J'avais déjà abordé l'idée dans un précédent billet mais l'envie d'étayer mon propos et de structurer un peu plus mes pensées me titille depuis longtemps.

C'est donc chose faite avec ce nouvel article, enrichi d'une illustration en support vidéo pour ceux qui préfèreraient.

La thèse soutenue dans cet article n'a aucune orientation critique, tout le monde fait ce qu'il veut comme il veut, c'est une évidence. Mon propos ne vise pas l'échelle individuelle, mais converge plutôt sur un référentiel global, une tendance généralisée très peu discutée. Considérez cela simplement comme une invitation à la réflexion, ou à la remise en question de ce que vous croyez bon pour vous, bon pour les jeux que vous affirmez aimer et bon pour la perception générale du média qui les englobe.

Bon, on ne va pas tergiverser, la nostalgie est partout dès qu'il est question de rétrogaming. Elle suinte, elle dégouline, elle sue pour tous les pores des commentateurs dès lors que l'on aborde de près ou de loin le sujet du Jeu Vidéo dit "rétro". La plupart des blogueurs, youtubeurs, forumeurs n'y échappent pas, comme la presse professionnelle d'ailleurs. Bref, la nostalgie est omniprésente, très souvent pleinement assumée et revendiquée, tel un gimmick sirupeux inéluctable dés lors qu'il s'agit d'oeuvres du passé issus de la création vidéoludique.

Je ne vous le cache pas, je trouve cela aberrant, quelque peu pénible, et malheureusement symptomatique d'un média manifestement encore jeune, voire immature, qui n'a pas encore acquis toute la noble considération culturelle à laquelle il peut prétendre légitimement.

Tourner le dos à la nostalgie

Cela fait longtemps que la question me travaille. Je suis un passionné de Jeu Vidéo au sens large, donc de tous âges, sur tous supports. La nostalgie n'a en soit que peu d'effet sur moi (pour ne pas dire pas du tout), car j'ai tendance à fuir comme la peste les biais cognitifs (celui-ci altère considérablement le jugement), j'aime le présent, je ne suis aucunement mélancolique des temps jadis, et je ne ressens pas ce curieux besoin (continuel) de retour à l'insouciance de l'enfance.

Ceci dit, forcé d'admettre qu'autour de moi, le son de cloche général est tout autre et je ne cesse d'observer une déconcertante glorification de ce sentiment, que certains cultivent avec une fixation peu banale. Je veux dire, la nostalgie chronique est considérée comme un symptôme possible de trouble psychologique, ce n'est pas pour rien, et je ne suis pas certain que l'entretenir, la fertiliser pour l'accroître aussi sciemment soit très sain pour l'esprit ni très bénéfique de manière générale pour son hôte. Mais là n'est pas la question.

Les années 2000, l'âge d'or du rétrogaming sans nostalgie

Rétrogaming = nostalgie, brisons l'automatisme

Cela n'a pas toujours été le cas. Je me rappelle de cette époque, autour des années 2000 sur les forums et des années 2010 sur Dailymotion / Youtube, nous étions avides de titres que nous ne connaissions pas, exaltés à l'emballante idée de dénicher et de partager un super jeu sorti sur un support ancien, peut-être obscur, ou cantonné à un territoire comme le Japon.

Tels de fiers explorateurs intrépides, peu nous importait la date de sortie initiale, ce qui nous intéressait, c'était le jeu, rien que le jeu et ses qualités. Pas de pollution nostalgique, pas de révérence ni d'allégeance à un sentiment fondamentalement passéiste et personnel... le jeu, rien que le jeu et éventuellement le contexte qui va avec. Époque pure, juste et sincère des vidéotests, toi-même tu connais !

Rien ne va plus aujourd'hui !

Toujours est-il que l'on constate actuellement une césure assez nette entre le rétrogaming et le JV actuel (modern gaming), comme si d'un côté, il y avait le camp de la sanctification de la nostalgie, et de l'autre, le JV normal, celui d'aujourd'hui, quoi. Ce schéma, hyper simpliste, qui repose sur un fondement hautement douteux, semble pourtant évident pour beaucoup de joueurs. Avec cette article, je souhaiterais remettre en question cet état de fait extrêmement discutable.

