Comme annoncé dans mon article précédent, un petit retour sur les réussites narratives de mon année 2011. Attention pavé.
The Witcher
Les réussites narratives de The Witcher sont de deux ordres.La première est le personnage de Geralt de Rivia. La magnifique cinématique d'intro nous met directement sur la piste, il s'agit d'un être à part : chevelure blanche, pupilles de chat, balafres inquiétantes. Il se prépare longuement au combat, avec des potions aux effets à double tranchant, fait preuve d'une ambiguïté morale certaine en utilisant un traître comme appât et son agilité au combat force l'admiration. Geralt est un véritable héros, et le scénario le fait bien savoir. C'est en effet un Witcher, un mutant créé spécifiquement pour combattre les monstres, et il a de fait une renommée certaine dans l'univers du jeu. On n'évite certes pas le piège de l'amnésie clichée, mais hormis ce faux pas, le reste de la construction narrative équilibre bien la singularité surhumaine du héros. En effet, l'univers, bien qu'heroic fantasy, respire la cohérence et la crédibilité. Les lieux, personnages et factions ont une histoire que le souci du détail aide à faire passer. La structure lente de l'aventure, qui favorise une intrigue à rebondissements plutôt qu'une fuite en avant pour l'exploration pose l'aventure et nous montre des lieux vivants, de la campagne paisible aux ruelles marchandes affairées. L'intrigue ne tourne pour autant pas en rond, avec une réelle progression au fil de la narration et des situations mémorables : une bataille rangée dans les marais, un casse de banque, une cité en proie aux flammes et au chaos, des combats dans des cimetières hantés, un mariage dans les champs de blés, une réception à l'auberge, etc.
Le point le plus remarqué du titre est cependant la gestion des choix. En plus d'apporter des thèmes intéressants sans prises de position manichéennes, notamment vis à vis de la haine entre humains et autres races, ces choix ont l'avantage d'être à la fois satisfaisants et inattendus. Les conséquences à court terme, aisément prévisibles, assurent de voir rapidement le fruit de notre décision, tandis que certaines conséquences moins évidentes se feront sentir plusieurs heures après. Conscient de cela, chaque choix ne peut se résumer à un calcul froid, mais doit être peser dans son contexte, sans certitude. Le jeu nous refuse les pleins pouvoirs sur le développement de l'intrigue, nous force à assumer nos erreurs. Il est d'ailleurs parfois impossible d'aboutir à une issue heureuse, signe que le joueur n'est pas tout puissant, et que si ces actes influent le cours des choses, son statut de héros ne lui permet pas pour autant de tout plier à ses désirs. Les ressorts dramatiques de l'intrigue n'en marchent que mieux.
Le scénario n'est pas sans défaut, avec ce début lent, cette amnésie caricaturale, le fil rouge des Salamandres un peu faible et le final apocalyptique bien décevant, mais incarner Geralt dans une aventure à la structure ambitieuse et pas si conventionnelle fut un véritable plaisir. De quoi me faire regretter de n'avoir pu goûter aux plaisirs de sa suite, faute de PC adéquat.
Final Fantasy Tactics/Tactics Ogre Let Us Cling Together
Deux productions signées Matsuno que je mets dans le même panier narratif. Une toile politique très dense, aux nombreux protagonistes et rebondissements, des luttes de pouvoir antédéluviennes, des destinées qui se croisent et s'entrechoquent, des ambitions rampantes, des idéaux bafoués, des tragédies incommensurables, tout est là. Les thèmes abordés sont adultes, les émotions véritablement présentes, avec des scènes qui m'ont révolté ou abattu comme peu.
