Cet article contient des spoilers légers sur le début voir la première moitié de Dishonored. À vos risques et périls.

J'ai beau en avoir fait un test loin de l'enthousiasme général, mais à mon sens pas non plus négatif à l'extrême du dernier titre de Arkane Studio, je n'ai pas pu m'empêcher d'en parler en ouvrant des discussions dans mes propres statuts où en polluant ceux des autres pour le remettre sur le devant de la scène. La raison à cela se trouve dans mon acharnement à me maintenir dans le jeu, malgré le fait que je ne prends pas un plaisir hors du commun à le parcourir. Avec Dishonored, je suis passé à un second degré de jeu, plus analytique, celui où cherche à comprendre pourquoi je n'apprécie pas ce que j'ai entre les mains, quand bien même c'est calibré pour me plaire, de la direction artistique au gameplay. Et en cherchant, j'ai trouvé...

Initialement, Dishonored me donnait une impression de gros gâchis par sa simplicité maladive. L'envie de trop en faire en terme de possibilités laissait des trous béants dans le level design. Pire encore, ce n'était presque pas le level design qui posait problème, mais plutôt l'opposition peu farouche qui se laissait trop facilement dupée par le déplacement dans les hauteurs des différents niveaux. En effet, comme je le signalais dans mon test, le clignement (la téléportation) transformait très rapidement les défenses adverses en passoires, permettant d'ailleurs de finir certains objectifs à une vitesse folle.

Alors voyant la somme de succès que proposait le jeu, j'ai décidé d'y aller et de tenter le challenge maximum en terme d'infiltration que le titre pouvait proposer : finir le jeu à la difficulté maximum, sans tuer personne (cibles principales comprises) sans se faire remarquer une seule fois et...sans débloquer aucune amélioration autre que le fameux clignement au niveau I, qui est en quelque sorte fourni de série avec le costume d'assassin. Effectivement, les choses pourraient paraître plus corsée en apparence mais après les quelques heures usées pour réaliser ce défi et faire gonfler au passage mon orgueilleux Gamertag, je suis au regret de dire que l'expérience ne m'a toujours pas paru satisfaisante. Le problème tient alors en deux points : la trahison envers le jeu et la dichotomie entre objectifs et enjeux narratif.

 

Trop de clé en main pour ne pas réussir:

Ce qui est satisfaisant dans le même type de défi appliqué à Splinter Cell : Chaos Theory ou à Hitman : Blood Money c'est d'abord la sensation de ne pas trahir le jeu en usant de ce qu'il nous propose. Sam Fisher et Code 47 possèdent tout deux des valises remplies de matériel de haute technologie ou d'armes se prêtant à tous les types d'agressions, létales ou non. J'en reviens sans cesse à deux missions de ces deux titres parce qu'elles sont pour moi les bijoux absolus de l'infiltration vidéoludique. D'un côté nous avons la mission de la banque panaméenne du troisième Splinter Cell, et de l'autre celle de l'Opéra parisien du quatrième Hitman. Dans un cas comme dans l'autre, le challenge initial est relevé mais pas insurmontable.

Il s'agira de bien apprendre le level design et d'user finement des routines de l'IA pour trouver des opportunités de résolution des objectifs ; de l'infiltration. Pour la banque, on remarquera par exemple que le toit est une option intelligente, que l'un des gardes (le fameux Pablo) donne à haute voix le code de sécurité du bureau de l'administrateur des lieux. Pour l'Opéra, on notera que les répétitions se soldent irrémédiablement par un passage aux toilettes puis dans les loges de la part d'une des cibles. On composera avec ces éléments pour dégrossir une stratégie payante ET silencieuse dès le premier run avec probablement de nombreuses tentatives au compteur. Ce n'est pas grave parce que à chaque échec, on comprend quel est l'obstacle qu'on avait pas pris en compte et on finit par trouver une solution qui ne déclenchera pas d'alerte.

