Certains thèmes m'obsèdent plus que d'autres. Mon article sur l'avenir des mécaniques du jeu vidéo, celui râlant contre les récompenses et les objectifs, ma question lors du podcast Courrier des lecteurs, et celle à venir au collègue d'EsKa, en sont les signes.

Et je reviens aujourd'hui encore sur le sujet, avec l'aide précieuse de Jonathan Blow, le créateur de Braid. Celui-ci a en effet fait une présentation récemment à l'université de Rice, intitulée Video Games and the Human Condition (durée 1h30, dispo en vidéo et mp3), qui informe bien mon propos. Je vais en tenter une petite synthèse.

Certains jeux s'apparentent plus à une forme de contrôle mental parasite qu'à autre chose. La majeure partie de la production est très superficielle et se borne à procurer un divertissement temporaire. 
Certains développeurs, dont Blow, pensent néanmoins que des jeux plus profonds sont possibles, et revendiquent des jeux "qui ont quelque chose à dire sur la condition humaine". Une appellation un peu pompeuse, un peu floue, mais évocatrice.

Si l'on regarde les premiers jeux vidéo, on peut trouver deux styles de jeu : des jeux comme Pacman, encore très jouables, mais plutôt légers, ou des jeux comme des action plateformers, avec un semblant d'histoire plus élaborée, mais dont l'exigence du game design (sauts millimétrés, ennemis nombreux, santé très limitée, etc.) les rendent quasiment injouables à présent.

Au fil du temps, les développeurs ont acquis une certaine expertise pour améliorer leurs jeux, les rendre plus accessibles, plus élaborés, plus prenants. On peut lister certaines méthodes éprouvées ainsi : 

* L'histoire : auparavant, dans un jeu d'aventure, quand on tombait sur une porte verte, il fallait se mettre en quête d'une clé verte pour progresser, puis cette étape passée, trouver la clé bleue pour franchir la porte bleue. Cette mise en situation n'était pas très immersive, relativement dénuée d'enjeu. Le scénario peut ainsi être mis à contribution pour enrober certains challenges que nous oppose le jeu. C'est ainsi par exemple que dans un FPS militaire, on devra venir en aide à un tank à sec en allant lui chercher du carburant à l'autre bout du niveau. Rien n'a changé dans les mécaniques, mais la situation est désormais plus plausible. 
L'ajout d'un scénario même très superficiel, permet aussi d'exploiter la curiosité naturelle de la nature humaine, nous poussant toujours à découvrir l'information suivante, voire à accorder une importance disproportionnée à toutes les inepties.

* Le plaisir des yeux, des oreilles : une explosion, la trainée lumineuse d'une épée, le petit feedback sonore d'un kill en multi, etc. Les êtres humains aiment les stimulations visuelles et auditives, et l'impact de la course technologique n'est plus à prouver.

* Un cycle de jeu très court : en plus du scénario qui fournit un but à long terme, les jeux se basent de plus en plus sur des objectifs clairement énoncés au joueur, qu'il sait pouvoir compléter en peu de temps et sans difficulté réelle. Ainsi, la mission à la recherche de carburant pour le tank est scindée en de multiples sous objectifs (rejoindre le poste d'observation pour repérer les ennemis, puis récupérer les clés du hangar à carburant, puis créer une diversion, puis récupérer le carburant, etc.). Ainsi, le joueur est constamment tenté de continuer à jouer un peu plus longtemps, car il aura toujours l'impression qu'un peu de temps supplémentaire lui permettra d'accomplir quelque chose.

* Sentiment de progression constante :auparavant, les jeux se basaient sur le score pour jauger de la progression du joueur. Celui-ci rejouait encore et encore, progressait, et son score augmentait logiquement avec ses capacités. A présent, cette sensation de progression se focalise sur l'avatar du joueur, la progression est virtuelle. On gagne des points d'expérience, de l'équipement avec de meilleures stats, ou simplement plus de la monnaie du jeu.

 

De plus en plus, ces mécanismes de collection représentent des récompenses programmées, et donc une sorte de conditionnement par une boite de Skinner. Une boite de Skinner est une boite dans lequel on enferme un rat, et on le récompense pour ses réponses à certains stimuli : s'il appuie sur un interrupteur un certain nombre de fois après une sirène et une lumière verte, il obtient une friandise. On peut ainsi conditionner l'animal pour avoir le comportement désiré. On se rend également compte que les résultats sont plus probants si le rat a besoin d'appuyer un nombre semi aléatoire de fois sur l'interrupteur (entre 2 et 10 par exemple).