Malheureusement, ces ambitions démesurées que j'admire sincèrement se heurtent trop souvent au caractère abstrus de l'expérience. Des noms de personnages et de lieux sont abondamment cités, sans que le joueur en ait jamais entendu parler. L'absence de carte ou d'encyclopédie disponible dès le départ rend la découverte des tenants et aboutissants de l'intrigue absurdement complexe. Il est quasiment impossible d'avoir une vue d'ensemble satisfaisante des événements, alors même que les protagonistes conspirent des traîtrises multiples et anticipent les réactions adverses longtemps à l'avance. Perdu et frustré, le joueur est condamné à voir défiler les fragments du scénario et à tenter d'assembler maladroitement les éléments du puzzle.
C'est d'autant plus dommage que la présentation de l'intrigue est exemplaire, avec des dialogues dans un anglais sophistiqué qui donnent corps à l'aristocratie peuplant le jeu et aux tragédies qui la parcourent. L'autre regret est que la plupart de vos acolytes n'ont pas d'histoire, pas de passé particulier. Les invités sont fréquents et étoffent bien l'aventure, mais les personnages génériques et muets sont inévitables.
Digital A Love Story/Don't Take It Personally Babe, It Just Ain't your Story
Deux jeux de Christine Love, où la narration prend le pas sur le gameplay. Si l'influence du joueur sur le scénario est effectivement très limitée, les interactions ne sont pas dépourvues d'intérêt et d'à propos, et sont même particulièrement évocatrices.
Digital A Love Story vous plonge dans le monde informatique des années 80, et le semblant de forums qu'on y trouve évoque magnifiquement les forums actuels et tous les problèmes qu'ils connaissent (les trolls de toute nature, la tentation du piratage, etc). La beauté du jeu est que vous pouvez choisir de participer aux discussions sur les forums ou en privé par MP, mais vous ne pouvez voir que ce que les autres vous répondent. Vous devez donc ainsi reconstituer ce que vous avez pu dire. L'écriture est excellente, et fait bien transparaître à travers quelques lignes de message les personnalités des différents protagonistes, et la progression morcelée de la narration vous rend partie intégrale de la résolution de l'intrigue.
De la même façon, Don't Take It Personally brille surtout par la nature de l'interaction proposée. Il s'agit pour un jeune professeur remplaçant d'espionner les communications privées de ses élèves sur un réseau social. La narration y est tout aussi morcelée, et bénéficie donc aussi de la crédibilité d'une foule de détails plus ou moins pertinents pour présenter l'intrigue et les personnages. Le jeu mettant en avant les dilemmes moraux du héros à enfreindre la vie privée de ses élèves, baser le jeu sur l'attrait compulsif de vérifier toutes les notifications est très bien vu.
Enfin le langage particulier des adolescents est magnifiquement reproduit, assez crédible pour être régulièrement irritant. Le jeu réussit en tout cas brillamment à mettre en scène les émois adolescents.
Ces deux jeux sont gratuits et tournent sur tous les PC, vous n'avez pas d'excuse pour ne pas essayer.
Deadly Premonition
Deadly Premonition a l'un des plus mémorables scénarios que j'ai pu jouer. Le simple concept de l'inspecteur schizophrène, prétentieux mais fragile, passionné de vieux films, est assez formidable. Quand cela permet aussi d'intégrer pleinement le joueur et de raconter une histoire ambitieuse, je ne peux qu'applaudir. Si le jeu n'a pas peur du ridicule, du grotesque ou du kitsch, il est aussi capable de proposer une des romances les plus émouvantes de l'année. Ça ne me fait pas oublier tous les problèmes que j'ai eu avec et que j'avais signalé l'année dernière, mais au final, les bons côtés sont tout aussi mémorables. Pour en lire plus, mon article.