Puis après un premier run, un premier parcours libre et découverte, on s'attaque au cœur du jeu. On s'attaque au beau jeu. Le beau jeu* en l'occurrence, c'est quand on fait exactement ce que l'on nous a demandé, pas plus, pas moins. Dans la banque, on s'arrangera pour effacer toutes ses traces, pour ne toucher aucun des gardes, pour désactiver des systèmes de sécurité en utilisant le piratage à distance de certaines unités centrales de la salle d'informatique. À l'opéra, on se contentera de sa seringue anesthésiante et de sa bombe portative avec télécommande à large portée, faisant passer le double homicide pour une courte série de sombres accidents. On profitera donc de ce qu'on a à notre disposition pour composer le beau jeu, le tableau parfait, sans une rature, sans une victime collatérale qui ne soit nécessaire, simplement parce que le jeu l'exige dans ces deux niveaux. Les lunettes de vision de nocturne, la carte du niveau, quelques gadgets très efficaces dans l'absolu, mais surtout beaucoup d'observation et de précision.

Level design parfait. Équilibre de gameplay parfait. Deux missions cultes.

Dishonored n'atteint jamais ce niveau de perfection. D'abord parce qu'il n'a pas été calibré pour cela, mais surtout parce qu'il n'a pas été pensé de la bonne manière pour que le joueur ait l'impression que le beau jeu est vraiment beau. Si je n'ai pas ressenti à un seul moment lors de mon second run cette sensation grisante d'être en train de faire parfaitement usage du gameplay du jeu pour le compléter sans dégât nécessaire, c'est tout simplement parce que les outils mis à ma disposition tuent toute satisfaction. Le fameux clignement est en quelque sorte l'atout secret de Corvo, au même titre que le système de piratage à distance de Sam Fisher dans SC:CT. L'utilisation de cet atout est pourtant une manière d'abuser du level design et sa verticalité. C'est presque comme si le jeu nous disait qu'il était bon de l'abuser. En conséquence, ne pas l'utiliser reviendrait à se couper d'un élément de gameplay fondamental du jeu et également de se passer de 80% du level design. L'utiliser à contrario, c'est résoudre 80% des situations trop facilement.

Le jeu multiplie les passages sur les toits. Ne pas utiliser le clignement sera donc une aberration. Mais l'utiliser revient à abuser le jeu et à se faciliter très grandement la tâche.

Le jeu demande donc au joueur de le trahir pour réussir à cocher avec succès la case « infiltration réussie » et ça pour moi, c'est une grave erreur de game design qui plombe malheureusement le second run blindé de défi. Le jeu devient plus dur, certes, puisque l'on se permet moins de choses et que l'on doit se soustraire à l'attention de certains gardes plutôt que de simplement s'en débarasser. Mais le challenge consiste principalement à viser correctement avec le curseur du clignement pour éviter les rondes de ces différents gardes. Sur console, avec la relative lenteur des commandes (en comparaison de la souris) on arrive d'ailleurs à certains endroits où l'on doit recommencer non pas parce qu'on n'a pas saisi par où passer, mais simplement parce qu'on arrive pas à viser exactement à l'endroit souhaité pour progresser dans le niveau. On se retrouve alors à trahir encore une fois le jeu avec des quick-saves à répétition pour ne pas avoir à recommencer une dizaine de fois une étape où l'on se fatigue simplement à essayer de sauter au bon endroit sans se faire voir.

Dans un Splinter Cell ou un Hitman et en particulier dans Chaos Theory ou Blood Money, quand on a trouvé la bonne méthode pour progresser sans toucher une seule IA qui ne soit pas incluse dans notre contrat, les missions peuvent être faites avec élégance et sans sauvegarde. Bref, on peut faire le beau jeu de l'infiltration, ce que ne permet pas Dishonored sans consentir à délibérément abuser du clignement.

 

Qui est Corvo Atano?