Car n'est-ce pas regrettable ? Cette vision limitée réduit implicitement l'activité vidéoludique légitime à ce qui est forcément "moderne" tout en excluant sciemment le rétrogaming sans nostalgie. Jouer à des anciens jeux, ce n'est pas (et heureusement) qu'une affaire de nostalgie !

Le rétrogaming ne devrait-il pas plutôt relever avant tout de l'appréciation juste d’œuvres réalisées dans des contextes différents, avec des technologies différentes, des savoir-faire différents. Avec son lot d'éminents développeurs débordant de passion, d'amour du travail bien fait et de maîtrise absolue des outils de leur époque (citons les acteurs de chez SNK, Konami, Sunsoft, Treasure, Hudson Soft, Compile, Data East, Irem, RED, Naxat Soft, Tecno Soft, Taito, Namco, Natsume, etc. qui sont aujourd'hui à la retraite ou reconvertis dans d'autres secteurs).

À l'heure où le jeu vidéo se construit difficilement une petite reconnaissance culturelle, jouer aux oeuvres du passé qui présentent des qualités intemporelles (j'entends par là : que le temps ne saurait ébranler) cristallise plus que jamais tout l'enjeu et la portée de ce que l'on appelle communément le "rétrogaming" (le terme anglophone "Classic Gaming" est plus pertinent en ce sens je trouve).

Démystifier la nostalgie

La nostalgie est personnelle à chacun, c'est une affaire subjective qui ne concerne que l'individu et ses souvenirs personnelles idéalisés.

En outre, elle exclue par nature : la jeune génération bien évidemment, mais aussi celles et ceux n'ayant pas connu les titres concernés. En ce sens, elle ne devrait plus être systématiquement brandie comme raison d'être fondamentale à la pratique du rétrogaming. Véhiculer cette fusion partiale (rétrogaming = nostalgie) sans s'interroger sur son réel bien-fondé, cela perpétue l'idée que le rétro n'aurait dans son intégralité aucune espèce d'intérêt ludique en dehors des sphères de ce sentiment questionnable.

Avoir recours systématiquement à la notion de nostalgie dès qu'une oeuvre rentre dans la case "rétrogaming", c'est un peu desservir la démarche qui vise à une plus grande considération de cette pratique (et je pense qu'un passionné de JV au sens large ne devrait pas être insensible à cette idée). Et c'est surtout ne pas faire véritablement honneur aux titres dont vous parlez.

Aimer un jeu car vous vous souvenez de ce doux mercredi après-midi où vous reveniez de carrouf, sur la plage arrière de la voiture, en train de feuilleter de manière euphorique le manuel, avant de rentrer chez vous, de déguster un délicieux chocolat chaud que vous a concocté maman et de l'insérer enfin dans la console... Ok, c'est cool, c'est votre vie. Rien à dire là dessus, cela vous appartient.

Vers un "Classic Gaming" partagé par tous

Mais en quoi cela fait de ce jeu une oeuvre capable de procurer du plaisir à d'autres joueurs ? Quid de ses qualités ? Quid de son potentiel ludique au jour d'aujourd'hui ? Est-ce que d'autres ne peuvent pas, en 2020, se construire à leur tour de merveilleux souvenirs devant ce titre, prendre un plaisir monstre à le parcourir et à le reparcourir à l'envie ? Pour que ce jeu "survive", soit joué encore si vous estimez qu'il le mérite vraiment...

Je ne sais pas vous, mais personnellement, je trouve que la seconde option est beaucoup plus révérencieuse pour l'estime générale que vous pouvez véhiculer sur ce titre qui vous plait tant. Vous lui rendrez honneur de la plus belle et noble des manières qui soient. Après, s'il ne vous plait plus pour quelque raison que ce soit, c'est une autre histoire.