Way of the Samurai 3
Même s'il fait des concessions à l'accessibilité avec un temps figé et des marqueurs d'événements, Way of the Samurai 3 reste un jeu de rôle unique. Samourai déchu plongé au cœur d'un conflit aux multiples protagonistes, on choisit quels événements suivre et comment y réagir, et le joueur découvre facette par facette les fresques possibles sur ce canevas. Les parties peuvent être courtes, et l'influence du joueur est déterminante, notamment dans les combats qui peuvent rapidement mettre un terme à l'aventure. J'ai été particulièrement marqué par la première fin que j'ai obtenu, où mon choix de défendre d'innocents villageois pris entre deux factions belligérantes m'a pousser à me sacrifier. Mon périple s'est fini par mon exécution en place publique, dans l'appréhension que mon geste honorable échoue à servir son objectif. En tout cas, un dénouement à la fois héroïque et tragique qu'on a rarement l'habitude de voir, et qui m'a simplement épaté. Je ne suis pas sûr de trouver un autre chemin que j'admire autant, donc j'ai décidé de ne pas retenter l'aventure. Cela ne donne que plus de poids à mes choix.
To The Moon
Cela tient plus de l'expérience interactive que du jeu vidéo tel que le définissent certains intégristes, mais en tant qu'expérience narrative, c'est un événement notable de mon année 2011. On y suit deux médecins qui se rendent au chevet d'un vieillard pour explorer et modifier ses souvenirs, dans le but de lui permettre d'accomplir le rêve de sa vie : aller sur la Lune. De ce point de départ un peu loufoque s'établit une histoire au ton et aux personnages assurés : loin d'être de simples spectateurs, les médecins ont une identité forte et leurs joutes verbales sont un des points forts du titre. Le scénario s'attaque à des thèmes sérieux avec une grande finesse, et regorge de rebondissements au fur et à mesure que l'on découvre, en partant de la fin, la vie du vieillard. Émouvant, drôle et magnifiquement construit, To The Moon prouve si c'était encore nécessaire la pertinence des expériences narratives et de la scène indépendante.
SpaceChem
Je ne m'attendais vraiment pas à trouver la moindre histoire dans ce jeu de puzzle, et pourtant. Loin du discours sérieux et froid d'un codex de Mass Effect, de petits textes viennent illustrer le parcours personnel d'un nouvel ingénieur : les adieux au foyer familial et aux délicieux pancakes de maman, la formation avec un tuteur étrangement silencieux sur les risques encourus, les soucis avec la hiérarchie et les bruits de couloirs sur certains incidents, etc. Bref, il y a une volonté d'étoffer le contexte et d'ancrer l'univers dans une réalité romanesque, loin de la mécanique froide du gameplay. Une vraie surprise et une franche réussite.
Driver San Francisco
L'idée de départ est crétine, personne n'a attendu d'avoir le jeu en main pour s'en rendre compte. Mais si l'on a pas touché à la manette, on ne se rend pas forcément compte de toutes ces petites discussions amusantes qui émaillent le jeu quand Tanner shifte au beau milieu d'une discussion animée entre conducteur et passager. Le sarcasme de Tanner dans ces situations à la Code Quantum fait souvent mouche. Autre détail appréciable, l'intrigue du jeu est illustrée par un simili tableau de bord, avec protagonistes et pistes principaux, qui évoque justement séries et films policiers et assure que la progression narrative reste toujours intelligible.
Phoenix Wright Ace Attorney
Un des titres les plus satisfaisants sur iOS. Les affaires sont toutes plus invraisemblables les unes que les autres, et la progression est parfois un peu trop rigide, mais l'ensemble est délicieusement réjouissant dans son absurdité. J'ai été scotché du début à la fin aux tribulations de Phoenix Wright et de Miles Edgeworth, emporté par les musiques entêtantes du titre.
Portal 2
J'ai déjà dit à quel point je trouvais l'histoire du solo inepte et irrespectueuse des personnages établis dans le premier épisode. Je me dois néanmoins de reconnaître la qualité des dialogues et leur interprétation, qui rythment admirablement le jeu et l'égayent de nombreux rires.