L'exemple type de boîte de Skinner est d'ailleurs la machine à sous, conçue pour inciter au jeu compulsif, avec des bénéfices garantis sur le long terme pour le casino. Le parallèle avec les jeux vidéo est troublant : la mécanique du loot dans Diablo est ainsi exactement la même. Si l'on pouvait prédire à l'avance le drop d'un ennemi ou le contenu d'un coffre, le jeu s'apparenterait trop à une tâche et serait bien moins captivant. 

A ce petit jeu des mécaniques de jeu compulsives, Farmville est le meilleur. On combine le background fantaisiste de la ferme qui donne son contexte au jeu, avec des graphismes enfantins mignons, avec des objectifs très courts, réalisables en quelques clics, et la sensation merveilleuse de toujours progresser, en agrandissant sa ferme, en améliorant ses récoltes, etc. S'ajoute à tout cela une gestion du temps de jeu qui incite fortement à revenir à intervalles réguliers. Farmville étend ainsi son emprise jusqu'aux moments ou l'on ne joue pas : les possibilités de jeu étant limitées sur une durée donnée, avec un nombre d'actions limitées, on perd en possibilités si on ne joue pas régulièrement.

On voit ainsi que Farmville n'est pas optimisé pour maximiser le plaisir du joueur, mais pour maximiser sa fréquence et son temps de jeu, et sa capacité à attirer des joueurs dans le mécanisme (sinon, on ne l'assaillirait pas de prompts proposant de publier des updates sur son mur facebook, on ne limiterait pas ses actions, etc).

Le processus de développement de Farmville est d'ailleurs assez symptomatique des priorités du jeu. Pour faire simple, un changement envisagé sur le jeu est testé sur une moitié des joueurs, et en fonction des résultats (très rapides compte tenu de la quantité de joueurs) sur le temps de jeu, la visibilité des joueurs, la version la plus rentable est gardée.  On passe ainsi d'un développement mené par les idées et la volonté du développeur, qui conçoit son œuvre, vers une approche plus scientifique, pour maximiser certains critères de "plaisir de jeu".

Pour Jonathan Blow, une barrière éthique est franchie. Les mécaniques de jeu sont explicitement conçues pour exploiter le joueur de la manière la plus efficace et rentable. On peut parler de manipulation, de conditionnement. Il n'y a pas de respect du joueur, on ne cherche pas à lui procurer une expérience intéressante, signifiante, juste à exploiter son ennui, son temps.

Alors évidemment, on peut rétorquer que ces gens jouent volontairement, qu'ils estiment en retirer un certain plaisir. Blow soutient lui que la question ne se situe pas sur une démarcation volontaire/contre son gré, mais plutôt d'un point de vue bénéfique/nocif. Et il poursuit même le raisonnement jusqu'à comparer les joueurs de Farmville aux victimes d'une escroquerie. Après tout, les victimes de Madoff étaient bien heureuses avant de découvrir l'affreuse réalité.

D'ailleurs, il poursuit la comparaison, non sans ironie, en affirmant que Farmville farme ses joueurs, et que l'expérience d'évolution du game design est un jeu bien plus intéressant que le jeu lui même : penser à de nouvelles évolutions, les tester, comparer les résultats selon différents critères, choisir une solution et répéter pour améliorer le modèle, avec pour enjeu influencer le comportement d'une nation (il y aurait à ce jour environ 60 millions de joueurs de Farmville).

Pour finir et nuancer ce propos, il faut garder à l'esprit que ces pratiques de game design énoncées au début de l'article ne sont pas forcément évitables non plus : dans un monde hautement compétitif, il y a des concessions à faire pour l'accessibilité de son jeu. Des graphismes soignés pour assurer un bon premier contact, une forme ou une autre de tutorial pour ne pas perdre le joueur instantanément avec un gameplay complexe permettent entre autres d'atteindre une masse critique de joueurs/clients, pour que le développeur puisse continuer à proposer les expériences vidéoludiques qu'il désire.

C'est un équilibre délicat qu'il appartient à chacun de trouver, entre un respect du joueur et de sa liberté d'un côté, et de l'autre un certain degré de manipulation pour assurer l'accessibilité du jeu à suffisamment de personnes.

Personnellement, je crains que trop peu de développeurs remettent en cause la possible nocivité de pratiques manipulatrices, les acceptant trop promptement au nom d'expériences fun et prenantes (quand en fait ils veulent dire superficielles et compulsives). Je préfère dans l'idée des jeux moins accessibles, qui demandent plus d'investissement de ma part, qui me permettent d'exprimer une certaine initiative, et engagent un dialogue réfléchi entre joueur et développeur. Enfin, dans la pratique, c'est forcément moins facile : ou pourquoi il est plus fun de jouer à Uncharted 2 qu'à Hitman.

C'est pas gagné tout ça.