Gare à l'équivoque

En outre, veillons à prendre conscience que de bons souvenirs n'impliquent pas nécessairement de la nostalgie. Loin de là ! Attention à la confusion. Les bons souvenirs ne sont pas teintés en soit de sentiment de "regret", alors que la notion de nostalgie repose par essence sur cette doléance, dont peut découler mélancolie, manque, désir de retour en arrière, amertume voire aliénation. Les mots ont un sens, une portée conceptuelle. Celui de la "nostalgie" (nóstos « retour » et álgos « douleur ») me semble très galvaudé.

Nostalgie et hiérarchie

Parfois, on peut s'interroger sur la nature de la passion de certains commentateurs. Sans jugement aucun ni reproche personnel, prenons un exemple (pour illustrer la hiérarchie en oeuvre) où l'on en viendrait à percevoir négativement, je ne sais pas moi... : un collectionneur qui achèterait un jeu qu'il n'a pas connu enfant... Déjà lu et entendu un peu partout, c'est un classique. Il y a un bien souvent un arôme de hiérarchie implicite qui émerge dans ce genre de situations. Cela me révulse pour ne rien vous cacher : comme si cela avait plus de sens ou de valeur qu'un joueur rachète un jeu de son enfance, par rapport à un autre qui l'achèterait pour le découvrir, et l'apprécier pour ce qu'il est. La célébration de la nostalgie est banalisé à un tel point, et sans forcément y prendre conscience.

C'est à se demander si l'on en serait pas arrivé à une "passion nostalgie" plus qu'autre chose, une passion où le JV rétro ne serait qu'un support pour assouvir ce besoin chronique de retoucher du doigt l'insouciance de l'enfance.

Je veux dire, chacun fait ce qu'il veut, à l'échelle individuelle, je respecte à 100%, ce n'est pas le sujet ici. Ceci dit, je trouve en revanche un peu dommage de ne renvoyer qu'exclusivement ce message lorsqu'il y a prise de parole publique, dans un effet de groupe pas très défini ni très réfléchi, alors que le média vidéoludique est si vaste, pluriel et multiforme.

L'effet de groupe est affriolant, se pose en évidence. Il engrange des modes ainsi que des mouvances qui nous imprègnent parfois inconsciemment. 

Je pense que le rétrogaming sans nostalgie devrait être au moins autant représenté que le rétrogaming madeleine de Proust (qui à mon sens est infécond et de toutes manières voué à disparaitre). Or, la balance penche abusivement d'un côté.

"Mais dans ce cas là, qu'est-ce qui pourrait pousser les gens à partir dans le rétro." dirait un incrédule (Lu dans la section rétrogaming du forum d'un site généraliste).
->Bin exactement pour les mêmes raisons qui font qu’aujourd’hui, on ne se questionne pas sur l’intérêt ni la légitimité de regarder un film des années 80/90 ou antérieur (la technologie “vieillit” et les savoir-faire évoluent, ce qui peut faire son charme d’ailleurs, mais l'intérêt intrinsèque des oeuvres de qualité subsistent).

Si je regarde aujourd'hui "Autant en emporte le vent", "Les Sept Samouraïs" ou "Le Roi et l'Oiseau", et que je souhaite en parler, est-il question de quelconque nostalgie parasite dans les discussions cinéphiles ? Bien évidemment que non, car la culture cinématographique a acquis des lettres de noblesse dont ne jouit pas (encore) le jeu vidéo. Cela avance doucement, mais ce n'est certainement pas en brandissant la pancarte nostalgie dès qu'il s'agit de rétrogaming que cela ira mieux.

Les amateurs de bande-dessinée ont également une approche plus mature envers leur médium. Il ne viendrait à l'idée de personne de parler avant tout de nostalgie lorsqu'il est question de réédition ou d'achat de première édition d'un album du Gang Mazda, de la Quête de l'Oiseau et du Temps, d'un Spirou de Franquin ou d'une intégrale des histoires de Picsou par Carl Barks ou Don Rosa.