L'autre grand versant qui me pose problème concernera plus le liant entre gameplay et histoire. Je vais ajouter à mes deux exemples précédents Splinter Cell : Double Agent et tenter de jongler correctement entre les trois pour expliquer mon propos. Dans Splinter Cell, du premier au troisième, Sam Fisher est un agent d'une cellule secrète, Echelon 3, et doit obéir aux ordres de sa hiérarchie à la fois parce que c'est un soldat obéissant, mais aussi parce que de nombreux problèmes diplomatiques pèsent sur ses épaules.

Dans ce cadre, le joueur qui produit du beau jeu, qui finit les missions tel un fantôme, dérobant les informations ou piratant les ordinateurs de hauts dignitaires sans que personne ne puisse soupçonner que Sam ait jamais été là, ce joueur lie le gameplay, l'infiltration pure et sans bavure, à son personnage qui agit de cette manière exactement comme il serait censé agir en réalité. Le gameplay sert la narration. Double Agent (la version next-gen) change d'ailleurs légèrement la donne. Le premier impératif de Sam n'est plus d'éviter les boulettes, mais de conserver son identité secrète. Dans ce cadre où il est beaucoup moins surveillé par ses supérieurs hiérarchiques, le beau jeu infiltration à l'extrême sert toujours de pont entre gameplay et histoire, mais il est moins un impératif. Si dans les missions de Kinshasa ou de Shanghai, on est détecté l'espace d'une seconde ou qu'on laisse quelques PNJ assommés dans un placard, ce n'est plus aussi ''grave'' parce que l'histoire nous fait clairement comprendre que Sam n'est pas en position de pouvoir et de devoir agir avec les mêmes précautions qu'auparavant. Reste que le gameplay est de nouveau calibré parfaitement (même dans les missions de jour, je vous l'assure) ce qui rend le beau jeu complet et sans plâtre à essuyer toujours plaisant à faire même s'il est moins nécessaire pour rendre l'histoire complètement solidaire des actions du joueur.

Sam Fisher, l'agent de la dernière chance pour la diplomatie...

...puis l'agent infiltré anti-terroriste. "Sous couverture".

De la même manière, tous les épisodes de Hitman nous raconte l'histoire d'un tueur à gage extrêmement méticuleux et sans faille. En conséquence, l'objectif de finir toutes les missions sans jamais être soupçonné une seule seconde et en abattant simplement les cibles qui sont désignées par l'Agence via Diana, cet objectif est dans la lignée de ce que l'histoire raconte et produire ce beau jeu, c'est lié encore une fois le gameplay et l'histoire, utiliser l'outil narratif du gameplay au maximum de son potentiel.

Code 47 est le meilleur tueur à gage du Monde. Il n'a aucune raison de laisser des indices ou d'éliminer quelqu'un d'autre que sa cible.

Dans Dishonored, on ne sait pas très bien ce qu'on incarne. Corvo est censé être le protecteur de l'Impératrice, bien qu'au début du jeu il revienne d'un voyage loin de cette dernière. En tant que protecteur, on s'imagine que son rôle est tantôt préventif tantôt agressif et sans doute qu'avec sa maîtrise de la lame, il a déjà tué avant le prologue du jeu. Lorsque commence réellement l'histoire, lorsque l'impératrice meurt, Corvo rejoint rapidement un groupe, les ''Loyalistes'' qui se réclament loyal envers l'Impératrice. Corvo va donc devenir le bras de la Justice et aura pour charge d'éliminer les traîtres à l'Impératrice Kaldwin. Le Protecteur devient donc supposément Assassin. C'est là qu'est le problème.