Superbrothers : Sword & Sworcery EP
L'histoire est symbolique et assez dispensable au final, mais l'écriture sophistiquée et décalée est un plaisir. C'est sans doute pour inciter les joueurs à tweeter, et promouvoir le jeu, mais ce n'est pas un gimmick pour autant, tant cela ajoute à l'atmosphère de cette « aventure mytho-poétique ».
L.A. Noire
J'ai déjà parlé longuement de cette histoire ambitieuse, qui malgré ses problèmes m'a vraiment impressionné. Un des scénarios les plus notables de l'année. Mention spéciale aux très réussis coéquipiers des différents bureaux de police, Stefan Bekowski, Rusty Galloway, Herschel Biggs, Captain Donnelly, le légiste Carruthers pour ne citer qu'eux, qui aident à humaniser la routine policière et participent indéniablement au charme du titre.
Deus Ex Human Revolution
Le scénario, même s'il est plus cohérent et moins kitsch que celui du premier, est un peu trop monomaniaque (tous les ebooks parlent d'augmentations...) pour être réellement satisfaisant. Par contre, le titre propose les dialogues les plus malins de l'année en guise de boss, en faisant appel à notre capacité d'argumentation et à une pointe d'intuition.
Costume Quest
C'est juste mignon et ça met le sourire. J'ai bien aimé les disputes entre frère et sœur au début du jeu en particulier.
Minecraft
Aucune narration à proprement parler, mais les règles et l'équilibre du jeu favorisent l'apparition de thématiques de la survie et de l'exploration portées par des événements émergents mémorables.
Tendances
Deux tendances principales se dégagent de mes expériences : tout d'abord, l'apparition massive des récapitulatifs de scénario. Driver San Francisco, Final Fantasy XIII, Alone in the Dark Inferno et d'autres vous accueillent en vous rappelant en texte ou en images les derniers événements, à la manière des « Previously on » des séries télévisées. Véritable aide pour les jeux les plus longs ou complexes ou simplement pour les joueurs plus occasionnels, c'est un vrai progrès en terme d'accessibilité. La structure en épisode qui se répand également (Siren Blood Curse), tout comme les encyclopédies intégrées aux jeux (Tactics Ogre, Final Fantasy Tactics, Mass Effect 2, The Witcher, etc) sont tout aussi appréciables.
La deuxième tendance remarquable, ce sont les scénarios morcelés que le joueur doit travailler à reconstituer. Sur un modèle similaire aux audiologs de Bioshock qui donnaient chacun une pièce du puzzle, beaucoup des meilleurs scénarios demandent au joueur de s'impliquer activement : le héros de Deadly Premonition doit espionner et interroger les différents habitants de Greenvale pour comprendre les motivations de chacun, les deux médecins de To The Moon doivent combler les trous et rétablir les liens de cause à effet entre les différents souvenirs de leur patient, le professeur de Don't Take It Personally Babe doit reconstituer les événements à partir des commentaires qu'en font ses élèves sur les réseaux sociaux, le joueur de Digital A Love Story doit imaginer ses dialogues en fonction des réponses qu'on lui fait, le ronin de Way of The Samurai 3 doit cumuler les expériences pour obtenir une vue d'ensemble des forces en présence dans la région, les différentes enquêtes de L.A. Noire dressent un portrait de la société de l'époque, Phoenix Wright doit faire la lumière sur ses affaires à partir de preuves et de témoignages contradictoires, etc. Même des jeux comme The Witcher ou Tactics Ogre vous dévoilent progressivement d'impressionnants écheveaux où se croisent de multiples fils narratifs.
Avec tout ça, je n'ai même pas évoqué l'élégance d'ICO et Shadow of the Colossus, le charme irrésistible de Nathan, Sully, Elena et toute la bande d'Uncharted 3, ni même de l'humour des meilleurs passages de la troisième saison de Sam & Max. Tout ça pour dire que même si on est très loin de la perfection, il reste encore des raisons d'espérer au niveau narration/écriture dans les jeux vidéo, sous une forme ou sous une autre.