Non. Les qualités de ces oeuvres, encrées bien évidemment dans leur temps et façonnées par les standards de leur époque, priment sur le reste, avec un soupçon de dimension culturelle et historique en arrière-plan. Le milieu du JV, avec une majorité de joueurs aux crochets exclusifs de l'actualité frénétique, et des éditeurs qui n'aident pas en surfant à fond sur le marketing de la nostalgie pour vendre un max de trucs, est encore loin de ce genre de considération.

Bien sûr, cela n'empêchera pas tout à chacun d'avoir ses petites madeleines de Proust, ses petites BD fétiches que l'on se rappelle avoir lues sous la couette, ses films doudous que l'on ressort volontiers durant les fêtes de Noël en pyjama chocolat chaud entre les paumes... mais ce n'est certainement pas ça qui motive les discussions publiques populaires lorsqu'il s'agit de bédéphilie ou cinéphilie autour d'oeuvres du passé. (Et punaise heureusement !).

Rétrogamers de tout poil, fans de jeu vidéo de tous horizons, afin d'oeuvrer (sans trop d'effort) pour une émancipation et pleine reconnaissance culturelle de ce média qui nous passionne tant, cessons de brandir la pancarte "nostalgie" à tout va, dés qu'il est question de jouer à une oeuvre vidéoludique ne faisant plus l'actualité.

Tordons les implications de ce sentiment, questionnons-nous sur l'effet de son étalage généralisé. Le monde du Jeu Vidéo est vaste, comme tout média de divertissement de masse, il possède ses classiques, ses oeuvres charnières, et son lot de pépites intemporelles qu'il conviendrait de traiter avec la considération qu'elles méritent.

Certains adoptent déjà cette démarche saine et réellement constructive en parlant de Jeu Vidéo rétro sans le spectre de la nostalgie. (Game Sack, My Life in Gaming, Digital Foundry Retro, Archipel, Gaming Historian, strafefox, Displaced Gamers, Retro Core, KidShoryuken, Game Maker's Toolkit, SNES drunk, Top Hat Gaming Man, Nefarious Wes, Sega Lord X, Ultra Healthy Video Game Nerd, Jeremy Parish, Console Wars, Rétrovision T.V., Gangeek Style, etc.).

Nous sommes acteurs de l'avenir

Pour peu que vous ayez un public, journalistes comme simples particuliers influenceurs, réfléchissez-y et demandez-vous de quelle manière souhaiteriez-vous parler de Jeu Vidéo et de ses oeuvres du passé.

Souhaitez-vous continuer à cultiver insidieusement l'idée que vos jeux préférés ne représentent qu'un tas de reliques désuètes indignes d'intérêt aujourd'hui, que de simples totems qui vous confortent, vous seul, dans une nostalgie passéiste ? Ou préféreriez-vous faire réellement honneur à ces jeux que vous aimez pour ce qu'ils sont et non ce qu'ils étaient, tout en permettant à d'autres de les découvrir et de les apprécier à leur tour ?

Ne serait-il pas préférable de promouvoir la curiosité qui n'a que faire des dates de sortie, de promouvoir la prise de distance vis à vis d'une actualité effrénée et de standards modernes qui nous conditionnent, de promouvoir l'ouverture vers des contrées qui regorgent de trésors intemporels qui ne demandent qu'à être mis en valeur, décortiqués, critiqués proprement.

Séparer le grain de l'ivraie

Afin que les meilleures oeuvres persistent, qu'elles demeurent non pas seulement dans les souvenirs ou l'imaginaire collectif, mais qu'elles subsistent avant et surtout en tant qu'objets ludiques compétents, sur nos écrans, manette en mains.

Je suis désolé, je ne peux m'empêcher de penser que cette démarche dépolluée de nostalgie oeuvre, dans le partage et la transmission la plus complète, pour une réelle émancipation et reconnaissance culturelle du Jeu Vidéo. Jeu Vidéo encore trop souvent considéré comme un médium puéril et inconséquent, cadenassé de manière péremptoire à l'évolution technologique et la seule modernité.