est mieux que rien" ou pire "nostalgique" (eurk).
Thimbleweed Park, parmi d'innombrables autres petits chefs-d'oeuvre sortis récemment, dispose d'un visuel et d'un gameplay "datés". Est-ce que cela impacte de facto la valeur de l'oeuvre ?
Plutôt que d'affirmer dans sa critique qu'une oeuvre est "datée" et d'impliquer par cela que c'est une mauvaise chose, concentrons-nous à expliquer en quoi tel ou tel aspect (daté ou non, la donnée est inutile) de cette oeuvre nous a plu ou déplu. C'est un premier pas pour que sa pensée gagne en qualité critique, en se délestant de concepts fumeux, vides de sens et répétés à tout va par automatisme superflu qui dilue au final la justesse de son avis.
La notion de "daté" n'est qu'un symptôme d'un biais plus général. De nombreux concepts à l'emporte-pièce de même nature sont surexploités dans l'exercice critique (je m'inclus bien évidemment dedans, je dois lutter en permanence pour les éviter). Bien sûr, il est possible de reprendre les personnes qui en font usage (sans forcément s'en rendre compte), et de leur demander les précisions nécessaires mais cela peut être fastidieux.