Corvo ne parle pas et donc on a pas vraiment son avis sur la situation ; tout juste pourra-t-on deviner son attachement à Emily, la fille de l'Impératrice (qui lui court dans les bras au début du jeu) et en déduire cet assassinat n'est pas juste une faute professionnelle mais aussi une affaire personnelle. Ça n'a l'air de rien, mais cette information est assez cruciale pour savoir si la vengeance par exécution de chacun des comploteurs est ce qui serait le plus naturel narrativement. Du coup, quand on est mis face à un choix, celui de tuer la cible, ou d'utiliser un moyen détourné, on est un peu dans une hésitation qui n'a pas de sens quant à l'histoire, d'autant plus que la plupart du temps la solution létale n'est pas forcément la plus facile (je pense notamment à la mission de la maison de passe). Suivre une certaine morale n'est donc pas forcément plus dur que de tuer sa cible et ça enlève le poids que cela aurait pu avoir sur l'histoire.

La relation de Corvo avec Emily est le seul élément qui serve d'indice pour connaître ses réelles motivations dans les enjeux scénaristiques.

Pour le dire de manière plus brève, le mutisme de Corvo est un handicape pour savoir avec quelle attitude il semble plus naturel de jouer pour parfaire la narration. C'est ce qui amène à tâtonner avec le gameplay sur le premier run ; on tue quand c'est plus facile de tuer et on élimine par un moyen détourné quand c'est plus facile de le faire ainsi. C'est aussi ce qui rend le second run encore moins plaisant que s'il n'avait été entravé que par les facilités de gameplay. On ne sait pas vraiment si ne tuer personne et ne jamais se faire repérer (sans même parler du fait de ne pas user des améliorations) fait parti implicitement de l'histoire, pour la simple raison que Corvo ou les personnages qui l'entourent nous laisse la lattitude d'interpréter ses actes et ses implications dans l'histoire de la manière qui nous chante.

Personnellement, si j'étais protecteur d'une impératrice et la figure paternelle de sa fille, au moment de son meurtre, je me promettrais de faire payer le prix du sang à ses assassins...c'est pourquoi, sans doute, le jeu m'a paru plus jouissif lorsque je donnais les traîtres en pâture aux rats que lorsque je sortais de leur quiétude par des moyens détournés. C'est également pourquoi la seule mission que je trouve parfaitement jouissive en infiltration pure se trouve être la seule qui demande de tuer ou de mettre hors d'état de nuire une personne qui n'est pas liée directement au régicide du début du jeu ; la mission du Manoir des Boyle.

À mon sens, il s'agit de la seule mission où l'on puisse jouer infiltration complète sans bavure et que cela fasse sens pour l'histoire, Lady Boyle n'étant pas impliquée directement dans le régicide.

 

Avec ce billet, je voulais vraiment expliquer en détail ce qui faisait que pour moi Dishonored rate son pari de l'infiltration. À mon sens, ça ne se résume pas à sa facilité qui trouve un cadre penché dans le défi maximum. Ça tient aussi à son histoire qui ne donne pas toutes les clés pour comprendre quelle forme de gameplay est idéale pour la parfaire. Je ne remets cependant pas en cause les autres titres qui permettent aux joueurs de faire des choix notamment de dialogues et d'y faire correspondre une forme de gameplay pour créer le beau jeu. Je pense simplement que Dishonored loupe la recette là où Deus Ex : Human Revolution, par exemple (que je ne trouve pas dénué de défauts bien sûr) arrivait plus à nous faire comprendre par le traumatisme physique initial que Adam Jensen pouvait partir dans tous les sens, à la fois dans la vendetta pure (et donc dans le FPS bourrin) ou dans l'adaptation à ses nouvelles capacités notamment furtive (et donc dans l'infiltration pure ou agressive). Dishonored n'est donc pas un mauvais jeu mais à mes yeux, il loupe largement la marche qui le sépare des grands titres, ceux qui nous poussent au beau jeu.

*Je n'ai pas encore écrit d'article qui définisse ce que j'entends pas "le Beau Jeu". Mais en lisant ce présent billet ainsi que celui sur la narration vidéoludique que j'ai écrit il y a quelques mois, vous saisirez, je pense, ce que ce terme recouvre à mes yeux.